Solde compte courant associé: prêt, salaire ou dividende?

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A l’issue d’un contrôle des salaires déclarés par A.________ Sàrl pour la période du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2017, la Caisse cantonale vaudoise de compensation AVS (ci-après: la caisse) a constaté que le compte courant de B.________ auprès de la société présentait au 31 décembre 2017 un solde débiteur de 211’656 fr., résultant principalement de prélèvements et d’achats privés. B.________ était le seul associé et gérant de A.________ Sàrl et en détenait l’intégralité des parts sociales depuis le 3 mai 2016. En l’absence d’un contrat écrit de prêt, la caisse a qualifié de salaire déterminant la différence de solde entre les 1er janvier et 31 décembre 2016 ainsi que 1er janvier et 31 décembre 2017 (fiche de contrôle du 12 mars 2019). Elle a exigé de la société qu’elle lui verse 25’391 fr. 35 pour les cotisations sociales dues sur les reprises de salaires pour les années 2016/2017 et 2557 fr. 80 pour les intérêts moratoires courus (décisions du 28 mars 2019, confirmées sur opposition le 13 mai 2019).

Le litige porte sur la qualification (prêt; salaire) des prélèvements effectués par B.________ par le biais du compte courant dont il est titulaire auprès de la société intimée pendant la période comprise entre les 1er janvier 2016 (et non 2015 comme mentionné par le tribunal cantonal ou allégué par la caisse recourante) et 31 décembre 2017 et sur la possibilité consécutive à cette qualification pour l’administration recourante de percevoir (ou non) des cotisations sociales sur lesdits prélèvements. Quoi qu’en disent les autorités concernées, les montants prélevés par l’associé gérant en 2015 ne faisaient pas partie de l’objet de la contestation (…).

Sur la base des pièces comptables déposées durant la procédure, la juridiction cantonale a constaté que les prélèvements effectués par l’associé gérant sur les comptes bancaires de la société intimée pour payer diverses dépenses privées avaient été retranscrits dans le compte 2850 « C/C B.________ » (compte courant associé). Elle a considéré que, lorsqu’il était débiteur, un tel compte démontrait que l’associé avait emprunté de l’argent à sa société (qui disposait dès lors à son encontre d’une créance en restitution) et suffisait à établir l’existence d’un prêt au sens des art. 312 ss CO. Elle a en outre retenu que la décision des autorités fiscales (qui avaient admis l’existence d’une dette du montant porté au débit du compte courant associé) corroborait son assertion. Elle en a déduit que les montants prélevés par B.________ devaient être qualifiés de prêt, et non de salaire, mais qu’ils pourraient être qualifiés différemment en cas d’abandon de créance par la société intimée. 

La caisse recourante soutient que les retraits de l’associé gérant sur son compte auprès de la société intimée doivent être qualifiées de salaire. Elle fait essentiellement grief au tribunal cantonal de s’être fondé sur une jurisprudence (ATF 145 V 50 relatif au versement d’un salaire déguisé sous la forme de dividendes) et une norme (art. 23 RAVS relatif aux revenus d’une activité lucrative indépendante), non pertinentes dans le cas d’espèce, ainsi que sur la qualification de dette par l’autorité fiscale des prélèvements évoqués, non contraignante ou impérative en matière d’assurance-vieillesse et survivants. Elle considère au regard de l’ATF 134 V 297 consid. 2.1 p. 299 ss que, dans la mesure où aucun dividende n’a été provisionné pour couvrir le compte courant associé, les retraits de B.________ ne peuvent pas être considérés comme un rendement du capital mais reposent sur les rapports de travail, de sorte qu’il s’agit d’un salaire déguisé sur lequel des cotisations doivent être perçues. Elle estime par ailleurs que le fait, d’une part, que l’associé gérant rembourse 800 fr. par mois d’un emprunt de 13’000 fr. dûment inscrit comme tel dans la comptabilité mais que, d’autre part, il prélève d’une façon régulière sur son compte courant des sommes qu’il ne restitue que de manière aléatoire et ont fini par constituer un solde débiteur de 211’656 fr. 61 au 31 décembre 2017 démontre que B.________ n’a pas l’intention de rembourser la société et que celle-ci a abandonné sa créance envers lui. Elle prétend finalement que cette situation engendre des risques d’abus envers les assurances sociales dès lors qu’il suffirait au seul associé gérant d’une société de renoncer à la créance de celle-ci à son encontre après l’écoulement du délai de cinq ans du droit de réclamer le paiement de cotisations sociales pour éviter d’en payer. 

 L’OFAS partage le point de vue de l’administration recourante. Il soutient que la juridiction cantonale ne pouvait se contenter d’entériner l’avis des autorités fiscales à propos de l’existence d’une dette privée d’un montant équivalant au solde débiteur du compte courant de B.________ auprès de la société intimée pour qualifier de prêt les retraits effectués régulièrement par celui-ci, mais aurait dû examiner le respect des conditions qu’un prêt présuppose dans le cadre de transactions au débit d’un compte courant actionnaire. 

 La société intimée conteste les arguments de la caisse recourante et de l’OFAS. Elle soutient plus particulièrement que, si les faits établis par l’ATF 145 V 50 sont différents du cas d’espèce, cet arrêt souligne néanmoins la nécessité pour les caisses de compensation de ne pas s’écarter des décisions prises par l’administration fiscale. Elle considère également que l’analyse minutieuse par le tribunal cantonal des documents comptables déposés devant lui démontre que cette autorité ne s’est pas limitée à suivre aveuglément l’avis de ladite administration quant à la nature des prélèvements de l’associé gérant, mais qu’elle a dûment établi l’existence d’un prêt et nié un abandon de créance. Elle prétend enfin que la reconnaissance de l’existence d’un prêt dans cette situation n’engendre pas de risques d’abus dans la mesure où le délai de prescription du droit de réclamer le versement des cotisations ne commencerait à courir qu’au moment de l’abandon de créance. 

L’associé unique d’une société à responsabilité limitée, comme en l’espèce, à l’instar de l’actionnaire unique d’une société anonyme, peut devenir le débiteur de sa propre société s’il possède auprès de celle-ci un compte courant avec un solde débiteur ou s’il en a obtenu un prêt. Ces deux possibilités, avérées en l’occurrence selon les constatations du tribunal cantonal et les allégations de la caisse recourante, doivent toutefois répondre à des conditions particulières pour que les prestations versées par la société à l’associé puissent être effectivement qualifiées de prêt. Tel est le cas si le solde du compte courant reste minime, s’il y a des mouvements aussi bien à son débit qu’à son crédit et si des intérêts sont portés en compte. Tel est également le cas si le prêt à l’actionnaire ou à l’associé (inscrit en tant que tel dans la comptabilité de la société) est accordé à moyen ou long terme dans un but particulier et si ses conditions (notamment les intérêts et les modalités de remboursement) sont fixées par contrat ou sont conformes au marché. 

 La caisse recourante ne conteste pas que le remboursement d’un montant de 13’000 fr. par des mensualités de 800 fr. prélevées depuis le mois de février 2017 sur le salaire de l’associé gérant corresponde à la qualification du compte 2857 « Prêt B.________ ». Elle prétend en revanche que le compte 2850 « C/C B.________ » ne pouvait pas être assimilé à un prêt puisque le cumul de sommes prélevées de manière régulière et remboursés de façon aléatoire laissait apparaître un solde débiteur de 211’656 fr. 61 à la fin de l’année 2017. Son argumentation est fondée. En effet, les constatations succinctes de la juridiction cantonale – qui s’est en l’espèce limitée à inférer l’existence d’un prêt de la société intimée à l’associé gérant du fait que le second disposait auprès de la première d’un compte courant qui présentait un solde débiteur au 31 décembre 2017 et que les autorités compétentes en matière fiscales avaient reconnu l’existence de la dette du second envers la première – ne permettent pas d’établir la conclusion à laquelle cette autorité est parvenue. Les éléments mis en avant par la caisse recourante au cours de la procédure démontrent au contraire l’existence d’un « prêt fictif » dont le défaut de contrat de prêt, l’impossibilité de dégager de la comptabilité le but visé par ce prêt, l’absence de remboursement et de conditions d’amortissement, la prise en charge de dépenses privées de l’associé, le montant du solde débiteur comptabilisé en sont effectivement autant d’indices, concluants en l’occurrence. 

La reconnaissance par le fisc d’une dette de B.________ envers la société d’un montant équivalant au solde débiteur du compte courant ne change rien à ce qui précède. Certes, à l’instar de ce qui prévaut pour la détermination du revenu et du capital propre (cf. art. 9 al. 3 LAVS en lien avec l’art. 23 RAVS), les informations fournies par les autorités fiscales, qui ont des implications en droit fiscal, sont en principe contraignantes pour les autorités compétentes en matière d’AVS, notamment en ce qui concerne le point de savoir s’il existe un revenu provenant d’une activité lucrative et, cas échéant, d’une activité indépendante ou salariée. Les autorités compétentes en matière d’AVS peuvent toutefois procéder à leurs propres investigations, plus approfondies, s’il existe – comme en l’espèce – des doutes sérieux quant à l’exactitude de la communication fiscale.

Dans la mesure où le total des montants réglés par B.________ par le biais de son compte courant ne peut pas être assimilé à un prêt, il appartenait aux autorités saisies du dossier de déterminer dans quelle mesure les prestations versées par la société intimée à son employé et associé correspondaient à une rémunération du travail (salaire déterminant) soumise à cotisations d’après les art. 4 et 5 LAVS ou à une distribution (cachée) de bénéfice (rendement ou revenu du capital) imposable au sens de l’art. 20 al. 1 let. c LIFD

 Afin d’opérer la délimitation entre salaire déterminant et revenu du capital, il y a lieu de se fonder sur la nature et la fonction de l’avantage concédé, la qualification donnée par les parties à cet égard n’étant pas décisive. Les prélèvements effectués sur le bénéfice net d’une société trouvant un fondement suffisant dans les rapports de travail (distribués par exemple sous forme de tantièmes au sens de l’art. 7 let. h RAVS) sont considérés comme du salaire déterminant. Les prestations qui ne peuvent être justifiées par les rapports de travail mais qu’une société fournit à ses sociétaires, à elle-même ou à des personnes proches de ses sociétaires, sans contrepartie correspondante, qu’elle ne fournirait pas à des tiers non concernés dans des circonstances identiques ne font en revanche pas partie du salaire déterminant mais doivent être qualifiées de distribution de bénéfices ou de dividende. Afin de déterminer si une partie du dividende doit être convertie en salaire déterminant soumis à cotisations, il convient d’examiner s’il existe une disproportion manifeste, d’une part, entre la prestation de travail et le salaire versé  et, d’autre part, entre le capital propre engagé dans l’entreprise et le dividende.

 Les constatations succinctes du tribunal cantonal – qui tendaient à qualifier de prêt les prélèvements de B.________ sur les comptes de la société intimée – ne permettent pas de dire si lesdits montants trouvent leur fondement dans les rapports de travail ou dans l’activité déployée en tant qu’associé gérant de la société. Les considérations de la caisse recourante tout au long de la procédure ne le permettent pas davantage. Par décision du 29 mars 2019, celle-ci avait seulement établi un décompte des prestations dues pour la période litigieuse. Ce décompte reposait sur la fiche de contrôle du 12 mars 2019. Il y était constaté l’existence d’un compte courant associé présentant un solde débiteur résultant principalement de prélèvements et d’achats privés et l’absence d’un contrat de prêt y relatif. Ces éléments justifiaient la qualification du solde mentionné de salaire déterminant. Dans sa décision sur opposition du 13 mai 2019, elle avait confirmé sa conclusion. Faisant référence à l’art. 678 CO concernant la restitution de prestations indues, elle y avait en outre expliqué que les prélèvements privés tels que ceux effectués par B.________ par le biais de son compte courant étaient admissibles uniquement s’ils étaient concrètement remboursés et si un contrat de prêt établissait le montant des remboursements ainsi que des intérêts ou si des salaires équivalant aux prélèvements en question étaient déclarés. A défaut de tels éléments, elle avait implicitement conclu que les montants prélevés à titre privé constituaient un salaire déguisé sous la forme d’un prêt. Ces éléments permettent encore moins de se prononcer sur le rapport entre le travail fourni et le salaire versé ou le capital engagé et les dividendes reçus sous forme de prêt. A ce sujet, on relèvera que les éléments disponibles mais non constatés ajoutent encore à la confusion. Ainsi, on ignore si le salaire mensuel déclaré de 8500 fr. correspond à la rémunération perçue pour le travail accompli en relation avec la gestion de la société ou pour un éventuel travail effectué pour le compte de la société active notamment dans la fabrication de bijoux ou les deux. On ne comprend en outre pas comment B.________, dont le nom apparaît pour la première fois au Registre du commerce le 3 mai 2016, a pu effectuer des prélèvements sur les comptes de la société intimée depuis le 1er janvier 2015 déjà. 

 Dans ces circonstances, il convient d’annuler le jugement cantonal ainsi que la décision administrative et de renvoyer la cause à la caisse recourante pour qu’elle complète l’instruction, en déterminant si – cas échéant dans quelle proportion et depuis quand – les prélèvements de l’associé gérant sur les comptes de la société intimée constituent du salaire déterminant ou des dividendes, et rende une nouvelle décision. 

 (Arrêt du Tribunal fédéral 9C_77/2020 du 25 mars 2021)

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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