Explicabilité en procédure d’un document élaboré avec l’IA

[J’ai déjà traité du cas de l’expert qui utilise un document élaboré par l’intelligence artificielle en procédure (https://droitdutravailensuisse.com/2024/10/22/utiliser-lintelligence-artificielle-pour-elaborer-des-rapports-dexpert-devant-les-tribunaux/). Le juge américain en déduit que le Conseil et/ou l’expert doivent pouvoir expliquer l’IA utilisée, son fonctionnement, les hypothèses qu’elle utilise, les étapes suivies, etc. On peut en rapprocher l’arrêt du Tribunal suivant, portant sur la preuve du dommage par une banque dans un litige contre son client, quand bien même il n’est pas clair si le document utilisé avait été élaboré par une IA:]

Il n’est pas contesté que les parties sont liées par un contrat e-forex pour l’utilisation de la plateforme de négoce de devises de la banque dénommée C.________.

 La cour cantonale a retenu que, selon l’art. 4.10 ch. ii des conditions générales applicables à ce contrat e-forex, le client accepte d’ores et déjà toute transaction ou opération qui sera effectuée en vertu du système de liquidation automatique et reconnaît être seul responsable des éventuelles pertes, dommages et autres conséquences liées à la liquidation automatique de ses positions, et que, d’après, l’art. 4.10 ch. vii, dans l’hypothèse où le système de liquidation automatique ne parviendrait pas à limiter les pertes du client au montant total de sa ligne de crédit e-forex, le montant de ses pertes non couvert sera débité de son compte bancaire et qu’il devra payer le solde négatif, lequel vaut reconnaissance de dette au sens de la LP. 

La cour cantonale en a déduit, premièrement, que le client a accepté que le montant des pertes non couvert soit débité de son compte bancaire et que, s’il n’est pas disponible en cash, il doive régler immédiatement le solde négatif. Deuxièmement, elle a exclu que la clause, qui prévoit que le solde négatif du compte vaut reconnaissance de dette au sens de la LP, permette de considérer que le solde négatif du compte ferait foi. Troisièmement, elle a donc jugé qu’il incombe à la banque de prouver le montant du solde négatif du compte et, partant, le montant de sa créance.

 Ces points ne sont pas remis en cause par les parties. Il s’agira donc de vérifier si la banque a allégué et prouvé le montant de la perte, à défaut de quoi l’absence d’allégation ou l’échec de la preuve de celui-ci entraînera la perte de son droit et, par conséquent, le rejet de sa demande. 

On peut donc se dispenser de qualifier plus précisément la relation juridique nouée par les parties (arrêts 4A_334/2023 du 13 mars 2024 consid. 3.1; 4A_502 et 504/2022 du 12 septembre 2023 consid. 4.1; 4C.290/2002 du 14 janvier 2003 consid. 2.2 et les références). De même, on peut laisser ouverte la question de savoir si la perte dont le client est responsable est un dommage subi par la banque dont le client est responsable ou si elle est un dommage subi directement par le client, les parties adoptant indifféremment l’une et l’autre notions.

La Cour de céans n’examinera que les deux griefs soulevés par la banque recourante, le client intimé, de son côté, s’étant limité à répondre à ces griefs et ne soulevant pas de griefs propres.

Dans son premier grief, la banque soutient que le client n’a pas contesté le montant global du solde négatif de son compte et, partant, de sa créance à elle et qu’elle n’avait donc pas à la prouver. Elle fait valoir que la cour cantonale a violé les art. 55 al. 1, 150 al. 1 et 222 al. 2 CPC en retenant le contraire.

L’action contractuelle de la banque en paiement du solde négatif du compte du client, fondée sur l’art. 4.10 ch. ii et vii des conditions générales du contrat e-forex, est soumise à la maxime des débats (art. 55 al. 1 CPC). (…)

Il ressort des faits constatés que la banque demanderesse a allégué quatre montants globaux de pertes (all. 83 à 86) : premièrement, à la suite de la liquidation automatique de presque toutes les positions du client le 15 janvier 2015 à 10h36 environ, une perte de 1’014’902,93 USD; deuxièmement, en ajoutant à ce montant la liquidation de la dernière position du client encore ouverte, une perte totale de 1’054’220,22 USD; troisièmement, après conversion automatique en fin de journée dans la devise passerelle du compte du client, une nouvelle perte totale corrigée de 1’125’991,40 USD; enfin quatrièmement, après déduction des actifs de 193’325,62 USD du compte du client, le solde négatif du compte de 929’075 USD. 

Dans sa réponse, répondant aux allégués n° 83 à 90, le défendeur a indiqué: « Contestés ». Il a ainsi contesté le montant global de 1’014’902,93 USD de l’allégué n° 83 correspondant à la liquidation automatique de toutes ses positions, sauf une. Il a également contesté les trois allégués n° 84 à 86 qui, par addition, correction et soustraction, sont aussi des montants globaux. Cette contestation est expresse; il est clair que le défendeur a voulu et manifesté par là qu’il contestait devoir ces montants et donc finalement le montant nécessaire à couvrir le solde négatif de son compte, qui lui était réclamé par la banque. Une contestation aussi claire ne nécessite aucune autre interprétation. Le défendeur n’avait pas à motiver sa contestation. (…)  C’est donc à raison que la cour cantonale a retenu que le défendeur a clairement contesté la quotité de la perte alléguée par la banque ensuite de cette liquidation et, partant, la créance réclamée par la banque. (…)

Dans son second grief, la banque recourante reproche à la cour cantonale d’avoir apprécié arbitrairement les pièces qu’elle avait produites pour établir le montant de la perte et, partant, de sa créance, invoquant la violation de l’art. 9 Cst. et des art. 157, 177 et 178 CPC.

 La cour cantonale a estimé, au vu des critiques soulevées devant elle, qu’il lui fallait examiner la force probante des pièces produites par la banque pour établir sa créance de 929’075 USD, soit les pièces 23, 25 et 29 à 33. 

A propos de la force probante des pièces 23 et 29, invoquées à l’appui de la perte de 1’014’902,93 USD de l’allégué n° 83, la cour cantonale a constaté que la pièce 23 est un document de 13 pages intitulé « extraction des transactions en lien avec la liquidation de la position » du client, qui ne contient aucune référence à la banque et n’est pas signé et qui est une liste d’opérations, dont 135 opérations effectuées le 15 janvier avec des montants, parfois positifs parfois négatifs, qui sont incompréhensibles, aucun montant total n’étant exposé; en outre la pièce 23 contient certaines incohérences. Quant à la pièce 29, elle est une capture d’écran n’apportant aucune preuve. La cour relève que ces pièces ne permettent pas de voir comment la banque a établi la perte de 1’014’902,93 USD et que la demanderesse n’a fourni aucune explication sur ce calcul, que ces pièces sont donc sujettes à caution et ne valent qu’allégations de partie.

La cour cantonale a examiné ensuite les pièces fournies à l’appui des allégués 84 à 86 et est arrivée à la même conclusion.

La cour en a donc conclu que ces pièces confectionnées par la banque sont difficilement compréhensibles, voire incompréhensibles, présentent des incohérences et qu’elles ne sont pas suffisantes pour établir la quotité de sa créance et qu’il aurait fallu une expertise pour la déterminer, moyen de preuve que la demanderesse n’a pas offert.

Constatant ainsi que la preuve du solde du compte du client n’a pas été apportée par la demanderesse, à qui incombait le fardeau de la preuve, la cour cantonale a libéré le client de devoir payer le montant auquel le premier jugement l’avait condamné.

Il faut préciser d’emblée que la recourante ne tente même pas de fournir des explications qui permettraient de comprendre clairement les pièces 23 et 29, que la cour cantonale a qualifiées d’incompréhensibles. Dans la mesure où elle invoque qu’elle n’a pas à prouver le détail de son calcul puisqu’il n’est pas contesté, elle se base sur un fait non constaté, dont le sort a été réglé ci-dessus.

La recourante soulève deux griefs.

 Tout d’abord, en tant qu’elle reproche à la cour cantonale d’avoir apprécié la force probante des pièces qu’elle avait produites, leur déniant une telle valeur, alors qu’elle n’a pas entendu son représentant, dont l’interrogatoire ou la déposition avait été offert, la recourante ne démontre pas que ce moyen serait apte à prouver les chiffres que les pièces elles-mêmes n’ont pas permis d’établir. Il ne saurait être question de violation de l’art. 157 CPC lorsque le juge a apprécié les preuves selon son intime conviction.

Pour le reste, la recourante ne démontre pas l’arbitraire de l’appréciation de la cour cantonale. Il ne suffit en effet pas de lui opposer les déclarations d’un employé, qui, selon l’arrêt attaqué, a été interrogé comme témoin, au sujet de la façon dont la banque procède en cas de liquidation automatique, pour démontrer l’exactitude des chiffres qui y figurent. D’ailleurs, si la cour cantonale a estimé que la seule déclaration de ce témoin ne lui permettait pas d’admettre que la banque pouvait librement conserver dans ses stocks les positions du client jusqu’à ce que le cours du dollar américain se stabilise, elle s’est finalement déclarée non convaincue par les pièces produites, seule une expertise – non offerte – étant à même de la convaincre.

 Ensuite, dans la mesure où la recourante reprend les déclarations de l’employé précité pour en déduire que celui-ci avait corroboré l’authenticité des pièces qu’elle avait produites, elle méconnaît que ce n’est pas tant l’origine des pièces qui fait problème, la cour admettant que la pièce 23 a bien été confectionnée par la banque, mais bien les montants indiqués incompréhensibles et incohérents – et pour lesquels la recourante ne fournit toujours aucune explication -, qui sont insuffisants pour permettre de vérifier la perte alléguée et que seule une expertise pourrait établir à satisfaction de droit. L’arbitraire de cette appréciation n’est pas démontré. Il n’y a pas de violation des art. 177 et 178 CPC si, par appréciation des preuves, dont l’arbitraire n’est pas démontré, la cour cantonale ne s’estime pas convaincue par le montant de la perte alléguée. 

 C’est donc à raison que la cour cantonale a mis l’échec de la preuve de sa créance à la charge de la banque; il en va de même pour la preuve des allégués n° 84 à 86. Si le système informatique de la banque n’est pas en mesure de fournir le détail de chaque opération de liquidation, de façon qu’il soit possible de le contrôler, seule reste alors la preuve par expertise. Toute comparaison avec d’autres affaires, dans lesquelles l’action en paiement de la banque a été admise, est dénuée de pertinence. 

(TF 4A_301/2023 du 16 juillet 2024, consid. 3 à 5)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM

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Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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