Résiliation immédiate du contrat de travail par l’employé pour justes motifs

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Les parties étaient liées, depuis 2009, par un contrat de travail (oral) de durée indéterminée, que l’employé a résilié avec effet immédiat en date du 14 février 2014.

La recourante ( = l’employeur) se plaint d’une violation de l’art. 337 CO. Selon elle, l’intimé ( = l’employé) ne disposait pas d’un juste motif lui permettant de mettre sur-le-champ un terme au contrat de travail et de prétendre ainsi être indemnisé sur la base de l’art. 337b CO.

L’art. 337 CO autorise l’employeur comme le travailleur à résilier immédiatement le contrat en tout temps pour de justes motifs (al. 1). Sont notamment considérés comme de justes motifs toutes les circonstances qui, selon les règles de la bonne foi, ne permettent pas d’exiger de celui qui a donné le congé la continuation des rapports de travail (al. 2).

Selon la jurisprudence, la résiliation immédiate pour justes motifs est une mesure exceptionnelle qui doit être admise de manière restrictive (ATF 137 III 303 consid. 2.1.1). Seul un manquement particulièrement grave peut justifier une telle mesure (ATF 142 III 579 consid. 4.2). Par manquement, on entend généralement la violation d’une obligation découlant du contrat de travail, mais d’autres incidents peuvent aussi justifier une telle mesure (ATF 137 III 303 consid. 2.1.1; 130 III 28 consid. 4.1; 129 III 380 consid. 2.2). L’élément en cause doit être objectivement propre à détruire le rapport de confiance essentiel au contrat de travail ou, du moins, à l’atteindre si profondément que la continuation des rapports de travail ne peut raisonnablement pas être exigée; de surcroît, il doit avoir effectivement abouti à un tel résultat (ATF 142 III 579 consid. 4.2 et les arrêts cités). Le juge apprécie librement, selon les règles du droit et de l’équité (art. 4 CC), si la résiliation immédiate répond à de justes motifs (art. 337 al. 3 CO). Il prendra en considération toutes les circonstances du cas particulier et sa décision, rendue en vertu d’un pouvoir d’appréciation, ne sera revue qu’avec réserve par le Tribunal fédéral (entre autres, ATF 130 III 28 consid. 4.1).

Lorsque – comme c’est le cas en l’occurrence – la résiliation immédiate intervient à l’initiative du travailleur, le Tribunal fédéral a admis l’existence de justes motifs notamment en cas d’atteinte grave aux droits de la personnalité de l’employé, consistant par exemple dans une modification unilatérale ou inattendue de son statut qui n’est liée ni à des besoins de l’entreprise, ni à l’organisation du travail, ni à des manquements de sa part; il en est ainsi en cas de retrait d’une procuration non justifié par l’attitude du travailleur (arrêts 4A_132/2009 du 18 mai 2009 consid. 3.1.1; 4C.119/2002 du 20 juin 2002 consid. 2.2; 4C.240/2000 du 2 février 2001 consid. 3b/aa), en cas d’une attribution de tâches contraire aux assurances que l’employeur venait de fournir à l’employée concernant son statut dans l’entreprise (arrêt C.426/1985 du 25 novembre 1985 consid. 2b) ou encore en cas de retrait sans nécessité à un courtier d’un important portefeuille représentant environ 25% des primes d’assurance produites par les affaires confiées (arrêt précité 4A_132/2009 consid. 3.1.2).

Selon l’arrêt cantonal attaqué, le motif de la résiliation immédiate du contrat par l’employé réside dans le « différend au sujet du statut de l’employé », ce dernier s’étant emporté lors de l’altercation du 14 février 2014 et ayant décidé de cesser immédiatement de travailler pour la l’employeuse. La cour cantonale précise plus loin que la résiliation a été « donnée en réaction au contrat de travail écrit voulu » par l’employeuse.

La Cour d’appel civile a examiné ensuite si « un tel contrat de travail pouvait valablement être imposé au travailleur ». Elle a relevé à cet égard que « la modification voulue par l’employeur [tenait] à la soumission de [l’intimé] à un contrat de travail écrit, le faisant passer du statut de «sous-traitant indépendant» à celui de salarié » et que « le contrat de travail écrit proposé par [la recourante] » induisait une diminution significative du revenu de l’intimé, « ce qui constitu[ait] clairement une modification unilatérale du contrat de travail ». Selon l’arrêt entrepris, la soumission à un contrat de travail écrit était justifiée par la bonne marche de l’entreprise, dès lors que celle-ci avait eu à rattraper les cotisations sociales dues pour l’intimé à la suite de l’intervention de la SUVA et de la caisse de compensation AVS. Cependant, l’adaptation s’accompagnait d’une diminution significative du revenu de l’intimé – lequel passait d’environ 4’000 fr. mensuels en moyenne à moins de 2’500 fr. en tenant compte de la part du treizième salaire -, « conséquence de la baisse du salaire horaire ainsi que des horaires de travail diminués et imposés, tels que prévus dans le contrat rédigé par la [recourante] ». L’autorité précédente conclut qu' »en tant qu’elle dépassait la simple adaptation répondant à une nécessité de l’entreprise, cette modification, unilatérale et inattendue, ne pouvait valablement être imposée à l’employé », qui disposait dès lors d’un juste motif pour mettre fin aux rapports de travail avec effet immédiat.

Il résulte des faits souverainement établis par la cour cantonale que, depuis le début de leurs relations contractuelles, les parties considéraient – à tort – que l’intimé œuvrait comme un sous-traitant indépendant; aucune charge sociale n’a été prélevée sur la rémunération ni payée en rapport avec celle-ci, étant précisé que l’intimé était affilié à la caisse de compensation AVS du canton de Fribourg en qualité de personne sans activité lucrative; le contrat oral liant les parties prévoyait alors une rétribution de 30 fr. par heure; le taux d’activité de l’intimé était d’environ 80%. A la suite des rattrapages ordonnés par la SUVA et la caisse de compensation AVS, il était clair que l’intimé exerçait une activité dépendante; son statut dans l’entreprise de la recourante devait ainsi être régularisé, ce qui supposait pratiquement l’établissement d’un contrat de travail écrit. Dans cette perspective, la recourante a soumis à l’intimé un contrat écrit, lequel se référait expressément à la convention collective de travail pour le secteur du nettoyage pour la Suisse romande et prévoyait un salaire horaire de 23 fr. ainsi qu’un taux d’activité d’environ 70% selon des horaires fixes, et non plus variables. Il ne s’agissait pas simplement de mettre par écrit la teneur du contrat oral, en précisant les déductions liées aux assurances sociales, mais bien de modifier le contrat notamment sur l’élément essentiel du montant de la rémunération. Le contrat rédigé par la recourante constituait ainsi une offre de contracter, soumise à l’assentiment de l’intimé. La situation ici en cause est donc différente de celles décrites dans la jurisprudence en rapport avec une modification unilatérale du statut du travailleur dans le cadre des rapports de travail existants.

L’intimé a refusé de signer le contrat proposé, se disputant à ce sujet avec l’associé gérant de la recourante et, dans la foulée, résiliant le contrat de travail oral avec effet immédiat.

La question est de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, l’intimé était légitimé à mettre un terme sur-le-champ aux rapports contractuels, « en réaction » au contrat proposé par la recourante comme l’écrit la cour cantonale. Indépendamment de la date à laquelle l’intimé a pris connaissance du projet et, partant, de son temps de réaction qualifié de trop important par la recourante, il convient de se demander dans quelle mesure la proposition de contrat écrit touchait à la relation de confiance entre les parties. La cour cantonale met en avant le point de vue subjectif de l’intimé, qui a déclaré devant le premier juge avoir refusé la proposition de la recourante de reprendre le travail après l’altercation du 14 février 2014 parce que « [l]a confiance était rompue ». Or, pour constituer un juste motif de résiliation, l’atteinte à la relation de confiance doit également être grave objectivement. Et, en l’occurrence, force est de conclure que tel n’est pas le cas. L’intimé demeurait libre d’accepter ou non l’offre de la recourante, son statut n’étant pas modifié unilatéralement par cette dernière contrairement à ce que la cour cantonale a admis. Faute d’accord, les conditions du contrat oral, en particulier la rémunération par heure, restaient en vigueur. Face au refus de l’intimé, la balle était dans le camp de la recourante, qui pouvait reprendre la négociation ou résilier le contrat dans le délai légal ordinaire, par un congé-modification au sens large. Mais, en tant que tel, le fait de soumettre au collaborateur l’offre susmentionnée, dans le cadre du processus de régularisation de son statut contractuel, n’était pas, objectivement, une circonstance propre à rompre ou, en tout cas, à atteindre le rapport de confiance devant exister entre les parties, au point que l’intimé ne pouvait plus, du jour au lendemain, raisonnablement fournir sa prestation à la recourante. C’est le lieu de rappeler le caractère exceptionnel de la résiliation immédiate pour justes motifs, admise de manière restrictive qu’elle émane de l’employeur ou du travailleur.

En considérant que, dans les circonstances du cas particulier, l’intimé était légitimé à mettre un terme sans délai au contrat liant les parties, la cour cantonale a abusé du pouvoir d’appréciation que l’art. 337 al. 1 CO lui confère. Il s’ensuit que l’intimé ne dispose pas envers la recourante d’une prétention déduite d’une résiliation justifiée au sens de l’art. 337b CO.

Sur le vu de ce qui précède, le recours doit être admis, ce qui conduit à l’annulation de l’arrêt attaqué et au rejet de la demande de l’intimé.

(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_595/2018 du 22 janvier 2020)

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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