Licenciement immédiat du gestionnaire de fortune pour détournement de clientèle

L’appelant [= l’employé] reproche au Tribunal d’avoir violé l’art. 337 CO en retenant que son licenciement avec effet était justifié, ainsi que l’art. 321a CO en considérant qu’il avait violé son devoir de fidélité. Il soutient que les soupçons que nourrissait l’intimée [= l’employeuse] n’avaient rien de graves ni de solides. Cette dernière avait agi intuitivement sur la base d’une vague « sentiment », sans prendre les mesures pour lever ses doutes. De plus, la société n’avait effectué aucune démarche auprès des clients pour étayer ses soupçons. Elle n’avait pas non plus confronté son employé aux faits reprochés, décidant de le licencier alors qu’il était en arrêt de travail de courte durée, qu’elle aurait pu attendre son rétablissement ou lui poser de questions par email ou par courrier et qu’il ne lui restait que deux mois et demis avant la fin de son contrat de travail. La société aurait, selon lui, pu prendre des mesures moins dommageables à son encontre, telles que le libérer de son obligation de travailler ou suspendre son droit au salaire, le temps qu’une enquête soit menée sérieusement. L’intimée considère au contraire qu’au vu du contexte, il était légitime qu’elle soit très inquiète et qu’elle agisse rapidement. Elle avait, par ailleurs, procédé à toutes les vérifications que l’on pouvait attendre d’elle au moment de prendre sa décision de licencier l’appelant avec célérité.

Photo de Bogdan Glisik sur Pexels.com

En vertu de l’art. 337 CO, l’employeur et le travailleur peuvent résilier immédiatement le contrat en tout temps pour de justes motifs (al. 1). Sont notamment considérés comme de justes motifs toutes les circonstances qui, selon les règles de la bonne foi, ne permettent pas d’exiger de celui qui a donné le congé la continuation des rapports de travail (al. 2).

La résiliation du contrat avec effet immédiat met fin au contrat de travail dès sa réception par son destinataire sans égard au fait que la résiliation soit justifiée ou non que le travailleur soit ou non dans une période de protection contre le licenciement en temps inopportun (art. 336c CO).

Mesure exceptionnelle, la résiliation immédiate pour justes motifs doit être admise de manière restrictive. Seul un manquement particulièrement grave peut justifier une telle mesure. Par manquement, on entend généralement la violation d’une obligation découlant du contrat de travail, comme par exemple le devoir de fidélité ou de loyauté, mais d’autres incidents peuvent aussi justifier une telle mesure.

Ce manquement doit être objectivement propre à détruire le rapport de confiance essentiel au contrat de travail ou, du moins, à l’atteindre si profondément que la continuation des rapports de travail ne peut raisonnablement pas être exigée; de surcroît, il doit avoir effectivement abouti à un tel résultat. Lorsqu’il est moins grave, le manquement ne peut entraîner une résiliation immédiate que s’il a été répété malgré un avertissement.

Il appartient à la partie qui se prévaut de justes motifs de résiliation immédiate d’en établir l’existence (art. 8 CC).

Le juge apprécie librement s’il existe de justes motifs (art. 337 al. 3 in initio CO) et il applique les règles du droit et de l’équité (art. 4 CC); à cet effet, il prendra en considération tous les éléments du cas particulier, notamment la position et la responsabilité du travailleur, le type et la durée des rapports contractuels, ainsi que la nature et l’importance des incidents invoqués.

Savoir si le comportement incriminé atteint la gravité nécessaire dépend des circonstances du cas concret. Il est donc difficile d’établir un catalogue de comportements susceptibles de justifier un congé immédiat.

Un pouvoir d’appréciation large étant laissé au juge, il est erroné d’établir une casuistique en se focalisant sur un seul élément du comportement de l’employé congédié sorti de son contexte. La comparaison entre le cas objet de l’examen et d’autres décisions judiciaires doit être effectuée avec circonspection.

Dans son appréciation, le juge doit notamment tenir compte de la position et de la responsabilité du travailleur, du type et de la durée des rapports contractuels, de la nature et de l’importance des manquements, ou encore du temps restant jusqu’à l’échéance ordinaire du contrat.  La position de l’employé, sa fonction et les responsabilités qui lui sont confiées peuvent entraîner un accroissement des exigences quant à sa rigueur et à sa loyauté. Le comportement des cadres doit être apprécié avec une rigueur accrue en raison du crédit particulier et de la responsabilité que leur confère leur fonction dans l’entreprise.

Une résiliation immédiate peut intervenir alors que le congé a déjà été signifié de manière ordinaire. Toutefois, il convient de se montrer d’autant plus strict dans l’admission du caractère justifié du licenciement immédiat que la durée du contrat qui reste à courir est faible.

A raison de son obligation de fidélité, le travailleur est tenu de sauvegarder les intérêts légitimes de son employeur (art. 321a al. 1 CO) et, par conséquent, de s’abstenir de tout ce qui peut lui nuire économiquement. L’obligation de fidélité complète l’obligation de travailler en ce sens qu’elle confère au travail un but : la défense des intérêts de l’employeur. D’une manière générale, l’employeur doit pouvoir compter sur la rectitude absolue du travailleur. La jurisprudence considère souvent comme particulièrement grave la violation de l’obligation de fidélité ou de loyauté (Aubert, in Commentaire romand, CO I, 2021, n. 10 ad art. 337 CO).

Ce devoir de fidélité n’est cependant pas illimité; il cède le pas devant les intérêts personnels légitimes du travailleur au développement libre de sa personnalité, notamment son intérêt à déployer d’autres activités. Un travailleur peut donc, sans contrevenir à ses obligations découlant du contrat de travail, préparer une activité future en cours d’emploi. Lorsqu’il envisage de se mettre à son compte, il est en soi légitime qu’il puisse entreprendre des préparatifs avant que le contrat de travail ne prenne fin. Il ne viole son devoir de fidélité que lorsqu’il commence à exercer son activité, soit à faire concurrence à son employeur avant la fin du délai de congé, ou qu’il recrute des employés ou débauche des clients de son employeur. La limite entre les préparatifs admissibles et un véritable détournement de la clientèle n’est pas toujours facile à tracer.

Sont notamment considérés comme des préparatifs admissibles pendant l’écoulement du délai de résiliation, la création et l’inscription d’une entreprise concurrente. Le travailleur ne viole pas son devoir de fidélité, si, envisageant avec d’autres de fonder une entreprise concurrente, il entreprend des préparatifs avant que le contrat de travail ne prenne fin, pour autant cependant qu’il ne commence pas à concurrencer son employeur, à débaucher des employés ou à détourner de la clientèle.

Le fait pour un employé licencié ou démissionnaire d’informer la clientèle, notamment celle qu’il avait déjà apportée lui-même, de son départ imminent ne constitue pas une violation du devoir de fidélité (arrêt de la Chambre d’appel des prud’hommes de Genève du 14 septembre 2011, in JAR 2012 p. 461 et la doctrine citée; arrêt du Tribunal cantonal de Saint-Gall du 31 mars 2009, in JAR 2010 p. 565; arrêt de la Chambre d’appel des prud’hommes de Genève du 10 janvier 1986, in JAR 1987 p. 119).

En revanche, il y a violation de l’obligation de fidélité si les préparatifs contreviennent à la bonne foi. C’est essentiellement le cas lorsque le travailleur se met à faire concurrence à son employeur avant la fin du délai de congé, par exemple en recrutant des employés ou en débauchant les clients.

Il n’existe pas de définition légale du « débauchage » ou « détournement » de clientèle. Il s’agit d’une notion développée par la jurisprudence et la doctrine. Certains auteurs le définissent largement comme le fait d’inciter un tiers lié par un contrat à y mettre fin pour l’amener à conclure un nouveau contrat avec soi-même ou avec un tiers. D’autres auteurs et certains tribunaux cantonaux sont plus restrictifs, réduisant le débauchage à l’acte d’incitation visé par l’art. 4 let. a LCD qui qualifie de déloyal l’acte de celui qui incite un client à rompre un contrat en vue d’en conclure un autre avec lui, étant précisé que l’on ne peut parler dans ce cas de rupture de contrat que lorsque ce dernier est violé (Joye, Débauchage d’employés et détournement de clientèle en droit de la concurrence déloyale, in Entreprise et propriété intellectuelle, CEDIDAC, 2010, p. 122 et les références citées; ATF 122 III 469 consid. 8a).

La limite entre les préparatifs admissibles et un véritable détournement de la clientèle n’est pas toujours facile à tracer.

Dans une précédente affaire genevoise (CAPH/7/2018 du 22 janvier 2018, confirmé par l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_116/2018 du 28 mars 2019), il a été retenu qu’au même titre que le fait de confier sa santé à un médecin ou ses problèmes juridiques à un avocat, la relation nouée entre un gestionnaire de patrimoine et un client reposait sur une confiance absolue. Ce rapport se construisait au fil du temps et se renforçait non seulement par les résultats obtenus, mais également par la disponibilité du gérant, sa capacité à rassurer le client et à régler d’éventuels problèmes.

Confronté à des divergences doctrinales, le Tribunal fédéral a retenu la licéité d’un congé-soupçon (arrêt du Tribunal fédéral 4A_365/2020 du 5 avril 2020 consid. 3.1.2). Il a considéré que lorsque l’employeur met immédiatement fin aux rapports de travail sur la base de soupçons, le licenciement sans préavis est justifié s’il peut prouver par la suite les circonstances dans lesquelles le rapport de confiance entre les parties doit être considéré comme irrémédiablement détruit. C’est donc en principe la situation effective qui prévaut, même lorsque celle-ci n’est établie qu’après la fin du contrat (arrêt du Tribunal fédéral 4A_251/2015-4A_253/2015 du 6 janvier 2016 consid. 3.2.3, reproduit dans La Semaine judiciaire 2016 I p. 425).

Il y a un licenciement dit « sur simple soupçon » (« Verdachtskündigung » ; « congé-soupçon »), si la résiliation se fonde sur des soupçons initialement justifiés de violation du contrat, voire de commission d’une infraction pénale, qui se sont toutefois révélés infondés. Selon les circonstances, il est possible que des soupçons qui se sont révélés infondés aient rendu intolérable la poursuite des rapports de travail. La légitimité d’une résiliation fondée uniquement sur des soupçons doit toutefois être exclue si la carence alléguée, si elle s’était réalisée, n’aurait pas été suffisante pour justifier un licenciement immédiat sans avertissement (arrêt du Tribunal fédéral 4C_112/2002 du 8 octobre 2002 consid. 6, avec références) ou si l’employeur n’a pas fait tout ce qui pouvait être exigé de lui pour vérifier l’exactitude des soupçons (arrêt du Tribunal fédéral 4A_419/2015 du 19 février 2016 consid. 2.1.2). Parmi les vérifications qui peuvent être exigées figure notamment l’audition de l’employé en question (arrêt du Tribunal fédéral 4A_419/2015 du 19 février 2016 consid. 2.4).

Dans le présent cas, il est constant que l’appelant était gestionnaire de fortune et qu’il occupait une position de cadre comme directeur adjoint de l’intimée. Il gérait environ 40 millions de francs d’avoirs de clients de l’intimée. L’appelant a résilié son contrat de travail, de manière ordinaire, le 22 avril 2020 pour le 31 juillet 2020. Il a allégué avoir démissionné sans avoir retrouvé un autre emploi, en raison de l’atmosphère tendue régnant dans la société. Il résulte toutefois de la procédure que l’appelant a, pendant le mois d’avril 2020, eu entre trois et cinq rencontres avec les associés de N______ SA en vue de la signature d’un contrat de travail. Par conséquent, bien que le contrat de travail n’ait été signé que le 1er juin 2020, les termes de celui-ci ont été négociés en avril 2020 et l’engagement de l’appelant acquis dès cette date.

Par ailleurs, si l’appelant a demandé à être libéré de son obligation de travailler, l’intimée lui a clairement signifié son refus à cet égard. Ce nonobstant, l’appelant a, le 4 mai 2020, vidé l’intégralité de sa boîte de messagerie, transféré les dossiers dont il avait la charge et qui se trouvaient dans son bureau, au secrétariat, rendu son ordinateur mis à sa disposition par l’intimée pour le travail à domicile, emporté sa chaise de bureau et vidé l’ensemble de ses affaires personnelles. Ainsi, et dès la date précitée, l’appelant ne disposait plus, depuis son domicile, d’outils de travail, ni d’accès à ses emails professionnels, ni à aucune donnée relative à la clientèle.

Dès le lendemain, l’appelant a été en incapacité de travail.

Il résulte pour le surplus de la procédure que le jour précédent la démission de l’appelant, un client de longue date de l’intimée, Monsieur D., a résilié le mandat de gestion de l’un de ses comptes. Le 7 mai 2020, Madame C. a également résilié le mandat de gestion confié à l’intimée. Dans les deux semaines suivantes, presque tous les clients gérés par l’appelant ont résilié leur mandat dans les mêmes circonstances, correspondant à une masse sous gestion de 40 millions de francs.

Le courrier de résiliation, dactylographié, de Madame C. n’était ni signé ni daté et mentionnait l’ancienne adresse de celle-ci. Y figurait un post-it, identique à ceux utilisés par l’intimée pour indiquer l’endroit où la signature devait être apposée. Cette lettre était par ailleurs identique au courrier adressé par Monsieur D., alors même que les deux clients ne se connaissaient pas.

C’est dès lors à raison que le Tribunal a retenu que ce pli était déjà à lui seul propre à éveiller les soupçons de l’intimée quant à un détournement de la clientèle.

A raison également, les premiers juges ont retenu que les autres lettres de résiliation étaient rédigées de manière identique aux premiers courriers précités de Monsieur D. et Madame C., hormis certaines comportant un motif de départ, une phrase introductive différente (telle que par exemple « je vous prie de radier » en place de « je vous prie de bien vouloir radier »), les expressions « attribué à l’époque » (au lieu de « conféré en son temps »), « prochainement » ou « sous peu » (au lieu de « dans un délai proche ») ou encore, à une reprise, la phrase « de nouvelles instructions quant audit compte vous parviendront prochainement ».

Il résulte de ce qui précède que l’appelant a préparé les courriers de résiliation pour les clients dont il s’occupait, comportement nuisant économiquement à son employeur de l’époque, l’intimée.

Dès réception du pli de Madame C., l’intimée a pris contact avec celle-ci, laquelle s’était montrée surprise et mal à l’aise. Le même jour, [l’intimée]  avait également pris contact avec Monsieur D., lequel avait justifié la résiliation du mandat par sa volonté de conclure une nouvelle assurance, alors que la fiche administrative du client préparée par l’appelant mentionnait la volonté de celui-là de rapatrier ses fonds.

Dès ce moment, l’intimée a nourri des doutes légitimes quant à la probité de l’appelant, soupçonnant un détournement de clientèle. L’appelant n’a pas donné suite à l’entrevue fixée par l’intimée en vue de recueillir sa position.

L’intimée a dès lors entrepris tout ce qui pouvait être exigé d’elle, avant de procéder au licenciement immédiat de l’appelant.

Il résulte des enquêtes diligentées par les premiers juges que, contrairement aux allégations de l’appelant, l’apport de clientèle avait été traité avec l’appelant lors des discussions en vue de son engagement et que ce dernier s’était exécuté, en ce sens qu’au jour de l’audition du témoin, les nouveaux clients auprès de N______ SA représentaient une masse sous gestion d’environ 40 à 50 millions de francs (témoin P______), correspondant aux avoirs que l’appelant gérait précédemment pour l’intimée.

Compte tenu des éléments qui précèdent, l’appelant, qui occupait une position de cadre au sein de l’intimée, a – gravement – violé son devoir de fidélité, en débauchant de manière déloyale la totalité de la clientèle dont il s’occupait pour l’intimée. Ce comportement a entraîné une rupture irrémédiable du lien de confiance. L’intimée a dès lors démontré la violation du devoir de fidélité de l’appelant, de sorte qu’elle disposait d’un juste motif pour résilier, le 12 mai 2020, avec effet immédiat, le contrat de travail la liant à l’appelant.

(Arrêt de la Chambre des Prud’hommes de la Cour de justice [GE] CAPH/60/2023 du 08.06.2023, consid. 2)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans Licenciement immédiat, est tagué , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire