
Jonathan S. Hartley, Filip Jolevski, Vitor Melo, and Brendan Moore (The Labor Market Effects of Generative Artificial Intelligence, décembre 2024) s’intéressent aux effets de l’intelligence artificielle générative (IA générative) sur le marché de l’emploi, en particulier ceux des grands modèles de langage (LLM), sur la productivité, les inégalités et la dynamique de l’emploi.
L’émergence de l’intelligence artificielle générative, symbolisée par des outils comme ChatGPT, marque une rupture technologique. Dans leur étude, Jonathan Hartley et ses coauteurs s’attachent à quantifier les usages réels de cette technologie sur le marché du travail américain, en analysant les données d’une enquête nationale inédite menée en décembre 2024. Cette approche empirique leur permet de dépasser les spéculations théoriques pour observer les comportements, les tendances d’adoption, ainsi que les effets concrets sur la productivité, les inégalités de revenus et la nature des emplois.
Le rapport commence par un rappel du contexte économique : depuis une décennie, les débats autour du ralentissement de la productivité alimentent des théories sur l’épuisement de l’innovation ou la stagnation séculaire. L’IA générative vient raviver l’espoir d’un nouveau cycle de croissance, à condition toutefois de savoir si elle agit comme un complément (augmentant les compétences des travailleurs) ou comme un substitut (rendant certains postes obsolètes). Cette distinction est essentielle : dans le premier cas, la technologie accroît les salaires et la valeur ajoutée des individus ; dans le second, elle les remplace à moindre coût.
Les auteurs rappellent que, malgré l’engouement médiatique et une hausse importante de l’investissement dans le secteur (notamment chez OpenAI, Google DeepMind, Anthropic), l’adoption réelle des LLM dans les entreprises reste encore limitée mais croissante. En février 2024, seulement 5,4 % des entreprises américaines déclaraient utiliser des outils d’IA, mais cette proportion augmente rapidement. À l’échelle individuelle, 30,1 % des travailleurs adultes avaient utilisé l’IA générative dans leur travail, dont un tiers l’utilise quotidiennement. Ces chiffres masquent des disparités marquées : l’utilisation est beaucoup plus répandue chez les jeunes actifs, les personnes diplômées de l’enseignement supérieur et les salariés aux revenus élevés. L’IA générative est également concentrée dans certains secteurs : informatique, marketing, services professionnels, mais aussi dans des fonctions transversales comme la rédaction, le service client ou la recherche d’informations.
Dans un second temps, l’étude fait un point sur les travaux existants concernant les effets microéconomiques de l’IA générative sur la productivité. Plusieurs expériences contrôlées révèlent une amélioration significative du rendement des employés utilisant l’IA, notamment dans des tâches de rédaction, de programmation, ou d’assistance administrative. Par exemple, les consultants du Boston Consulting Group utilisant GPT-4 ont accompli leurs tâches plus rapidement et avec une meilleure qualité que leurs collègues non équipés. Des études menées dans des marchés du travail numériques, comme Upwork, montrent des effets ambivalents : les gains sont importants dans les secteurs liés à l’informatique ou à la création graphique, mais les traducteurs, rédacteurs et commerciaux voient leurs revenus diminuer. Cela suggère que l’IA générative remplace certaines tâches cognitives routinières mais renforce les compétences dans les fonctions à forte valeur ajoutée.
Les auteurs étendent ensuite leur réflexion au plan macroéconomique. Bien que les premières estimations restent spéculatives, des travaux récents estiment que l’IA générative pourrait augmenter le PIB mondial de 7 % dans les dix prochaines années. Cela équivaudrait à plusieurs centaines de millions d’emplois potentiellement affectés, positivement ou négativement. L’impact dépendra de la vitesse d’adoption, de la capacité des systèmes éducatifs à adapter les compétences et des politiques publiques mises en œuvre pour accompagner les transitions.
Une des contributions originales de l’étude est l’analyse fine des résultats de leur propre enquête. Les données révèlent que l’utilisation de l’IA générative s’intensifie à mesure que le revenu augmente. En dessous de 50’000 USD annuels, seuls 20 % des individus l’utilisent au travail. Cette proportion grimpe à 50 % chez les salariés gagnant plus de 200’000 USD par an. De même, les titulaires de diplômes universitaires sont beaucoup plus susceptibles de recourir à ces outils que ceux sans diplôme. Sur le plan sectoriel, l’adoption varie fortement : les services informatiques, la gestion d’entreprise et l’éducation sont en tête, tandis que les secteurs primaires (agriculture, exploitation minière), ainsi que les fonctions publiques, montrent une faible adoption.
L’étude examine également l’usage « intensif » de l’IA : environ un tiers des utilisateurs déclarent s’en servir tous les jours ouvrables, mais en réalité, le temps hebdomadaire cumulé reste modeste, autour de 15 heures en moyenne. Cela suggère une utilisation ponctuelle, ciblée, souvent dans des moments précis du processus de travail. En revanche, l’impact sur la productivité est considérable. Les répondants estiment qu’une tâche nécessitant 90 minutes sans IA peut être réduite à 30 minutes avec l’aide d’un outil génératif, triplant ainsi l’efficacité. Toutefois, ces gains sont très dépendants de la nature des tâches. Seuls 16 % des utilisateurs déclarent que l’IA a réalisé la tâche à leur place ; dans la majorité des cas, elle est utilisée comme un outil d’assistance.
Le rapport s’attarde aussi sur un aspect souvent négligé : l’usage de l’IA par les demandeurs d’emploi. Plus de la moitié des chômeurs ayant utilisé l’IA déclarent s’en être servis pour rédiger des lettres de motivation, adapter leur CV, ou chercher des offres. Cette donnée met en lumière un usage stratégique de ces outils en dehors du cadre strictement professionnel, ce qui soulève des questions importantes pour les politiques actives du marché du travail.
Enfin, les auteurs s’interrogent sur l’effet différencié de l’IA selon les catégories de travailleurs. Ils émettent l’hypothèse suivante : les travailleurs peu qualifiés, facilement remplaçables, seraient les plus exposés aux pertes d’emploi ; les travailleurs très qualifiés bénéficieraient de gains de productivité importants ; les professions intermédiaires nécessitant une interaction physique (par exemple, dans les soins ou la logistique) seraient relativement protégées à court terme. Cette hypothèse est confortée par une relation en U entre les gains d’efficacité et le niveau de revenu : ce sont à la fois les plus pauvres et les plus riches qui bénéficient le plus des gains liés à l’IA.
L’étude conclut en formulant plusieurs pistes de réflexion pour le droit du travail et les politiques publiques. D’une part, il convient de soutenir la recherche ouverte en matière d’IA pour éviter une concentration excessive entre quelques grandes entreprises. D’autre part, les institutions devront réfléchir à l’encadrement juridique de l’usage de ces technologies, tant sur le plan des droits d’auteur (notamment pour les données utilisées à l’entraînement des modèles), que sur celui de la régulation des conditions de travail, de la protection contre le remplacement abusif ou de la formation continue.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM