Les données des employés comme capital capté par les employeurs

Quelques réflexions tirées d’Ifeoma Ajunwa, AI and Captured Capital, Yale Law Journal (2025), pp. 372-404 (https://www.yalelawjournal.org/collection/reimagining-and-empowering-the-contemporary-workforce):

L’auteur analyse la manière dont l’intelligence artificielle et les systèmes automatisés transforment la relation de travail en instaurant une collecte et une exploitation systématiques des données issues de l’activité des travailleurs. Elle désigne ce phénomène par le terme de « captured capital », c’est-à-dire un capital prélevé sur les travailleurs par l’extraction de données qu’ils produisent, souvent sans consentement véritable, et qui est ensuite exploité pour optimiser les processus, former des systèmes automatisés et, à terme, remplacer ces mêmes travailleurs. Ce capital est « capté » ([je dirais plutôt confisqué…]) car il est recueilli dans un contexte de dépendance économique qui laisse peu de marge de refus, et il est un « capital » car il possède à la fois une valeur inhérente – en permettant l’amélioration de la productivité ou l’innovation organisationnelle – et une valeur d’échange – par sa revente à des courtiers en données pour des usages divers.

Pour illustrer ce phénomène, Ajunwa évoque d’abord le recours à des travailleurs kényans chargés de labelliser du contenu toxique destiné à l’entraînement d’un LLM. Leur rémunération, dérisoire au regard de la valeur créée, contraste avec la valorisation considérable du donneur d’ordre. Elle décrit également la situation des acteurs et figurants d’Hollywood, soumis à des scans corporels détaillés par les studios en vue de créer des doubles numériques dont l’usage futur n’est pas précisé, ce qui suscite la crainte d’une substitution pure et simple de leur travail par des avatars. Ces exemples, bien que très différents, traduisent la même logique : la valeur issue du travail humain est transformée en données réutilisables qui enrichissent le capital informationnel des entreprises et renforcent leur capacité à automatiser.

Ajunwa souligne que cette dynamique s’inscrit dans un contexte général de développement accéléré de l’IA, encouragé par une approche de laissez-faire et par la course mondiale aux technologies. Cette compétition, à la fois entre États et entre entreprises, privilégie la rapidité et l’efficacité, relègue au second plan les considérations de justice sociale et laisse se développer des formes de taylorisme algorithmique où chaque aspect de l’activité – rendement, gestes, états physiques et émotionnels – est mesuré et quantifié. L’absence de régulation internationale contraignante [ce qui est à nuancer…] et l’existence d’un marché du travail globalisé permettent de délocaliser des tâches intensives en main-d’œuvre dans des pays à faible protection sociale, tout en exploitant les données ainsi produites pour automatiser ailleurs.

L’auteur insiste sur le fait que les données générées par les travailleurs doivent être envisagées comme un actif durable et réutilisable, comparable à un facteur de production au même titre que les machines ou le capital financier. Sans l’apport de leur travail, il n’existerait pas de matière première informationnelle pour entraîner les systèmes automatisés ou améliorer les processus. Elle mobilise plusieurs fondements juridiques pour soutenir que les travailleurs devraient disposer de droits sur ces données. D’un point de vue de droit naturel, la théorie lockéenne de l’appropriation par le travail justifie que le fruit de l’activité appartienne à celui qui l’a produite. Des textes récents, comme le California Consumer Privacy Act et son amendement par le California Privacy Rights Act, reconnaissent aux travailleurs des droits d’information, d’accès, de rectification et d’opposition concernant leurs données, ce qui implique une forme de reconnaissance de leur légitimité. L’analogie avec la notion de « fiduciaire de l’information » suggère également que l’employeur, dépositaire de ces données, devrait avoir des obligations de loyauté et de diligence envers leurs producteurs.

Ajunwa répond aux objections inspirées du droit de la propriété intellectuelle, notamment la doctrine du « work for hire » ou l’obligation implicite de cession de brevets, en rappelant que ces régimes visent des œuvres ou inventions achevées, et non les données brutes ou intermédiaires issues du processus de production. Elle estime que le droit des sociétés, qui reconnaît la contribution des parties prenantes en capital humain et intellectuel, soutient l’idée que les données produites constituent un investissement des travailleurs dans l’entreprise, lequel ne devrait pas les priver de tout droit de propriété ou de contrôle.

L’analyse est élargie par une approche en termes de droit, de politique et d’économie. Le mouvement Law and Political Economy met en évidence que la neutralité proclamée des pouvoirs publics a en réalité permis aux entreprises de structurer leurs activités dans un sens défavorable aux travailleurs, et que l’argument de l’efficience masque des déséquilibres de pouvoir croissants. Dans le cas de la captation de capital-données, l’absence d’intervention publique favorise une optimisation des structures pour extraire le maximum de valeur des données, sans redistribution ni mécanismes correctifs.

Les effets sur l’emploi sont multiples et concernent désormais des métiers qualifiés et créatifs, comme l’illustre la capacité de LLMs à générer du code, qui a conduit certaines entreprises à réduire leurs effectifs de développeurs. Les prévisions de cabinets comme Goldman Sachs ou McKinsey annoncent des taux d’automatisation élevés d’ici 2030, notamment dans les professions scientifiques, techniques, juridiques ou commerciales. Par ailleurs, les technologies de suivi de productivité, incluant des capteurs et des dispositifs portés par les travailleurs, servent à la fois à optimiser le travail en temps réel et à collecter des données pour entraîner les systèmes qui, à terme, remplaceront ces mêmes travailleurs.

Face à ce constat, Ajunwa formule trois pistes de réforme. La première consiste à traiter les données des travailleurs comme une mise de capital dans les processus d’automatisation, leur donnant droit à une part des gains générés. La deuxième vise à instaurer un régime de licences permettant aux travailleurs de concéder l’usage de leurs données à des conditions négociées, individuellement ou collectivement, à l’image des contrats encadrant l’exploitation de l’image ou de la voix d’un artiste. La troisième prévoit de contraindre les entreprises utilisant ces données à contribuer à un fonds finançant un revenu garanti pour les travailleurs déplacés, fonds qui pourrait être administré par l’Organisation internationale du travail ou par une autre structure internationale.

L’auteur ne nie pas les difficultés pratiques de ces modèles, qu’il s’agisse de mesurer la valeur exacte des données, de coordonner les régimes juridiques nationaux ou d’assurer une gouvernance efficace. Elle soutient néanmoins qu’ils ont en commun de redonner aux travailleurs un contrôle et un bénéfice sur les actifs qu’ils génèrent, de corriger en partie le déséquilibre de pouvoir et de limiter les effets négatifs de l’automatisation rapide. Elle conclut en avertissant que, sans encadrement légal, la trajectoire actuelle mène vers un modèle de gestion scientifique exacerbé par l’IA, où les travailleurs sont réduits à des sources de données exploitables, sans retour sur la valeur qu’ils produisent, et où cette valeur sert à construire les outils qui finiront par les évincer.

Ifeoma Ajunwa est aussi l’auteur du très intéressant The Quantified Worker : Law and Technologiy in the Modern Workplace, Cambridge 2023.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans Droit collectif du travail, droit d'auteur, Droit US, Protection des données, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire