
Introduction
Signe de temps peu portés sur la responsabilité et la tenue, on assiste de nos jours à un nombre croissant de contentieux dans lesquels les employés cherchent à se défausser de leurs fautes – bien réelles – en invoquant les vices – avérés ou fantasmés – de leurs employeurs. En d’autres termes, ce n’est pas du fait de ces grands sensibles, de ces malheureux, de ces licornes contrariées d’employés que ces manquements contractuels ou légaux se seraient produits, mais bien de celui de l’employeur qui aurait dû faire ceci ou cela, agir ou s’abstenir, peindre en noir ou décaper le vernis, porter un chapeau pointu ou souscrire une assurance contre les tremblements de terre, etc. etc.
Cela tient bien sûr le plus souvent de la technique de l’inversion accusatoire : si ce n’est moi, c’est donc bien vous qui avez provoqué ces turpitudes, comment osez-vous m’en blâmer, me licencier, m’avertir ?
Mais est-ce que c’est couronné de succès ? Et quelles leçons peut-on en tirer pour les employés… pleurnichards ? C’est ce que nous allons essayer de voir en passant en revue trois arrêts.
« Ouin-ouin » vous auriez dû me former
Employé communal aux services industriels, X. est en charge de relever les compteurs de gaz et d’électricité auprès des clients finaux. X. a consulté les données de consommation de gaz de son ancien bailleur dans le but de s’assurer que celui-ci lui avait facturé correctement les frais de chauffage. Il a expliqué que son propriétaire avait refusé de lui fournir un décompte de charges précis et qu’il avait donc dressé un tableau détaillant les factures, tableau utilisé ensuite contre le bailleur. Celui-ci dénonce le cas. L’autorité d’engagement prononce un avertissement. L’Employé recourt devant la CDAP vaudoise.
Le recourant a non seulement consulté, grâce à ses accès professionnels, les données personnelles de son bailleur, mais les a de surcroît collectées, organisées et enregistrées dans un fichier informatique privé. Il les a conservées par-devers lui, avant de les utiliser pour ses propres besoins. Ce faisant, il s’est livré au traitement et à la communication de données personnelles au sens de l’art. 4 ch. 5 et 6 de la loi vaudoise du 11 septembre 2007 sur la protection des données personnelles (LPrD; BLV 172.65)
Le recourant ne prétend pas que ces opérations étaient autorisées par une base légale (art. 5 al. 1 let. a et 15 al. 1 let. a LPrD) ou autrement nécessaires à l’accomplissement d’une tâche publique (art. 5 al. 1 let. b et 15 al. 1 let. b LPrD). Il ne soutient pas que les données de consommation auraient été traitées conformément au but de leur collecte (cf. art. 6 LPrD). Au contraire, il a reconnu avoir agi à des fins purement privées.
Le recourant soutient néanmoins qu’il disposait d’un intérêt privé prépondérant (art. 15 al. 1 let. c LPrD) dans le cadre d’un différend touchant aux charges de son contrat de bail. Il se prévaut des art. 257b al. 2 CO et 8 al. 2 OBLF. Bien que ces dispositions permettent effectivement au locataire de consulter les pièces justificatives relatives aux frais accessoires, elles ne l’autorisent pas pour autant à obtenir et à utiliser de son propre chef les données personnelles du bailleur. Le recourant aurait dû saisir les juridictions civiles compétentes en matière de bail s’il s’estimait lésé dans ses droits de locataire, plutôt que de tirer avantage de sa fonction pour se procurer directement les informations confidentielles souhaitées
C’est aussi en vain que le recourant tente de tenir son employeur pour responsable de ses propres manquements, au motif qu’il n’aurait pas reçu de formation interne au sujet de la LPrD. Le fait qu’un employé ne doive pas utiliser à des fins privées les données personnelles d’autrui dont il a connaissance dans le cadre de son activité professionnelle est un principe de base qui ne devrait pas nécessiter d’instruction particulière. Par ailleurs X. compte trente années d’ancienneté, durant lesquelles son devoir de confidentialité lui a régulièrement été rappelé.
L’autorité intimée était dès lors fondée à prononcer une mesure. Confirmation de la décision prononçant un avertissement et rejet du recours.
(Arrêt de la CDAP [VD] du 12 août 2021 (GE.2020.0238))
« Snif-snif » vous auriez dû protéger ce fichier
Le bureau et l’ordinateur de G, directrice de l’employeuse, pouvaient être utilisés par d’autres employés. Les mesures de sécurité pour contrôler l’accès au poste de travail de G étaient défaillantes. L’employé X en a profité pour consulter des données privées et professionnelles auxquelles il n’avait pas le droit d’accéder, et a déclaré à un tiers vouloir s’en servir dans le cadre du conflit l’opposant à l’employeuse.
Selon l’art. 337 CO, l’employeur comme le travailleur peuvent résilier immédiatement le contrat en tout temps pour de justes motifs (al. 1) ; constituent notamment de justes motifs toutes les circonstances qui, selon les règles de la bonne foi, ne permettent pas d’exiger de celui qui a donné le congé la continuation des rapports de travail (al. 2). Mesure exceptionnelle, la résiliation immédiate pour justes motifs doit être admise de manière restrictive (licenciement immédiat). Les faits invoqués à l’appui d’un renvoi immédiat doivent avoir entraîné la perte du rapport de confiance qui constitue le fondement du rapport du travail. Il ne suffit pas que la relation de confiance entre les parties soit détruite sur le plan subjectif. Encore faut-il que, objectivement, la continuation des rapports de travail jusqu’à l’échéance du contrat ne puisse pas être attendue de la partie qui donne le congé.
Un manquement au devoir de fidélité du travailleur (art. 321a CO) peut constituer un juste motif de congé. Les rapports de confiance sont à la base du rapport du contrat de travail, à telle enseigne que si ceux-ci sont ébranlés ou détruits, notamment en raison de la violation du devoir de fidélité du travailleur, cela peut légitimer la cessation immédiate des rapports de travail.
Dans le cas d’espèce il est exact que certaines données pouvaient être accessibles à des tiers du fait de failles de sécurité. Mais cela ne justifiait aucunement que X procède à des investigations poussées dans les dossiers personnels des élèves et des employés. C’est une chose d’avoir la possibilité d’accéder à des documents ; c’en est une autre que d’y accéder effectivement, de fureter dans des documents concernant des tiers, contenant des informations personnelles, de s’en vanter et de menacer de s’en servir.
Contrairement à ce qu’a retenu l’autorité inférieure, l’argument de la faille sécuritaire ne légitimait pas l’employé à agir de la sorte, pas plus que le fait qu’un tiroir ne soit pas fermé à clef pourrait légitimer de prendre connaissance des documents confidentiels qui y seraient contenus. Il ne fait aucun doute que l’employé a longuement parcouru des données dont il ne pouvait ignorer qu’elles ne le concernaient pas et qu’elles comportaient des informations sensibles. Il s’est ensuite vanté d’avoir découvert des documents « compromettants », tout en qualifiant la directrice de « psychopathe ». Il est ainsi indubitable que le comportement de l’employé est allé bien au-delà de la « curiosité malsaine » qu’ont retenu les premiers juges. Il s’agit là d’un comportement totalement inadmissible, qui ne peut en aucun cas laisser subsister le lien de confiance nécessaire entre l’employeuse et le travailleur. Le licenciement avec effet immédiat était donc justifié.
(Arrêt de la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal [VD] HC/2023/117 du 22.05.2023 consid. 3)
« Bouh-ouh » l’employeur est mal organisé
Le recourant [fonctionnaire révoqué] se plaint d’une application arbitraire du droit cantonal (plus particulièrement des art. 16 LPAC et 21 ss RPAC) et d’une violation du principe de la proportionnalité. Il soutient que l’on ne saurait reprocher à un employé la violation de ses devoirs de service si sa hiérarchie ne lui donne pas les moyens de les respecter. Au vu des graves dysfonctionnements du SPAd [Service de protection de l’adulte GE], l’intimé n’aurait pas pu respecter ses devoirs comme si la situation au sein de ce service était idéale et que le recourant avait bénéficié de l’encadrement et des ressources nécessaires. Par le passé (cf. ATA/619/2010 du 7 septembre 2010), la cour cantonale avait d’ailleurs retenu que de graves dysfonctionnements devaient être pris en compte dans l’analyse d’une sanction disciplinaire. Le recourant n’aurait adopté aucun comportement pénalement répréhensible ni indigne, mais s’était simplement trouvé submergé de travail et avait fait ce qu’il pouvait avec les moyens dont il disposait.
Pour le Tribunal fédéral, les nombreux manquements reprochés au recourant, de natures diverses, concernent à la fois le suivi de personnes protégées ainsi que de dossiers urgents ou sensibles, la relation et la communication avec des interlocuteurs externes – ayant donné lieu à des plaintes récurrentes de personnes protégées, de membres de leurs familles et de partenaires du SPAd -, les relations interpersonnelles avec des collaborateurs – en particulier des collaboratrices – ainsi que l’organisation et la gestion du service. Quelles qu’aient été les conditions de travail du recourant, il n’en demeure pas moins qu’il était soumis à ses devoirs de service au sens des art. 21 ss RPAC, contrairement à ce qu’il semble sous-entendre dans son recours. Quand bien même de manière générale, des manquements à ces devoirs peuvent être pondérés par des carences structurelles et/ou organisationnelles non imputables à l’employé, en l’espèce, les dysfonctionnements dénoncés par le recourant n’expliquent pas les graves et multiples défaillances constatées dans l’exécution de son travail. Certains manquements retenus à son encontre sont d’ailleurs, de par leur nature, sans rapport avec les dysfonctionnements dont il se plaint du reste en termes très généraux. Il en va ainsi de son comportement à l’égard de ses subordonnées, plus particulièrement de ses propos et comportements inappropriés voire discriminatoires, ainsi que de sa posture autoritaire, menaçante et manipulatrice, que ne sauraient justifier une surcharge de travail ou des problèmes d’organisation et de fonctionnement du service.
On notera par ailleurs que le recourant ne soutient pas – et cela ne ressort pas des faits constatés en procédure cantonale, qui lient le Tribunal fédéral (cf. consid. 2.1 supra) – qu’il se serait plaint auprès de sa hiérarchie, avant l’entretien du 23 février 2021, de ne pas être en mesure de remplir ses obligations en raison des dysfonctionnements du service. Enfin, la jurisprudence cantonale citée par le recourant ne lui est d’aucun secours, dès lors que les manquements de l’employé dans la cause dont il se prévaut (ATA/619/2010) étaient sans commune mesure avec ceux reprochés au recourant.
Dans ces conditions, les premiers juges n’avaient pas appliqué le droit cantonal ni le principe de la proportionnalité de manière arbitraire en confirmant la révocation du recourant.
(Arrêt du Tribunal fédéral 8C_126/2023 du 4 septembre 2023, consid. 6)
Conclusion
Que retenir de ce qui précède ?
Que la défense « c’est-pas-de-ma-faute » est rarement couronnée de succès, notamment face à l’évidence et au sens commun. Il va ainsi sans dire que l’extraction de données clients sans droit pour servir un litige privé propre n’est pas admissible, de même que l’ouverture de fichiers ne vous étant pas destinés de manière reconnaissable. De la même manière, les vices reconnaissables et bien connus d’organisation de l’employeur ne sauraient excuser des fautes individuelles qui n’y entretiennent aucun rapport.
C’est heureux.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)