Corriger Dürrenmatt

Photo de Dayan Rodio sur Pexels.com

Or donc il advint que, dans une école de la bonne Ville de Zurich, le professeur Philippe W. se prit de vouloir corriger Dürrenmatt (Watson.ch all, 15.12.2022).

Saisi par un élève du malaise qu’il éprouvait à lire un certain mot dans la pièce Die Physiker (1962), ce bon maître se répandit dans les réseaux sociaux pour annoncer qu’il ne ferait plus étudier cette œuvre (pourtant au programme), et ce aussi longtemps que l’éditeur ne « corrigerait » pas la chose dans les éditions qu’il proposerait à l’étude de ses élèves. Les journaux, euphémisant l’euphémisme, n’osèrent même pas reproduire ledit mot tel quel, lequel n’apparaissait d’ailleurs que deux fois dans le texte. Philippe W. assura par ailleurs que sa décision n’avait suscité le courroux que de quelques « vieux hommes » (20min.ch all 19.12.2022), ce qui, apparemment suffisait à attester de la noblesse et de l’adéquation de cette demande d’épuration.

On ne sait naturellement s’il faut rire ou pleurer de tant de prétention. Les associations zurichoises d’enseignants ne semblent d’ailleurs pas avoir partagé le zèle purificateur du professeur W.

Bien sûr, on pourrait rappeler au professeur W. que Dürrenmatt n’était pas exactement un suprémaciste. Membre du Groupe d’Olten, il a fait, toute sa vie, partie des chapeaux à plume de l’intelligentsia progressiste en Suisse, ce qui est bien connu. Et ce fait seul aurait pu indiquer au professeur W. que les usages de la langue, et notre susceptibilité auxdits usages, évoluent avec le temps (ce qui est une lapalissade). Le bon maître aurait pu notamment y voir un point d’ancrage solide pour expliquer à ses élèves ce qui, en littérature, sépare le contingent et l’accessoire de l’essentiel.

Mais l’anecdote est plus lourde de sens et de signification que les vantardises d’un maître de la Kantonschule d’Enge, car elle révèle tout entier le grand mouvement d’euphémisation du monde, et qui traverse tout : enseignement, journalisme, droit, économie, ressources humaines. A la réalité des choses, fusse-t-elle coruscante et urticante, on substitue maintenant d’autres mots, nappés d’une syntaxe hasardeuse, glacé d’un sabir de plus en plus abscons – mais arrosés de bienveillance et d’inclusion pour respecter les « sensibilités ». L’exquise susceptibilité de nos jeunes contemporains s’en trouvera certes moins heurtée, mais le sens s’éloignera, et on aura bientôt cessé de croire aux mots.

C’est donc sur cette base que l’on va « corriger Dürenmatt», au lieu de l’enseigner.

Ainsi va le monde.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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