Dark Patterns et droit à protection des données personnelles

Quelques notes tirées d’Estelle Herbiet, Dark Patterns and Privacy Rights in the Digital Age: Evaluating the GDPR and DAS’s Regulatory Responses to Deceptive Desings, Maastricht Centre for European Law, MCEL Master’s Thesis Series 2025/4 (https://www.maastrichtuniversity.nl/sites/default/files/2025-06/WPS%20Estelle%20NEW.pdf)

La thèse d’Estelle Herbiet constitue une analyse des « dark patterns » – ces interfaces conçues pour manipuler subrepticement le comportement des utilisateurs – et de leur confrontation au droit fondamental à la protection des données personnelles dans l’ordre juridique européen. À travers une approche méthodique, l’auteure explore comment ces techniques, bien qu’apparemment anodines dans leur forme numérique, posent des défis majeurs à l’effectivité des droits en matière de vie privée, d’autonomie décisionnelle et de consentement libre. Le texte s’organise en plusieurs chapitres s, dont chacun interroge un aspect spécifique du phénomène, à la lumière du droit positif et de ses évolutions jurisprudentielles et doctrinales.

Le chapitre introductif présente les enjeux contemporains liés à la prolifération des dark patterns dans l’écosystème numérique, en particulier dans un contexte de captation massive de données personnelles. Herbiet souligne d’emblée l’asymétrie informationnelle entre utilisateurs et concepteurs de systèmes numériques, qui est exploitée pour orienter les choix de manière subtile mais efficace. Elle insiste sur le fait que ces mécanismes s’insèrent dans un cadre technologique, économique et juridique en constante évolution, rendant leur régulation complexe mais urgente.

La première section est consacrée à la définition et la typologie des dark patterns. Herbiet retrace brièvement l’historique du concept, introduit pour la première fois en 2010 par le designer Harry Brignull, et sa diffusion rapide dans la littérature académique, les milieux de la régulation, et les textes normatifs. Elle distingue les dark patterns des simples choix de design persuasif : ce qui les caractérise, c’est leur intention de tromper ou d’influencer à l’insu de l’utilisateur, souvent à des fins commerciales. L’auteure propose ensuite une typologie structurée des différentes catégories de dark patterns : trompeurs, contraignants, dissimulatifs, ou encore perturbateurs. Chaque type est illustré par des exemples concrets – comme les cases pré-cochées, les parcours de navigation à sens unique, ou encore les comptes à rebours fictifs incitant à l’achat impulsif.

Dans la deuxième section, Herbiet se penche sur le cadre juridique européen existant, en particulier le RGPD. Elle rappelle que le Règlement général sur la protection des données impose une série d’obligations de transparence, de loyauté, de minimisation et d’autodétermination informationnelle. Le fondement principal mobilisé face aux dark patterns est celui du consentement, qui doit être libre, éclairé, spécifique et univoque. Or, les interfaces manipulatrices compromettent ces conditions en faussant les choix de l’utilisateur ou en limitant son accès à l’information. L’analyse s’appuie notamment sur la jurisprudence de la CJUE  et sur les lignes directrices du CEPD, qui ont clarifié l’invalidité du consentement obtenu par des pratiques insidieuses.

Herbiet aborde ensuite la question de la loyauté du traitement. Elle soutient que les dark patterns, même lorsqu’ils ne compromettent pas directement le consentement, peuvent être considérés comme déloyaux en soi. Le RGPD impose en effet que les données soient collectées et traitées « de manière licite, loyale et transparente ». Cette exigence ouvre la porte à une appréciation qualitative du contexte de collecte, indépendamment du formalisme du consentement. Le traitement devient illégal dès lors qu’il repose sur une manipulation cognitive systématique.

Un volet spécifique est consacré à l’obligation de protection des données dès la conception (privacy by design). Cette obligation impose aux responsables de traitement d’intégrer des mécanismes protecteurs dès les premières étapes de développement des outils numériques. Herbiet y voit un levier essentiel pour prévenir l’intégration des dark patterns dans les interfaces, et appelle à une interprétation proactive de cette disposition par les autorités de contrôle.

La troisième section s’ouvre sur une analyse comparative des régulations internationales, avec une attention particulière portée aux États-Unis. Herbiet examine l’absence de cadre juridique fédéral cohérent aux États-Unis et les efforts récents de la Federal Trade Commission (FTC) pour qualifier certains dark patterns de pratiques commerciales déloyales. Elle mentionne aussi plusieurs lois californiennes, telles que le California Consumer Privacy Act (CCPA), qui introduisent des obligations de clarté et de loyauté dans la collecte des données. Toutefois, elle note que le cadre européen reste de loin le plus structuré et contraignant, notamment grâce à la force contraignante du RGPD et à son approche centrée sur les droits fondamentaux.

La quatrième section est dédiée à l’analyse des réponses jurisprudentielles et doctrinales. Herbiet identifie une tendance croissante à intégrer les dark patterns dans l’analyse des atteintes au droit à la vie privée, notamment par les juges allemands et français. Elle souligne également les apports de la doctrine, qui plaide pour une reconnaissance juridique autonome des dark patterns comme forme de manipulation numérique illicite. Cette évolution pourrait permettre aux victimes de telles pratiques de faire valoir leurs droits plus aisément, sans devoir démontrer la violation d’un autre principe formel.

La cinquième section propose une analyse critique des limites actuelles du droit. Herbiet reconnaît que malgré les avancées du RGPD, certaines pratiques manipulatrices échappent encore à la régulation en raison de leur subtilité ou de leur complexité technique. Elle évoque le manque de moyens des autorités de contrôle, la difficulté de prouver l’intention manipulatrice, et l’absence de sanctions réellement dissuasives. Elle appelle dès lors à une approche systémique, intégrant les sciences comportementales, l’éthique du design, et une régulation plus dynamique.

Dans la sixième section, l’auteure explore les pistes de réforme. Elle plaide pour une régulation explicite des dark patterns, par l’inclusion de définitions normatives dans les instruments européens, à l’instar de certaines propositions du Digital Services Act (DSA). Elle suggère également l’instauration de labels de design éthique, la création d’audits d’interface obligatoires pour les grandes plateformes, et l’harmonisation des pratiques entre États membres. Elle met en avant l’importance de la sensibilisation du public et de la formation des professionnels du design numérique aux droits fondamentaux.

La conclusion synthétise les principales thèses défendues : les dark patterns constituent une menace sérieuse et croissante pour les droits à la vie privée, à l’autodétermination et à la dignité numérique. Le RGPD offre une base juridique robuste pour lutter contre ces pratiques, mais doit être complété par des outils d’interprétation dynamiques, des sanctions effectives et une gouvernance interdisciplinaire. Estelle Herbiet appelle à une vigilance renforcée des juristes, des régulateurs et de la société civile, afin que le design des technologies reste compatible avec les valeurs fondamentales de l’ordre juridique européen.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et protection des données

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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