Soupçon de commission d’une infraction par un employé: devoirs d’investigation de l’employeur

3. L’appelante [l’employeuse] reproche au Tribunal d’avoir considéré que le licenciement immédiat de l’intimé était injustifié.

3.1.1 L’employeur et le travailleur peuvent résilier immédiatement le contrat en tout temps pour de justes motifs (art. 337 al. 1 CO). Sont notamment considérés comme de justes motifs, toutes les circonstances qui, selon les règles de la bonne foi, ne permettent pas d’exiger de celui qui a donné le congé la continuation des rapports de travail (art. 337 al. 2 CO). (…)

Selon l’art. 8 CC, il appartient à la partie qui se prévaut de justes motifs d’une résiliation immédiate d’apporter la preuve de leur existence (ATF 130 III 213 consid. 3.2; arrêt du Tribunal fédéral 4A_169/2016 du 12 septembre 2016 consid. 6.1)

3.1.2 L’infraction pénale commise par le travailleur à l’occasion de son travail, comme un vol commis au préjudice de l’employeur, constitue usuellement un motif de résiliation immédiate (ATF 137 III 303 consid. 2.1.1; Donatiello, CR CO I, 2021, n. 10 ad. art. 337). Elle détruit en général le lien de confiance nécessaire aux rapports de travail, indépendamment de la durée de ceux-ci et du montant du dommage subi par l’employeur (Wyler/Heinzer/Witzig, Droit du travail, 2024, p. 796; Gloor, Commentaire du contrat de travail, 2022, n. 41 ad art. 337 CO).

Selon la jurisprudence, le soupçon d’infraction grave ou de manquement grave peut rendre impossible la continuation des relations de travail et justifier un licenciement avec effet immédiat, quand bien même l’accusation portée contre l’employé se révèle ensuite infondée ou ne peut pas être prouvée (arrêts du Tribunal fédéral 4A_335/2023 du 20 octobre 2023 consid. 4.1.1 et 4A_694/2015 du 4 mai 2016 consid. 2.3). Toutefois, certains éléments excluent généralement le bien-fondé d’un congé-soupçon, soit parce que le manquement ne serait pas suffisamment important pour justifier un congé immédiat, soit parce que l’employeur n’a pas fait tout ce qu’on pouvait exiger de lui pour vérifier les soupçons (arrêts du Tribunal fédéral du 4A_365/2020 du 5 avril 2022, consid. 3.1.2 et 4A_419/2015 du 19 février 2016 consid. 2.1.2).

Le dépôt d’une plainte pénale par l’employeur et les soupçons sérieux qu’il peut nourrir à l’endroit du travailleur ne constituent pas en tant que tels un motif de renvoi immédiat, car il s’agit de circonstances qui ne dispensent pas celui qui invoque les justes motifs d’établir la réalité objective des faits dont il se prévaut (arrêts du Tribunal fédéral non publiés du 24 avril 1996, dans la cause 4C_247/1995, consid. 2a et du 22 août 1997 dans la cause 4C_543/1996 consid. 2b/bb; Wyler/Heinzer/Witzig, op. cit., p. 789). (…)

Le licenciement immédiat est justifié lorsque l’employeur résilie le contrat sur la base de soupçons et parvient ensuite à établir les circonstances à raison desquelles le rapport de confiance entre les parties doit être considéré comme irrémédiablement rompu. En revanche, si les soupçons se révèlent infondés, l’employeur doit supporter les conséquences de l’absence de preuve; le licenciement immédiat sera généralement considéré comme injustifié, sauf circonstances particulières, notamment lorsque l’employé a empêché la manifestation de la vérité de façon déloyale. C’est donc en principe la situation réelle qui prévaut, quand bien même elle n’est établie que postérieurement à la résiliation des rapports de travail (arrêts du Tribunal fédéral 4A_253/2015 du 6 janvier 2016, consid. 3.2.3 et 4A_365/2020 du 5 avril 2022 consid. 3.1.2).

3.1.3 L’employeur qui soupçonne concrètement l’existence d’un juste motif doit prendre immédiatement et sans discontinuer toutes les mesures qu’on peut raisonnablement exiger de lui pour clarifier la situation. Compte tenu des conséquences importantes de la résiliation immédiate, l’employeur doit pouvoir établir les faits avec soin, ou en tout cas d’une manière qui résiste à l’examen d’une procédure judiciaire, en veillant à ne pas atteindre la réputation du travailleur par une condamnation hâtive (ATF 138 I 113 consid. 6.2 et 6.3.3; arrêt du Tribunal fédéral 4A_206/2019 du 29 août 2019 consid. 4.2.2).

Le soupçon doit être étayé par des éléments probants. Plus le soupçon est grave, plus des garanties doivent être octroyées au travailleur : droit d’être renseigné préalablement sur l’accusation, droit d’être entendu, absence de pression. Quant aux actes d’enquête de l’employeur, ils doivent être immédiats et continus (Witzig, Droit du travail, 2018, n. 887). En présence de soupçons, il est légitime et justifié de recueillir la version des faits de la personne mise en cause, spécialement lorsque la conduite qui lui est attribuée est de nature à mettre en cause son intégrité; cette audition doit être comprise comme un aspect du devoir de l’employeur de respecter la personnalité du travailleur au sens de l’art. 328 CO (Wyler/Heinzer/Witzig, op.cit., p. 787).

3.2.1 Contrairement à ce que plaide l’appelante, l’intimé n’est pas la seule personne à avoir accédé au tiroir de l’armoire entre le moment où les sachets d’or ont été découverts et le moment où leur disparition a été constatée. En effet, l’extrait vidéo du 29 juin 2021 montre que plusieurs autres personnes se sont rendues à proximité de l’armoire en question. En particulier, les dernières secondes de la vidéo montrent un employé marchant d’un pas rapide en direction de l’armoire avec des papiers dans la main. De plus, l’agent de sécurité ayant visualisé les images a déclaré que trois personnes, dont l’intimé, s’étaient approchées de l’armoire entre les 28 et 29 juin 2021, de sorte qu’on ne peut exclure que les deux autres personnes peuvent également être soupçonnées. En outre, seul le tiroir du haut de l’armoire étant visible, l’intimé disparaît complétement du champ de la caméra quand il se baisse, de sorte qu’il n’est pas possible d’établir ses faits et gestes à ce moment-là. Le fait qu’il porte sa main à sa poche après s’être relevé n’est pas suffisamment probant. Enfin, on ignore si d’autres éléments pertinents ont pu se dérouler entre le 29 juin 2021 à 12h22 et le 1er juillet 2021 à 11h, dans la mesure où seul un extrait vidéo de 6 minutes a été produit pour ladite période dans le cadre de la procédure. Même si les caméras se déclenchent seulement en cas de mouvement, il est surprenant qu’aucune autre image de l’armoire en question n’ait été enregistrée pendant deux jours, dès lors que cette dernière était accessible à tous et située à côté de l’ascenseur.

Ainsi, les images prises le 29 juin 2021 ne permettent pas d’établir que B______ aurait caché l’or dans le tiroir le 28 juin 2021 et l’aurait repris le lendemain.

Puisqu’elle n’avait que des soupçons, l’appelante ne peut donc être suivie lorsqu’elle soutient qu’elle n’avait pas à procéder à l’interrogatoire de l’intimé avant de le licencier avec effet immédiat au motif qu’une telle audition n’aurait apporté aucun élément substantiel autre qu’une contestation. Il lui appartenait, au contraire, de prendre immédiatement les mesures nécessaires pour clarifier la situation et vérifier ses soupçons. Elle aurait dû interroger l’intimé en le confrontant aux images de vidéosurveillance et récolter sa version des faits, ce d’autant plus que celui-ci, à sa sortie de son audition par la police, avait manifesté le souhait d’en discuter avec son supérieur. A cet égard et contrairement à ce que soutient l’appelante, tant l’audition de l’intimé par la police que le dépôt d’une plainte pénale ne la dispensaient pas d’établir avec soin les justes motifs invoqués. En outre, il pouvait être attendu de l’appelante, qu’après avoir visionné les images de vidéosurveillance, elle vérifie auprès du service de sécurité le résultat de la fouille opérée sur l’intimé au soir du 29 juin 2021 à sa sortie des locaux, voire même au soir des 30 juin et 1er juillet 2021, afin d’obtenir des éléments susceptibles de renforcer ou non ses soupçons.

Comme l’a à juste titre retenu le Tribunal, l’appelante n’a pas fait preuve de la prudence requise par les circonstances. En ne procédant pas aux vérifications nécessaires, elle s’est livrée à une condamnation hâtive de l’intimé. Le courrier de licenciement étant daté du 2 juin 2021, soit le jour de l’arrestation de l’intimé, il appert que le sort de ce dernier était d’ores et déjà scellé avant même que son audition dans les locaux de la police ne soit terminée. Ainsi, l’appelante a failli à ses obligations à plus d’un titre.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice ACJC/1283/2025 du 22.09.2025, consid. 3)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence Artificielle

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