Licenciement immédiat d’un employé agressif et véhément

Photo de Nandhu Kumar sur Pexels.com

J’ai suffisamment, sur ce site, relevé le caractère risqué du licenciement avec effet immédiat en raison des incertitudes portant sur son caractère justifié, pour ne pas relever l’exemple ci-après, où il semblait s’imposer, au vu des faits retenus par la Chambre des prud’hommes (et contrairement à l’appréciation du Tribunal, assez curieusement) :

L’appelante [= l’employeuse]  reproche au Tribunal d’avoir violé l’art. 337 CO en considérant que le licenciement immédiat était injustifié. Selon elle, le licenciement immédiat se justifiait au regard de la gravité des évènements survenus le 19 février 2021 à la suite de la communication à l’intimé [= l’employé] de son congé, en particulier du comportement agressif et menaçant adopté par celui-ci à l’égard de ses collègues et des conséquences de ce comportement sur la marche du service et sur les autres employées.

Selon l’art. 337 al. 1 1ère phrase CO, l’employeur et le travailleur peuvent résilier immédiatement le contrat en tout temps pour de justes motifs. Sont notamment considérées comme de justes motifs toutes les circonstances qui, selon les règles de la bonne foi, ne permettent pas d’exiger de celui qui a donné le congé la continuation des rapports de travail (art. 337 al. 2 CO).

La résiliation immédiate pour justes motifs doit être admise de manière restrictive. Seule une violation particulièrement grave des obligations contractuelles peut justifier une telle résiliation ; si le manquement est moins grave, il ne peut entraîner une résiliation immédiate que s’il a été répété malgré un avertissement.

Le juge apprécie librement s’il existe de justes motifs (art. 337 al. 3 in initio CO) et il applique les règles du droit et de l’équité (art. 4 CC). A cet effet, il prendra en considération tous les éléments du cas particulier, notamment la position et la responsabilité du travailleur, le type et la durée des rapports contractuels, ainsi que la nature et l’importance des incidents invoqués. Plus, au moment des faits, la fin des rapports de travail était proche (par exemple par écoulement du délai de congé pour un contrat déjà résilié), plus le juge se montrera restrictif dans l’admission de justes motifs.

L’art. 328 al. 1 CO oblige l’employeur à respecter, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur. Cette obligation lui impose de prendre les mesures adéquates si la personnalité du travailleur fait l’objet d’atteintes notamment de la part d’autres membres du personnel. Lorsqu’un employé porte sérieusement atteinte aux droits de la personnalité de l’un de ses collègues, par exemple en proférant des menaces à son encontre, il viole gravement une des obligations découlant du contrat de travail (art. 321a CO), de sorte qu’une résiliation immédiate au sens de l’art. 337 CO peut s’imposer. Dans une telle hypothèse, c’est l’obligation pour l’employeur de protéger ses autres travailleurs, sous peine d’engager sa propre responsabilité, qui est à l’origine du licenciement immédiat. Pour apprécier la gravité de l’atteinte, il convient donc de mesurer son impact sur la personnalité du travailleur qui en a été victime, en tenant compte de l’ensemble des circonstances et notamment des événements qui l’ont précédée. L’effet du comportement en cause sur l’employeur n’est pas déterminant, puisque celui-ci n’est qu’indirectement touché.

La partie qui entend se prévaloir d’un fait justifiant la résiliation immédiate du contrat de travail doit agir sans tarder, sous peine de forclusion; si elle tarde, elle est réputée avoir définitivement renoncé à la résiliation immédiate. Un délai de réflexion de deux à trois jours ouvrables est à cet égard présumé approprié.

Un fait intervenu avant le congé donné en application de l’art. 337 CO, mais dont la partie ayant donné le congé immédiat ignorait l’existence et ne pouvait la connaître au moment de résilier le contrat, peut être invoqué après coup pour justifier le congé, pour autant qu’il faille considérer que, si la partie en avait eu connaissance, il aurait rempli les conditions d’un juste motif au sens de l’art. 337 al. 2 CO (ATF 142 III 579 consid. 4.3, étant toutefois relevé que la dernière phrase de la partie publiée de ce considérant paraît considérer qu’il suffirait que les faits apparus postérieurement et les faits invoqués lors du congé puissent, pris ensemble [insgesamt], être qualifiés de juste motif).

Il appartient à la partie qui se prévaut de justes motifs de résiliation immédiate d’en établir l’existence (art. 8 CC).

Dans le cas d’espèce, il résulte du dossier que, onze mois environ avant les faits ayant donné lieu au licenciement avec effet immédiat, l’intimé avait adressé à une collègue dont il n’avait pas apprécié le comportement un message grossier, insultant et menaçant. Il avait alors reçu de la direction de l’établissement, en mai 2020, un avertissement formel l’invitant, en référence à ce message, à adopter « quelles que soient les circonstances » un comportement respectueux et professionnel et à régler les éventuels différends avec ses collègues « avec respect et bienveillance », si nécessaire en présence d’un responsable, son attention étant attirée sur le fait qu’une récidive entraînerait la résiliation des rapports de travail.

Huit mois plus tard, en janvier 2021, l’intimé a adopté à l’égard de sa collègue de travail J______ une attitude irrespectueuse, l’attrapant par sa queue de cheval et lui demandant en riant si elle « aimai[t] ça ». Il a par ailleurs tenu à son égard, parfois devant des tiers, des propos dénigrants et/ou moqueurs concernant sa personnalité et son physique. J______ en a retiré de la honte et de la crainte à l’égard de l’intimé, évitant d’être seule avec lui et le fuyant lorsque cela était possible.

Un tel comportement revêt un caractère de gravité certain. Il dénote de la part de l’intimé une absence de considération pour ses collègues – nonobstant l’avertissement explicite signifié moins d’une année auparavant – de même qu’une absence de prise de conscience des conséquences susceptibles d’en découler pour les personnes concernées (honte, crainte) au vu notamment de son aspect physiquement impressionnant (à tout le moins aux yeux des collègues de sexe féminin) et du caractère dénigrant de ses remarques. On peut cependant douter qu’il atteigne, à lui seul, un degré de gravité suffisant pour pouvoir être qualifié de juste motif au sens de l’art. 337 al. 2 CO de telle sorte (…) [qu’]il n’en sera pas tenu compte pour apprécier le caractère justifié ou non du congé immédiat signifié le 19 février 2021.

A cette date, l’intimé s’est vu signifier son licenciement ordinaire, dont les motifs lui ont été exposés par la directrice de l’Etablissement et la responsable des soins aux pensionnaires. Alors qu’il aurait eu la possibilité de contester – que ce soit lors de l’entretien ou par la suite (art. 336b al. 1 CO) – tant la réalité des motifs invoqués par l’employeur que le caractère justifié du congé ordinaire, il a immédiatement attribué la responsabilité de celui-ci (elles « l’auraient sur la conscience ») aux deux collaboratrices – F______ et G______ – qui avaient assisté à l’incident de la veille et dont il pensait manifestement qu’elles l’avaient « dénoncé ». Supposé ensuite se rendre directement dans les vestiaires, d’où il aurait été accompagné jusqu’à la sortie par la directrice et/ou la responsable des soins, l’intimé est monté dans les étages dans le but manifeste de dire à ses supposées « dénonciatrices » ce qu’il pensait de leur comportement. (…)

Arrivé dans les étages, il a demandé à I______ – qu’il a confondue avec F______ – de le suivre dans une pièce inoccupée puis, se plaçant devant la porte fermée, lui a demandé ce qu’elle (en réalité F______) et G______ avaient rapporté à son propos. Ce n’est qu’après avoir réalisé sa méprise qu’il s’est excusé et est reparti. Si I______ n’a « à aucun moment » eu peur de l’intimé, il n’est pas certain qu’il en aurait été de même si elle avait eu des raisons de penser qu’elle était bien la personne à qui l’intimé voulait parler.

L’intimé a ensuite interrompu G______ alors qu’elle dispensait des soins à un pensionnaire et, après lui avoir demandé – faisant valoir une urgence – de le suivre dans une pièce inoccupée, s’est derechef positionné devant la porte fermée et lui a reproché d’être à l’origine de son licenciement, ajoutant qu’elle serait la prochaine à « sauter ». Au vu du contexte, il ne fait aucun doute que le fait pour l’appelant de se placer devant la porte était destiné et de nature à empêcher son interlocutrice de quitter la pièce avant qu’il ait pu lui faire part de sa désapprobation : il eut en effet fallu, pour que G______ puisse échapper aux reproches véhéments qui lui étaient adressés, qu’elle obtienne de l’intimé qu’il se déplace pour lui laisser le passage, ce que rien dans l’attitude de ce dernier, dont presque tous les témoins ont relevé la carrure imposante, ne laissait espérer. Il existait donc bien un élément de contrainte, que l’intimé ait ou non eu en plus la main sur la poignée de la porte. Ajouté au caractère agressif des propos de l’intimé, cet élément a entraîné chez G______, qui n’était jusqu’alors même pas informée du licenciement de l’intimé, un état de désarroi se traduisant notamment par une crise de larmes.

Ce comportement de l’intimé, dont lui-même admet qu’il était « agité » (…) s’est répandu dans les étages de l’établissement, provoquant un vent de panique tel que plusieurs collaboratrices, certaines en pleurs, se sont enfermées dans un bureau en attendant un retour à la normale. La crainte de se trouver à nouveau confrontées à l’intimé a en outre conduit plusieurs employées, dont G______, à se faire amener et reprendre du travail par un tiers les jours suivants.

Par cette manière de se comporter, l’intimé a contrevenu frontalement aux injonctions faisant l’objet de l’avertissement de mai 2020, relatives au comportement respectueux qu’il devait adopter à l’égard de ses collègues et à l’obligation de régler les éventuels conflits avec bienveillance et si nécessaire en présence d’un supérieur, et désobéi aux instructions de sa hiérarchie de se rendre directement aux vestiaires sans monter dans les étages. Il a perturbé l’exploitation de l’établissement, d’abord en prétextant une urgence pour interrompre l’activité de G______ puis en effrayant les autres collaboratrices, qui se sont réfugiées dans un bureau. Surtout, il a porté atteinte à la personnalité de G______, qu’il a contrainte à endurer les reproches véhéments (et injustifiés) qu’il lui a adressés, provoquant chez celle-ci un état de désarroi et d’insécurité.

Il s’agit là d’un comportement d’une gravité particulière, par laquelle l’intimé a démontré que, imperméable aux demandes répétées de sa hiérarchie, il s’estimait en droit de réagir aux injustices dont il pensait être victime en s’en prenant directement aux collègues qu’il tenait pour responsables, ce en faisant fi tant des nécessités du service que de la personnalité des collègues concernées, qui plus est en jouant de son physique imposant. La décision de l’appelante de lui signifier son congé avec effet immédiat est donc justifiée, en regard aussi bien de la violation par l’intimé de l’avertissement qui lui avait été infligé que de la nécessité de protéger le reste du personnel de l’établissement contre ses excès, au vu en particulier de sa conviction d’être légitimé à se faire justice propre de ce qu’il percevait comme des injustices ou des comportements peu loyaux. Il ne pouvait en effet être exigé de l’appelante qu’elle poursuive les rapports de travail jusqu’à leur terme, les événements du 19 février 2023 ayant démontré aussi bien le danger créé par l’intimé pour la personnalité de ses collègues que son caractère incontrôlable. Il importe peu à cet égard que, au moment où le congé extraordinaire a été signifié, un congé ordinaire avec libération de l’obligation de travailler avait déjà été communiqué à l’intimé : le comportement de l’appelant était en effet de nature à détruire définitivement la relation de confiance entre les parties, et l’appelante pouvait légitimement craindre que, s’il restait membre du personnel de l’établissement jusqu’au terme du délai de congé, l’intimé n’intervienne à nouveau, d’une manière ou d’une autre, auprès de ses collègues. Les mesures prises par l’appelante immédiatement après la résiliation immédiate, soit le mandat donné à une entreprise de sécurité pour se prémunir d’une tentative de l’intimé d’accéder aux locaux, démontrent à cet égard le caractère sérieux des craintes inspirées par le caractère impulsif et vindicatif de l’intimé.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de Justice [GE] CAPH/129/2023 du 11.12.2023)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

Avatar de Inconnu

About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
Cet article, publié dans Licenciement immédiat, Protection de la personnalité, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire