Senior Manager Regime: qui est concerné?

À la suite de la faillite de la Credit Suisse et du scandale Archegos, la Suisse envisage sérieusement l’introduction d’un régime de responsabilité individuelle des dirigeants bancaires, inspiré du Senior Managers Regime (SMR) britannique. Ce régime vise à renforcer la gouvernance des établissements financiers en clarifiant les responsabilités individuelles des personnes occupant des fonctions critiques au sein des banques. L’article de Susan Emmenegger (Senior Managers Regime: Wer sind die Senior Manager?, à paraître dans «Sonderheft Bankenstabilität», SZW/RSDA, 2025) traite de la transposition possible d’un tel dispositif en Suisse, en comparant les modèles existants au Royaume-Uni, en Irlande et au sein de l’Union européenne, et en recommandant une approche propre au contexte juridique helvétique.

Le Senior Managers Regime repose sur l’idée que les défaillances bancaires proviennent souvent d’une dilution des responsabilités et d’un manque de traçabilité des décisions. Il vise à identifier, pour chaque domaine d’activité jugé risqué, une personne spécifiquement responsable, dont les compétences sont préalablement vérifiées et dont les devoirs sont formalisés dans un document de responsabilités individuel. Les institutions doivent également tenir une cartographie complète de leurs fonctions critiques, afin de permettre aux autorités de supervision de situer précisément qui est responsable de quoi.

Dans la pratique, les juridictions qui ont mis en œuvre un tel régime l’ont fait selon des logiques distinctes. Le Comité de Bâle, dont les standards influencent fortement le droit bancaire européen, adopte une conception traditionnelle de la hiérarchie bancaire en distinguant le conseil d’administration (Board of Directors) du management opérationnel. Le Senior Management désigne ici les personnes chargées de la gestion quotidienne de l’établissement, soit, dans la lecture suisse, la direction générale. Cette conception demeure toutefois ancrée dans une vision moniste de la gouvernance, typique des pays anglo-saxons.

L’Union européenne, à travers ses directives CRD IV et VI, a fait évoluer sa compréhension du Senior Management. Alors que la directive initiale pouvait prêter à confusion en plaçant le Senior Management tantôt sur le même plan que la direction exécutive, tantôt en dessous, la version révisée clarifie les rôles. Le Senior Management y est défini comme l’ensemble des personnes qui exercent des fonctions exécutives sous l’autorité du conseil de direction mais qui ne sont pas elles-mêmes membres de ce dernier. Dans le cadre dualiste suisse, cela correspondrait à une strate de cadres située sous la direction générale. Cette définition s’accompagne de la reconnaissance des « fonctions clés » – finances, risques, conformité et audit interne – qui, en raison de leur impact sur la conduite des affaires, doivent également faire l’objet d’un encadrement spécifique, même si leurs titulaires ne sont pas membres formels de l’organe de direction.

Le Royaume-Uni adopte une approche résolument fonctionnelle. Une fonction est qualifiée de Senior Management Function dès lors qu’elle implique une responsabilité décisionnelle susceptible d’avoir des conséquences graves pour l’établissement ou pour la stabilité du marché financier britannique. Le critère déterminant est donc le risque inhérent à la fonction, indépendamment de son positionnement hiérarchique. Une liste exhaustive de fonctions concernées est établie par les autorités de surveillance. Elle inclut tant des membres du conseil d’administration – notamment le président et les présidents des comités clés – que des dirigeants exécutifs et des responsables de fonctions de contrôle.

L’Irlande, quant à elle, a mis en place un régime analogue, le « Individual Accountability Framework », en utilisant une terminologie différente mais une logique semblable. Les fonctions critiques sont qualifiées de « Pre-Approval Controlled Functions », et leur désignation repose également sur une approche fonctionnelle. Les autorités irlandaises publient elles aussi une liste précisant quelles fonctions sont soumises à des obligations renforcées. La différence principale avec le modèle britannique réside dans le fait que l’Irlande inclut tous les membres du conseil d’administration dans ce périmètre, y compris les membres non exécutifs.

Partant de ces analyses comparatives, Emmenegger propose pour la Suisse une approche mixte, combinant des éléments institutionnels et fonctionnels. Le critère central pour définir les personnes concernées est celui de la « responsabilité en matière de risques ». Cela signifie qu’une personne doit être considérée comme Senior Manager si elle est en mesure d’influencer, de contrôler ou de diriger les risques de l’établissement. Cette capacité peut résulter soit d’une appartenance à un organe de direction – conseil d’administration ou direction générale –, soit de la titularité d’une fonction clé. Dans le contexte suisse, où les membres de la direction sont considérés comme des organes de l’entreprise au même titre que les administrateurs, il est proposé d’inclure systématiquement tous les membres de ces deux organes dans le périmètre du régime de responsabilité. Ce choix se justifie par leur rôle stratégique et leur statut actuel de garants de la conformité (Gewährsträger), soumis à une évaluation d’aptitude et d’honorabilité.

Parallèlement, certaines fonctions situées hors des organes de direction doivent être intégrées sur la base de leur impact concret sur la gestion des risques. C’est le cas des fonctions financières, du risque, de la conformité et de l’audit interne, mais également de nouvelles fonctions telles que la direction des systèmes d’information ou des opérations, dont l’importance a crû avec la transformation numérique du secteur bancaire. Le critère commun à toutes ces fonctions est l’influence significative qu’elles exercent sur l’organisation et la conduite des affaires de l’établissement.

Une question délicate concerne l’inclusion des membres non exécutifs du conseil d’administration. Le modèle britannique les exclut en général, à l’exception du président du conseil et des présidents des comités spécialisés. Ce choix repose sur la crainte que la responsabilité accrue ne conduise ces membres à interférer dans la gestion opérationnelle, au détriment de leur rôle de supervision critique. L’Irlande, en revanche, les inclut pleinement, estimant qu’ils exercent une fonction essentielle dans la surveillance de la direction. En Suisse, compte tenu du rôle collégial mais juridiquement engagé des administrateurs, ainsi que de leurs obligations de diligence et de loyauté, l’auteure estime légitime de les inclure tous dans le champ du régime. Ils sont déjà aujourd’hui responsables individuellement au sens du droit des sociétés, et leur engagement actif dans la supervision des risques justifie leur soumission à un dispositif de responsabilité renforcé.

Dans sa proposition finale, Emmenegger recommande d’élargir le régime actuel de contrôle de l’aptitude aux fonctions critiques (Fit and Proper) en y intégrant les principes du Senior Managers Regime, avec la tenue de documents de responsabilités et d’une cartographie des fonctions. Ce modèle, baptisé « GewährPlus », aurait pour effet de renforcer la traçabilité des décisions, d’éviter les zones grises de responsabilité et de promouvoir une culture de gouvernance fondée sur la clarté, la compétence et l’engagement personnel.

L’adoption d’un tel régime représenterait une évolution modérée mais structurante pour les grandes banques suisses. Elle ne bouleverserait pas les pratiques existantes mais les consoliderait dans un cadre légal cohérent et aligné avec les standards internationaux. Pour les établissements plus petits, l’effort de mise en conformité serait plus important, mais proportionné au regard des enjeux de stabilité financière et de confiance dans le système bancaire.

Ainsi, à travers une analyse comparative, l’article met en évidence la nécessité et la faisabilité d’un régime suisse de responsabilité individuelle des dirigeants, adapté au modèle dualiste helvétique, et combinant judicieusement les approches institutionnelles et fonctionnelles.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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