Compétence des tribunaux des prud’hommes: les faits de double pertinence

Le 19 mai 2025, la Ire Cour d’appel civil du Tribunal cantonal de Fribourg a rendu un arrêt 101 2025 12 portant sur la compétence ratione materiae de la juridiction spécialisée en matière de conflits du travail dans un litige concernant l’usage de données personnelles à des fins professionnelles, et plus particulièrement sur l’application de la théorie des faits de double pertinence.

L’affaire oppose A.________ à B.________ SA, société active dans le placement de personnel et le conseil en ressources humaines. En 2019, A., alors travailleur indépendant, a répondu à une annonce publiée par la succursale genevoise de B. SA. Il a transmis plusieurs documents contenant des données personnelles, dont un curriculum vitae. Sa candidature n’a pas été retenue. Toutefois, quelques mois plus tard, B.________ SA a proposé son profil, sans son accord, dans le cadre d’une soumission à un appel d’offres de l’entreprise C., à Genève. Le projet concernait la migration d’un système de téléphonie. Ce n’est que par la suite, en août 2019, que la société a contacté A. pour lui proposer une mission chez C., proposition qu’il a acceptée. La mission a cependant été annulée en octobre 2019. Malgré cela, le projet a été exécuté par B. SA, qui en a retiré des revenus.

A.________ a introduit une procédure devant le Président du Tribunal civil de la Glâne, par requête de conciliation du 5 décembre 2023, suivie d’une demande datée du 6 mai 2024, après l’échec de la conciliation. Il a conclu au paiement de CHF 20’000.– à titre de remise de gain obtenu par l’utilisation illicite de ses données et de CHF 10’000.– en réparation du tort moral. Il fondait ses prétentions sur une atteinte à sa personnalité et l’usage non autorisé de ses données personnelles. B.________ SA, dans sa réponse du 6 juillet 2024, a soulevé l’irrecevabilité de la demande, considérant que le litige relevait du droit du travail, étant donné qu’un contrat-cadre et un contrat de mission avaient été envoyés à A.________ en octobre 2019. Elle a ainsi invoqué l’incompétence du Président du Tribunal civil et soutenu que la cause devait relever de la juridiction des prud’hommes.

Après un double échange d’écritures (réplique du 19 août et duplique du 19 novembre 2024), le Président a décidé, le 5 décembre 2024, de limiter la procédure à la question de la recevabilité, en informant les parties qu’une décision serait rendue sur la base du dossier. A.________ s’est déterminé le 12 décembre 2024. Le 19 décembre 2024, le Président a déclaré la demande irrecevable pour incompétence à raison de la matière. Il a jugé que la cause, en lien avec un contrat de travail, devait relever du droit du travail au sens de l’article 34 CPC, notion à interpréter largement, même si les prétentions sont extracontractuelles. Il a aussi estimé que les faits allégués relevaient d’une action fondée sur le droit du travail. Il a ainsi mis les frais judiciaires et les dépens à la charge de A.________.

Ce dernier a interjeté appel le 20 janvier 2025. Il a demandé que la demande soit déclarée recevable et que la cause soit renvoyée au tribunal compétent. Subsidiairement, il a requis la remise des frais judiciaires et la réduction des dépens. La défenderesse a conclu au rejet de l’appel par réponse du 28 mars 2025. A.________ n’a pas répliqué.

La Cour d’appel a d’abord vérifié la recevabilité formelle de l’appel. Le recours a été interjeté dans les délais, compte tenu de la suspension liée aux fêtes de fin d’année, et la valeur litigieuse de CHF 30’000.– était suffisante. Le mémoire d’appel était motivé, mais la partie intitulée « En fait », qui reprenait les allégués initiaux sans critiquer la décision de première instance, a été jugée irrecevable.

Au fond, la Cour s’est penchée sur la qualification juridique du litige à la lumière de la théorie des faits de double pertinence. Cette théorie, reconnue par la jurisprudence (ATF 141 III 294 notamment), prévoit que, lorsqu’un fait est déterminant à la fois pour la compétence du tribunal et pour le fond du litige, le juge doit se fonder uniquement sur les allégués du demandeur pour trancher la question de la compétence. Il ne peut pas tenir compte des contestations du défendeur ni administrer de preuves à ce stade. Si la compétence ne peut pas être exclue prima facie, il doit instruire le fond avant de trancher définitivement la compétence et le bien-fondé de la prétention.

En l’espèce, A.________ ne fondait pas ses prétentions sur un contrat de travail formellement achevé, mais sur l’utilisation non autorisée de ses données personnelles dans un contexte où le placement envisagé n’avait finalement pas eu lieu. Il mentionnait des pourparlers, mais n’alléguait pas qu’un contrat aurait été pleinement conclu et exécuté. La prétention visait à obtenir une indemnité fondée sur l’atteinte à la personnalité (art. 28 CC) et la protection des données (art. 328b CO). L’art. 20 CPC, invoqué par le demandeur, était donc pertinent pour établir la compétence du tribunal civil ordinaire.

La Cour a estimé que le premier juge avait méconnu la portée de la théorie des faits de double pertinence en se déclarant incompétent sans procéder à l’instruction du fond. Le caractère juridique du rapport entre les parties n’était pas limpide et ne permettait pas de trancher la question de compétence sur la seule base des allégations. D’autant plus que le Président avait lui-même ordonné un double échange d’écritures au fond avant de statuer, ce qui démontre que l’affaire n’était pas claire.

La Cour a donc annulé les points 2 à 4 de la décision du 19 décembre 2024, relatifs à l’irrecevabilité de la demande, à la requête de sûretés et à la répartition des frais et dépens. Elle a renvoyé la cause au Président du Tribunal civil de la Glâne pour suite de la procédure. Celui-ci devra désormais se prononcer sur la requête de sûretés, procéder à l’audition des parties et administrer les preuves, notamment celles portant sur les faits doublement pertinents, avant de rendre un jugement au fond.

Cet arrêt illustre l’application de la théorie des faits de double pertinence et rappelle que le juge saisi ne peut écarter sa compétence qu’en présence de faits clairs permettant d’exclure d’emblée la prétention alléguée. Lorsqu’il subsiste une incertitude sur la qualification juridique du rapport litigieux, l’instruction du fond est nécessaire pour trancher tant la compétence que le bien-fondé.

(Pour en savoir plus sur les faits de double pertinence :

Philippe Ehrenström, Les faits de double pertinence devant le Tribunal des prud’hommes du canton de Genève, IusNet DT-AS 24 juil. 2023 – accessible ici : https://droit-travail-assurances-sociales.iusnet.ch/de/kommentierung/suisse/tribunal-des-prudhommes/les-faits-de-double-pertinence-devant-le-tribunal-des)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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