
D’avril 2006 à juin 2019, B.________ (ci-après: l’administrateur, le demandeur ou l’intimé) a été administrateur puis administrateur secrétaire de A.________ SA (ci-après: la société, la défenderesse ou la recourante). Il est également titulaire de la moitié des actions de la société-mère de la société.
Du 1 er janvier 2009 au 30 décembre 2016, l’administrateur a été salarié de la société.
Le 30 décembre 2016, l’administrateur et la société ont résilié le contrat de travail d’un commun accord. L’administrateur a néanmoins continué de travailler pour la société.
Par courriel du 21 décembre 2018, la société a confirmé à son propre conseil fiscaliste qu’un bonus de 363’360 fr. était dû à l’administrateur et devait lui être versé en janvier 2019.
Le 11 janvier 2019, la société a validé l’approche proposée par sa fiduciaire, consistant à inclure le montant de 363’360 fr. dû à l’administrateur dans la comptabilité de janvier 2019.
Le 18 janvier 2019, la fiduciaire a indiqué à la société que le bonus de 363’360 fr. de l’administrateur aurait des répercussions sur le calcul des charges sociales. Plusieurs échanges de courriels sont intervenus sur cette question entre la fiduciaire et la société.
Le 3 mai 2019, la société a résilié avec effet immédiat les rapports de travail la liant à l’administrateur, au motif de performances insuffisantes.
Après que l’administrateur a indiqué à la société qu’il considérait que ledit congé était tardif et qu’il n’avait pas été précédé d’un avertissement, la société lui a notifié une nouvelle résiliation ordinaire du contrat de travail le 31 mai 2019 pour le 31 juillet 2019.
Après que la tentative de conciliation a échoué, l’administrateur a déposé sa demande auprès du Tribunal des prud’hommes du canton de Genève le 15 avril 2020, concluant à ce que la société fût condamnée à lui verser divers montants (…).
Par jugement du 9 mars 2021, le tribunal a déclaré recevables la demande et sa modification du 8 décembre 2020, condamné la société à verser à l’administrateur divers montants totalisant 482’647 fr. 10, intérêts en sus, invité la partie qui en avait la charge à opérer les déductions sociales et légales usuelles, et prononcé la mainlevée définitive de l’opposition litigieuse.
Par arrêt du 4 avril 2022, la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève a, en substance, rejeté l’appel formé par la société.
Contre cet arrêt, qui lui avait été notifié le 7 avril 2022, la défenderesse a formé un recours en matière civile auprès du Tribunal fédéral le 18 mai 2022. En substance, elle conclut à ce que l’arrêt entrepris soit annulé et réformé, en ce sens que la demande, subsidiairement la modification de la demande du 15 avril 2020, soit déclarée irrecevable et, plus subsidiairement, à ce que la cause soit renvoyée à la cour cantonale pour nouvelle décision dans le sens des considérants.
Dans un premier temps, la recourante (=l’employeuse) reproche à la cour cantonale de ne pas avoir retenu que le Tribunal des prud’hommes était incompétent à raison de la matière. Elle invoque une violation de l’art. 60 CPC et une application arbitraire de l’art. 1 al. 1 let. a de la loi du canton de Genève du 11 février 2010 sur le Tribunal des prud’hommes (LTPH; RS/GE E 3 10) et conclut pour ce motif à l’irrecevabilité de la demande.
L’art. 59 al. 2 let. b CPC prévoit que la compétence du tribunal à raison de la matière est une condition de recevabilité de l’action. Le tribunal examine d’office si les conditions de recevabilité sont remplies (art. 60 CPC).
L’art. 1 al. 1 let. a LTPH dispose que sont jugés par le Tribunal des prud’hommes les litiges découlant d’un contrat de travail, au sens du titre dixième du Code des obligations.
L’existence d’un contrat de travail est un fait doublement pertinent, soit un fait déterminant pour la compétence du tribunal comme pour le bien-fondé de l’action. Le tribunal n’est toutefois pas obligé de rendre une décision séparée sur la compétence.
En présence de faits doublement pertinents, la jurisprudence prescrit de procéder de la façon suivante:
Lors de l’examen de la compétence, que le juge effectue d’office in limine litis, les faits doublement pertinents sont réputés vrais et n’ont pas à être prouvés. En s’appuyant sur les allégués, moyens et conclusions du seul demandeur, le juge doit toutefois rechercher si ces faits sont concluants, i.e. permettent de déduire juridiquement la qualification de contrat de travail, et partant la compétence matérielle invoquée.
Si, à ce stade déjà, il aboutit à la conclusion qu’un tel contrat ne peut être retenu, le juge peut déclarer la demande irrecevable par décision séparée. S’il y renonce, le procès se poursuit normalement et le juge procède à l’administration des preuves.
Si, en examinant le fond de la cause, le juge réalise finalement qu’il n’y a pas de contrat de travail, il ne peut rendre un jugement sur la compétence mais doit rejeter la demande par une décision de fond, revêtue de l’autorité de la chose jugée. Le cas échéant, il doit examiner si la prétention repose sur un autre fondement; en effet, en vertu du principe jura novit curia (cf. art. 57 CPC), un seul et même juge doit pouvoir examiner la même prétention sous toutes ses » coutures juridiques « .
Par le contrat individuel de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (art. 319 al. 1 CO). Les éléments caractéristiques de ce contrat sont une prestation de travail, un rapport de subordination, un élément de durée et une rémunération.
S’agissant des rapports juridiques entre une personne morale et ses organes, singulièrement entre une société anonyme et les membres du conseil d’administration ou de la direction, ils peuvent relever à la fois du droit des sociétés et du droit des contrats. Sous ce dernier aspect, la tendance est plutôt de considérer que les directeurs sont liés par un contrat de travail et les administrateurs par un mandat ou un contrat sui generis analogue au mandat. En tous les cas, lorsque l’organe dirigeant exerce son activité à titre principal, le critère décisif en faveur du contrat de travail est le rapport de subordination, l’intéressé étant alors soumis à des instructions, par exemple du conseil d’administration. Par définition, il n’existe aucun rapport de subordination lorsqu’il y a identité économique entre la personne morale et son organe dirigeant; un contrat de travail ne saurait ainsi lier une société anonyme et son actionnaire et administrateur unique.
La cour cantonale a, en substance, retenu que, représentée par un avocat, la société s’était prévalue, dès le début du litige, des règles régissant le contrat de travail, qu’elle n’avait invoqué l’absence d’un tel contrat qu’après avoir succombé devant le tribunal et que l’attitude de la société recourante, qui n’avait contesté la compétence du tribunal à raison de la matière qu’au stade de l’appel, confinait à l’abus de droit, de sorte que son grief ne saurait être examiné.
Quand bien même dût-il être examiné, elle a retenu que ce grief serait irrecevable faute de motivation suffisante. En effet, vu que le tribunal ne s’était pas déclaré incompétent d’entrée de cause et avait mené une instruction complète, il aurait dû, s’il avait admis que les rapports juridiques entre les parties ne relevaient pas du contrat de travail, examiner si le demandeur pouvait fonder ses prétentions sur un autre rapport obligationnel et trancher le litige sur la base des règles applicables audit rapport. Or, la cour cantonale a relevé que la société s’était limitée, sur ce point, à rappeler que les versements indus ou disproportionnés en faveur des membres du conseil d’administration » nécessitent un examen, à la lumière de l’art. 678 CO « . Elle a jugé que, ce faisant, la société n’avait en rien tenté de démontrer, sur la base des faits constatés par le tribunal, que les règles qui régissaient les rapports juridiques qu’elle entretenait avec l’administrateur ne permettaient pas d’octroyer à celui-ci les avantages qu’il réclamait.
La recourante reproche à la cour cantonale, d’une part, d’avoir refusé d’examiner d’office la compétence à raison de la matière du tribunal et invoque une violation de l’art. 60 CPC.
D’autre part, elle lui fait grief d’avoir interprété arbitrairement l’art. 1 al. 1 let. a LTPH en rejetant l’exception d’incompétence qu’elle avait soulevée. Elle soutient que la cour cantonale aurait dû constater que le tribunal aurait pu et dû estimer, sur la base de la demande de l’administrateur, que le contrat la liant à celui-ci n’était pas un contrat de travail et qu’il aurait dû déclarer dite demande irrecevable.
Peut rester ouverte la question de savoir si, comme le soutient l’intimé, les conclusions de la recourante relatives à la compétence du Tribunal des prud’hommes sont irrecevables en tant qu’elles tendraient, de manière contraire à la théorie dite des faits de double pertinence, à l’irrecevabilité de la demande et non à son rejet. Le grief doit en effet être rejeté en tout état de cause.
En effet, bien que la cour cantonale ait jugé que le comportement de la défenderesse recourante confinait à l’abus de droit en ce qu’elle avait invoqué pour la première fois devant elle, en appel, la prétendue incompétence du tribunal, elle a examiné le grief invoqué et considéré qu’il n’était pas recevable en raison d’une motivation insuffisante, le tribunal étant aussi compétent, s’il n’y a en définitive pas de contrat de travail, en vertu du principe jura novit curia. Pour ce même motif, il n’y a pas d’arbitraire dans l’application du droit cantonal.
(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_218/2022 du 10 mai 2023, consid. 3)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)