Compétence de la juridiction prud’homale pour un prêt en rapport avec un contrat de travail ?

Lama

La question litigieuse est de savoir si le litige qui oppose les parties est de la compétence du Tribunal de première instance (et, en cas d’appel, de la Chambre civile de la Cour de justice), soit l’autorité ordinairement compétente pour les actions de la juridiction civile, ou de la compétence du Tribunal des prud’hommes, en tant que tribunal spécial compétent pour les actions relevant du contrat de travail.

Aux termes de l’art. 4 al. 1 CPC, le droit cantonal détermine la compétence matérielle et fonctionnelle des tribunaux, sauf disposition contraire de la loi.

Dans le canton de Genève, le Tribunal des prud’hommes est compétent pour statuer en première instance sur « les litiges découlant d’un contrat de travail, au sens du titre dixième du code des obligations  » (art. 1 al. 1 let. a de la loi genevoise sur le Tribunal des prud’hommes [LTPH; RS/GE E 3 10]). La Chambre des prud’hommes de la Cour de justice connaît des appels et recours dirigés contre les jugements de cette autorité (art. 124 let. a de la loi genevoise sur l’organisation judiciaire [LOJ; RS/GE E 2 05]).

Pour déterminer si, en l’espèce, le litige découle du contrat de travail, la cour cantonale a d’emblée affirmé l’existence de deux  » fondements juridiques distincts  » (contrat de travail et contrat de prêt) et d’un  » concours d’actions « , avant de rechercher, pour désigner l’autorité compétente, le fondement prépondérant du litige.

On peine à comprendre le raisonnement des juges cantonaux selon lequel il existerait un  » concours d’actions « , ce d’autant plus qu’ils ne prétendent à aucun moment que la demanderesse pourrait justifier sa prétention au remboursement aussi bien en se fondant sur le (seul) contrat de prêt qu’en invoquant le (seul) contrat de travail. Il n’y a toutefois pas lieu de s’attarder sur ce point. Il suffit ici de constater que les juges précédents ont qualifié – et il s’agit de l’élément central de leur motivation – de  » très ténu  » le lien entre le contrat de prêt (qui fonde l’obligation de remboursement du montant de 500’000 USD remis en octobre 2014 à titre de prêt) et le contrat de travail et que, en l’absence d’un lien  » suffisant  » avec celui-ci, la compétence du tribunal ordinaire (et non de la juridiction prud’homale) ne peut être niée.

Cette interprétation correspond à celle qui a été confirmée par la Cour de céans dans l’arrêt 4A_242/2014 du 2 septembre 2014 (consid. 4) : pour qu’un litige découle d’un contrat de travail, il faut que la créance, objet de la demande, soit en relation avec un rapport de travail; il a été précisé qu’une telle relation existe lorsque la créance (litigieuse) correspond à des prestations promises au travailleur en contrepartie de son activité (arrêt 4A_242/2014 du 2 septembre 2014 consid. 4). On ne saurait dès lors pas reprocher à la cour cantonale d’avoir fait une interprétation arbitraire du droit cantonal.

Selon le recourant, le lien avec le contrat de travail est évident dans le cas d’espèce puisque la société prêteuse (l’employeur) s’est réservée la possibilité de compenser ses dettes vis-à-vis de l’emprunteur (l’employé) (montants éventuellement dus au titre de paiement d’un bonus différé) avec sa créance découlant du contrat de prêt (montant encore dû par l’emprunteur).

Il ressort de l’arrêt cantonal que la société prêteuse a mentionné spontanément l’éventuelle compensation dans son mémoire de demande. Elle entendait démontrer, en anticipant l’éventuelle objection que le défendeur pourrait opposer dans sa réponse, qu’elle n’était plus sa débitrice (les bonus ayant tous été payés au défendeur) et, partant, qu’une compensation n’était pas envisageable. Ces allégations ne comportent aucun élément déterminant susceptible de remettre en cause la qualification du fondement juridique du litige qui vient d’être retenue (contrat de prêt), mais elles portent exclusivement sur les modalités de remboursement du montant prêté. Cela étant, elles sont impropres à démontrer le caractère insoutenable du raisonnement qui a conduit les juges cantonaux à reconnaître la compétence du Tribunal de première instance.

Les autres éléments de fait mis en évidence par le recourant (le prêt a été accordé au défendeur parce qu’il était salarié de la demanderesse; le contrat de prêt fait référence à sa qualité d’employé; le prêt a été dénoncé en raison de la fin des rapports de travail; dans les courriels ou courriers de la demanderesse, la fin des rapports de travail et le remboursement du prêt sont toujours liés, etc.) ne sont pas davantage susceptibles de démontrer l’arbitraire de la décision cantonale. Ils permettent certes de comprendre que le prêt a été octroyé au défendeur  » à l’occasion  » du rapport de travail, mais non de déterminer que le prêt  » découlerait  » d’un contrat de travail.

Plus précisément, on ne saurait taxer d’arbitraire la décision cantonale puisqu’il ne résulte pas de l’arrêt cantonal que l’octroi du prêt correspondrait à une prestation promise au travailleur en contrepartie de son activité (et non seulement  » à l’occasion  » de celle-ci). Il ne ressort en particulier pas des constatations cantonales que le défendeur aurait bénéficié, de par son statut d’employé, de conditions favorables pour obtenir le prêt.

Le recourant tente de tirer argument de l’arrêt 4A_76/2011 du 11 avril 2011 (consid. 2 avant-dernier par.) dans lequel la Cour de céans a relevé que,  » selon le Tribunal de première instance, les juridictions ordinaires n’étaient pas compétentes pour connaître de prétentions fondées sur un contrat de prêt s’inscrivant dans une relation entre travailleur et employeur (…) « . Il relève toutefois lui-même que ce point n’a pas été contesté devant la Chambre civile cantonale et qu’il n’était pas discuté devant le Tribunal fédéral, de sorte que celui-ci ne l’a pas examiné, mais qu’il a considéré l’interprétation comme  » acquise « . On ne saurait donc en tirer un quelconque élément favorable à la thèse du recourant.

La critique est sans consistance.

Le contrat de prêt étant le fondement juridique du litige, celui-ci ne découle pas du contrat de travail et le Tribunal de première instance est dès lors compétent pour juger du litige qui divise les parties.

En conséquence, le recours contre la décision rendue par la cour cantonale doit être rejeté, par substitution de motifs.

(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_80/2019 du 25 novembre 2019)

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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