Recrutement, intelligence artificielle (IA) et discrimination (class action)

Introduction

Une décision récente d’une Cour californienne ouvre la voie à une Class action contre Workday Inc, en raison de l’utilisation d’une intelligence artificielle de recrutement dont il est soutenu qu’elle serait discriminatoire en raison de l’âge.

Vous trouverez ci-après quelques notions générales sur la Class Action en droit US pour les juristes continentaux, avant un résumé de la décision :

La Class Action en droit US

La class action est un mécanisme procédural du droit américain qui permet à un ou plusieurs demandeurs d’intenter une action en justice au nom d’un groupe plus large de personnes, appelé la « classe » (class). Concrètement, elle permet à un tribunal de gérer des litiges qui seraient autrement ingérables si chaque membre du groupe devait comparaître individuellement. Ainsi, les membres d’une classe, c’est-à-dire les personnes qui ont subi un préjudice similaire de la part du défendeur, peuvent être représentés collectivement dans une même procédure. Cette action collective, une fois jugée ou réglée, lie en principe tous les membres du groupe, y compris ceux qui n’en ont pas été informés ou notifiés, sauf exceptions prévues. Ce pouvoir particulier impose au tribunal de veiller attentivement à ce que la procédure soit équitable pour tous les membres du groupe. Le mécanisme peut être mis en œuvre devant les juridictions fédérales en vertu de la règle 23 des Federal Rules of Civil Procedure (FRCP ; https://www.law.cornell.edu/rules/frcp/rule_23), ou devant les juridictions des différents Etats selon la base de de la demande.

Les class actions revêtent une importance particulière en droit américain, car elles permettent de rendre des décisions ou de conclure des règlements applicables à un grand nombre de personnes, sans qu’une participation individuelle soit nécessaire dans chaque cas. Ce caractère contraignant, même sans notification individuelle, est contraire aux règles habituelles du due process et exige donc des garanties procédurales strictes. Si leur principal avantage est de traiter des litiges impliquant un grand nombre de demandeurs, leur utilité dépasse cette seule fonction. Elles permettent également d’éviter que le défendeur soit confronté à des obligations contradictoires, de protéger les intérêts des membres absents, de proposer une gestion économique des litiges similaires et de répartir les coûts de la procédure entre les membres d’une même classe. Les juridictions américaines, notamment dans les affaires United States Parole Comm’n v. Geraghty et General Telephone Co. v. Falcon, ont souligné ces fonctions essentielles du dispositif.

Sur le plan procédural, la règle 23 du droit fédéral énonce les conditions à remplir pour qu’une action soit qualifiée de class action. Le juge doit d’abord constater que le nombre de membres rend leur jonction dans une même procédure pratiquement impossible. Il faut aussi que leurs prétentions soulèvent des questions de droit ou de fait communes, que les demandes ou défenses du ou des représentants soient typiques de celles du groupe, et que ces représentants puissent défendre adéquatement les intérêts collectifs. À ces quatre conditions générales (appelées numérosité, communauté, typicalité et adéquation), s’ajoute l’exigence de satisfaire à au moins une des conditions spécifiques de la règle 23(b). Ces dernières prévoient que l’affaire peut être jugée en class action si des actions individuelles comporteraient un risque de jugements incompatibles, si le défendeur a agi d’une manière générale envers le groupe entier, ou si les questions communes prédominent et que la class action constitue le moyen le plus adéquat pour résoudre le litige.

Les actions intentées en vertu de la règle 23(b)(3) sont soumises à des exigences particulières. Tous les membres identifiables doivent être notifiés de la procédure, comme l’a décidé la Cour suprême dans l’affaire Eisen v. Carlisle & Jacquelin. Chaque membre dispose du droit de se retirer de la procédure, ce qui lui permet de poursuivre sa propre action. Ceux qui restent peuvent également être représentés par un avocat personnel.

Sur le plan historique, les actions représentatives existent depuis les débuts du droit anglais. Toutefois, la class action moderne est une création plus récente, apparue dans les juridictions d’equity comme exception à la règle générale selon laquelle les parties doivent plaider en leur propre nom. Cette exception, connue sous le nom de « necessary parties rule », exigeait initialement que toutes les personnes ayant un intérêt substantiel au litige soient parties à l’action. Le juge Story, dans l’affaire West v. Randall, justifiait cette exigence par le souci d’éviter une multitude de procès, de garantir des décisions complètes et d’éviter les injustices résultant d’une vision partielle des faits.

Face aux difficultés qu’impliquait cette règle dans les affaires impliquant un grand nombre de parties, les juridictions d’equity ont développé des exceptions. Elles permettaient, notamment, à quelques personnes de représenter un groupe entier dans les cas où la question était d’intérêt général ou lorsque les membres du groupe formaient une association poursuivant des objectifs communs. Comme l’a souligné la Cour suprême dans Ortiz v. Fibreboard Corp., la common law était mal équipée pour traiter les préjudices subis par un grand nombre de personnes dispersées géographiquement. Les actions collectives ont donc évolué comme une réponse structurelle à cette lacune.

Aux États-Unis, cette évolution a commencé en 1842, lorsque la Cour suprême a adopté l’Equity Rule 48, qui reconnaissait officiellement les actions représentatives lorsque les parties étaient trop nombreuses pour être citées individuellement. Toutefois, cette règle n’avait pas d’effet contraignant pour les parties absentes. Il a fallu attendre 1853, avec l’arrêt Smith v. Swormstedt, pour que les droits et obligations des parties absentes soient représentés et que la décision les lie. En 1912, l’Equity Rule 48 est devenue la Rule 38, qui maintenait le caractère représentatif de l’action mais étendait sa portée aux parties absentes.

C’est finalement en 1938, avec l’adoption des Federal Rules of Civil Procedure, que la class action a pris sa forme moderne, par le biais de la règle 23. Néanmoins, ce n’est qu’avec la révision de 1966 que le mécanisme s’est structuré tel qu’on le connaît aujourd’hui. Cette révision a conféré à la class action une fonction centrale dans la gestion collective des litiges en droit américain.

Ainsi, bien qu’elle tire son origine du droit d’equity, la class action est aujourd’hui un instrument de procédure codifié et indispensable à l’efficacité du système judiciaire américain. Elle permet à un petit nombre de plaignants de représenter et de lier juridiquement un groupe entier par une seule action judiciaire, tout en nécessitant des garanties procédurales strictes pour préserver les droits des membres absents.

(Source et liens vers les jurisprudences citées : https://www.law.cornell.edu/wex/class_action)

Mobley v. Workday – Order granting preliminary collective certification

Dans son « Order granting preliminary collective certification » du 16 mai 2025, la juge Rita F. Lin (U.S. District Court, Northern District of California), dans l’affaire Mobley v. Workday, Inc. (Cae No 23-cv-00770-RFL), ouvre la porte à une action collective contre Workday Inc. en raison des pratiques discriminatoires en raison de l’âge alléguées par les demandeurs.

Dans cette affaire, Derek Mobley et plusieurs autres demandeurs âgés de plus de quarante ans ont engagé une procédure collective contre la société Workday, Inc., spécialisée dans les logiciels de gestion des ressources humaines. Ils reprochent à Workday d’avoir conçu et commercialisé un système algorithmique de présélection des candidatures qui discrimine indirectement, mais systématiquement, les candidats plus âgés. Ces demandeurs affirment avoir soumis des centaines de candidatures via la plateforme de Workday sans jamais obtenir un seul entretien. Selon eux, les algorithmes intégrés dans les outils de Workday jouent un rôle déterminant dans les décisions d’embauche, et produisent un effet discriminatoire lié à l’âge. La présente décision du tribunal porte exclusivement sur la demande de certification préliminaire d’une class action au titre de l’Age Discrimination in Employment Act (ADEA ; https://www.eeoc.gov/statutes/age-discrimination-employment-act-1967) permettant ainsi l’envoi d’une notification aux personnes potentiellement concernées pour qu’elles puissent, si elles le souhaitent, se joindre à l’action (opt-in).

La question centrale était de déterminer si les membres potentiels de la collectivité proposée étaient suffisamment similaires à Mobley pour justifier la certification. Aux États-Unis, les actions collectives fondées sur l’ADEA sont régies par les règles procédurales de la Fair Labor Standards Act (FLSA), qui impose que les demandeurs soient « similarly situated », c’est-à-dire dans une situation comparable sur les éléments matériels du litige. La jurisprudence a établi un cadre en deux étapes. Lors de la première phase, une certification préliminaire peut être accordée sur la base d’allégations substantielles étayées par des déclarations ou des éléments de preuve limités. Cette première certification autorise uniquement la diffusion d’une notification aux personnes concernées. La seconde phase intervient après le « discovery », pendant laquelle le défendeur peut alors demander la « décertification ».

Workday avait demandé au tribunal d’imposer un standard probatoire plus exigeant que celui prévu à cette première phase, au motif que certaines informations avaient déjà été échangées entre les parties. La juge Lin rejette catégoriquement cette proposition, rappelant qu’un tel glissement du standard créerait une insécurité juridique, favoriserait des stratégies dilatoires et irait à l’encontre des principes dégagés par la jurisprudence. Elle réaffirme que le standard applicable est celui des « substantial allegations », c’est-à-dire un niveau de vraisemblance suffisamment élevé pour justifier une notification, mais sans exiger la preuve définitive de la similarité.

Sur le fond, Mobley a présenté des allégations précises concernant deux outils de présélection intégrés dans la suite logicielle de Workday. Le premier, le module « Candidate Skills Match » (CSM), analyse les compétences extraites des offres d’emploi et des CV pour évaluer leur degré de correspondance. Les résultats sont classés sur une échelle allant de « strong » à « unable to score ». Le second, le « Workday Assessment Connector » (WAC), repose sur l’apprentissage machine et aurait pour effet de désavantager, de manière indirecte, les candidats appartenant à des catégories protégées en apprenant des préférences implicites des employeurs. Selon Mobley, ces outils déterminent en pratique quelles candidatures méritent d’être transmises aux recruteurs, créant ainsi un effet de tri opaque et potentiellement discriminatoire. Workday, de son côté, soutient que ces outils n’émettent pas de « recommandations » au sens juridique, mais se contentent d’offrir des données que les clients peuvent choisir d’ignorer.

La juge rejette l’argument de Workday selon lequel l’absence de rejet automatique ou de recommandation explicite impliquerait l’inexistence d’un système de présélection. Elle rappelle que, selon les propres documents marketing de Workday, l’entreprise revendique le recours à des « job recommendations » fondées sur l’IA. De plus, la manière dont les scores sont produits et transmis influe nécessairement sur la probabilité qu’un candidat soit retenu. Elle estime donc que le cœur du litige – à savoir l’effet potentiellement discriminatoire de l’outil – est commun à tous les membres de la collectivité proposée.

Workday conteste également l’existence d’une politique uniforme applicable à tous les candidats. Selon elle, les entreprises clientes peuvent activer ou désactiver librement les modules IA, ce qui exclurait l’unicité du traitement. La juge rejette là aussi l’argument, précisant que le groupe proposé par Mobley est délibérément limité aux candidats ayant effectivement été soumis aux outils de présélection IA activés. Elle souligne que la variation des effets entre employeurs ou entre outils n’exclut pas l’existence d’une politique centrale identifiable, notamment lorsque la logique algorithmique est commune. Elle rappelle que l’existence d’un impact disparate dû à une politique globale est une question de preuve commune justifiant l’action collective.

Quant aux différences entre candidats – en termes de qualifications, de volume de candidatures ou de taux de rejet –, la Cour estime qu’elles n’empêchent pas la certification préliminaire. Elle rappelle que les membres du groupe n’ont pas à être identiques, mais doivent simplement partager un lien factuel ou juridique pertinent pour la résolution du litige. À ce stade, Mobley a démontré que la présélection IA constitue un facteur commun à tous les candidats concernés, et que l’effet allégué de cette présélection – un désavantage basé sur l’âge – est susceptible d’être démontré par une preuve statistique collective.

Workday soutenait encore que les candidats non qualifiés ou ceux qui auraient reçu un entretien ne devraient pas faire partie du groupe. La juge réfute cette approche, soulignant qu’en matière de discrimination fondée sur un impact disparate, la question centrale n’est pas de savoir si un individu aurait obtenu le poste, mais s’il a été privé de la possibilité de concourir à égalité. À ce titre, la jurisprudence reconnaît que l’atteinte réside dans l’inégalité d’accès et non dans l’issue finale du processus. L’inclusion dans le groupe n’exige donc pas de démontrer que chaque membre aurait été recruté en l’absence de discrimination.

La question de la faisabilité de la notification est également abordée. Workday invoque des difficultés techniques et contractuelles pour identifier les candidats concernés, notamment en raison de clauses de confidentialité avec ses clients. Toutefois, la Cour relève que ces contrats contiennent des clauses d’exception en cas d’ordonnance judiciaire, et que Workday dispose en pratique de la capacité de savoir quels outils ont été activés, quels scores ont été attribués et quels candidats peuvent être identifiés via des proxys d’âge (comme les dates de diplôme). La taille potentielle du groupe – évoquant des centaines de millions de candidatures – ne constitue pas un obstacle. La juge insiste sur le fait que la notification est un droit des personnes concernées, même en cas de discrimination de grande ampleur, et que le contenu de la notification doit faire l’objet d’un encadrement judiciaire approprié pour garantir sa neutralité.

En conclusion, la juge Lin accorde la certification préliminaire du groupe défini comme suit : toutes les personnes âgées de 40 ans ou plus qui, depuis le 24 septembre 2020, ont postulé à des emplois via la plateforme de Workday et ont été privées d’une recommandation d’embauche. Elle précise que cela inclut les cas où l’algorithme a produit un score ou une recommandation négative, que cette information ait été transmise à l’employeur ou ait conduit à un rejet automatique. Elle invite les parties à se réunir pour élaborer un plan de notification, régler les questions techniques liées à l’accès aux données et définir les modalités de diffusion de l’avis.

Ainsi, par cette décision, la Cour fédérale autorise l’ouverture d’une action collective d’envergure nationale, centrée sur l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle dans le recrutement, et leur potentiel effet discriminatoire à l’encontre des candidats plus âgés. Cette affaire constitue un jalon majeur dans l’application des droits fonsamentaux aux technologies de sélection algorithmique et soulève des enjeux fondamentaux quant à la transparence, l’équité et la responsabilité dans les processus automatisés d’embauche.

(Source : https://s3.documentcloud.org/documents/25947837/us-dis-cand-3-23cv770-d227363983e4833-order-by-judge-rita-f-lin-granting-106-preliminary.pdf)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS en Droit et Intelligence artificielle

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About Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M., Yverdon-les-Bains
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