La cave du Conseil fédéral

Les jours ont été difficiles ces temps pour le Conseil fédéral.

Les droits de douane, les drones qui ne volent pas, les avions qui vont coûter un saladier, les contrats d’armement qu’on a pas lus ou compris de travers…

Alors certes une membre éminente de cet auguste aéropage nous a quand même déclaré sa joie que les droits de douane US n’aient pas terni la grande fête du cinéma à Locarno, pendant que, pas très loin, un autre, censé s’occuper des affaires étrangères, finissait ses vacances.

Mais quand même, quelle cagade !

Comme le disait le Conseiller fédéral Parmelin, dans une des fulgurances dont il a le secret, la question, pendant ces temps difficiles, était en fait de comprendre « où la chatte a mal au pied » (voir ses interventions dans la conférence de presse du 7 août 2025 (https://www.rts.ch/info/suisse/2025/minute-par-minute/28962016.html, sous 17 heures 35).

A la lecture d’un arrêt du Tribunal administratif fédéral (A-313/2025 du 7 août 2025) on aura une petite idée de pourquoi minette boite bas à voir le temps, l’énergie et les moyens dépensés par la Chancellerie pour une simple affaire de bouteilles.

Le 4 octobre 2023, un journaliste de la Radio Télévision Suisse (RTS) adresse donc à la Chancellerie fédérale une demande formelle fondée sur la LTrans. Dans son courrier, il sollicite la remise de quatre catégories de documents : premièrement, la liste complète des vins figurant dans la cave à vin du Conseil fédéral ; deuxièmement, le budget de cette cave pour chacune des cinq dernières années ; troisièmement, les directives internes relatives à son utilisation ; quatrièmement, les critères appliqués pour sélectionner les bouteilles.

Dix jours plus tard, la Chancellerie fédérale répond par un refus pur et simple. Dans sa lettre du 13 octobre 2023, elle ne cherche pas à invoquer un motif d’exception lié à la protection d’intérêts publics ou privés (comme le permettrait l’art. 7 LTrans), mais affirme que la demande est tout simplement hors champ : selon elle, la cave à vin relève de la « sphère du Conseil fédéral », c’est-à-dire de l’activité gouvernementale du collège, et non de l’administration fédérale soumise à la transparence.

Le journaliste ne s’en satisfait pas et, le 24 octobre 2023, dépose une demande de réexamen. Il y fait valoir que la cave à vin est entretenue et gérée par des services administratifs ; que son financement provient de fonds publics ; et que la transparence sur son contenu et son coût est légitime. La Chancellerie maintient sa position dans une nouvelle réponse datée du 27 octobre 2023 : les documents demandés concernent, selon elle, des aspects logistiques et représentatifs liés au fonctionnement du Conseil fédéral en tant qu’organe gouvernemental, ce qui justifie l’exclusion.

Conformément à la procédure prévue par la LTrans, le journaliste saisit alors le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) d’une demande de médiation. Cette instance indépendante cherche à rapprocher les positions, mais les échanges n’aboutissent pas. Dans sa recommandation du 8 novembre 2024, le PFPDT prend clairement parti : il estime que les documents en cause sont bien des documents officiels au sens de la loi et que l’accès doit être accordé, sous réserve de caviarder les données personnelles (noms, coordonnées des fonctionnaires). Il souligne que la gestion de la cave à vin est une activité administrative courante, qu’elle soit assurée directement par la Chancellerie ou par un office fédéral.

La Chancellerie fédérale décide de ne pas suivre cette recommandation. Par décision formelle du 29 novembre 2024, elle confirme son refus, en reprenant ses arguments initiaux.

En janvier 2025, le journaliste saisit le Tribunal administratif fédéral (TAF). Son recours vise à faire constater que les documents sollicités sont des documents officiels soumis à la LTrans, et à obtenir leur communication.

Le TAF rappelle d’abord qu’il est compétent pour connaître de tels recours, que la procédure a été respectée et que la cause est recevable.

Le cœur du litige porte sur l’art. 2 LTrans. Son alinéa 1, lettre a, exclut du champ de la loi « les activités du Conseil fédéral en tant qu’autorité gouvernementale ». Cette exclusion vise les actes de direction politique et les délibérations collégiales, et non les tâches purement administratives.

Le Tribunal commence par souligner que la Chancellerie fédérale a une double nature : elle est à la fois l’état-major du Conseil fédéral (assistance, planification, coordination) et une unité administrative centrale (gestion de ressources, exécution de tâches techniques). Dans le premier rôle, elle agit en dehors de la LTrans ; dans le second, elle est soumise aux obligations de transparence.

Le Tribunal passe ensuite en revue chaque catégorie de documents. Pour ce qui concerne les conditions de commande des vins, il s’agit clairement d’un acte administratif. Il ne porte en effet pas sur une délibération politique, mais sur des modalités techniques d’approvisionnement. La participation de l’OFAG, qui est sans conteste soumis à la LTrans, renforce cette conclusion.

Pour ce qui est de  la liste des vins de la cave, elle est certes tenue par la Chancellerie, mais les achats et budgets sont gérés par l’OFAG. La constitution de cette liste relève donc d’une activité de gestion courante et non d’une mission gouvernementale.

Pour ce qui est des communications relatives aux usages, à la sélection et à la commande des vins, il s’agit là aussi d’actes administratifs ne concernant pas la prise de décision politique.

Pour ce qui est des relevés des budgets annuels de la cave, là encore il s’agit de documents comptables administratifs, que rien  ne permet de qualifier d’actes liés au « fonctionnement collégial » du Conseil fédéral.

Ayant établi que les documents entrent dans le champ d’application de la loi, le Tribunal vérifie ensuite si l’administration pouvait refuser l’accès sur la base des exceptions prévues aux art. 7 et 8 LTrans. Or la Chancellerie n’a invoqué aucun de ces motifs : ni protection d’intérêts publics prépondérants (sécurité, relations extérieures, politique monétaire), ni protection de données personnelles sensibles au sens strict. Rien ne s’oppose donc à la communication.

Le seul point restant est celui des données personnelles. Pour les noms et coordonnées des producteurs de vin figurant dans la liste, le PFPDT avait déjà estimé que ces informations ne sont pas sensibles et que l’intérêt public à leur divulgation est supérieur à l’intérêt privé à la confidentialité. Le TAF partage cette analyse et décide, exceptionnellement, de renoncer à la consultation préalable des producteurs : celle-ci serait disproportionnée au regard de la nature des données.

Pour les employés fédéraux, le recourant a accepté que leurs noms, fonctions, numéros de téléphone et adresses e-mail soient biffés. Le Tribunal ordonne donc ce caviardage, ce qui permet de protéger la sphère privée tout en assurant la transparence sur le reste du contenu.

Le Tribunal admet le recours, annule la décision de la Chancellerie et ordonne la remise des documents.

On tremble à l’idée que la Berne fédérale aurait pu mettre autant de temps, d’énergie et de combativité à la préparation de négociations internationales, à la tenue de séances de crise ou à la préparation de solutions alternatives dans un contexte de crise diplomatique et tarifaire.

Au moins, maintenant, on saura ce qu’ils vont boire pour oublier ce terrible été.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans transparence, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire