Conflit d’intérêts de l’avocat: qui décide?

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La capacité de postuler est la faculté d’accomplir personnellement les actes de procédure en vertu du droit de procédure applicable. Elle appartient naturellement aux parties, mais aussi à leurs représentants en procédure (avocats). Elle constitue une condition de recevabilité. Fréquemment, en pratique, la capacité de postuler de l’avocat (mandaté par une partie pour le représenter) est mise en cause par une autre partie en raison d’un conflit d’intérêts ou d’un manque d’indépendance. Qui tranche alors de cette question ? Le tribunal chargé du litige ou l’autorité de surveillance cantonale des avocats ? Pour la 1ère fois, le Tribunal tranche la question dans un arrêt 5A_485/2020 du 25 mars 2021 destiné à la publication (consid. 6) :

 Selon l’art. 49 al. 1 Cst., le droit fédéral prime le droit cantonal qui lui est contraire. Ce principe de la primauté du droit fédéral fait obstacle à l’adoption ou à l’application de règles cantonales qui éludent des prescriptions de droit fédéral ou qui en contredisent le sens ou l’esprit, notamment par leur but ou par les moyens qu’elles mettent en œuvre, ou qui empiètent sur des matières que le législateur fédéral a réglementées de façon exhaustive. 

L’art. 122 Cst., tout en posant à son alinéa 1 que la législation en matière de droit civil et de procédure civile relève de la compétence de la Confédération, réserve expressément, à son alinéa 2, la compétence des cantons dans le domaine de l’organisation judiciaire et de l’administration de la justice en matière de droit civil sauf disposition contraire de la loi. Cette réserve implique que l’on ne peut parler d’une véritable autonomie des cantons, mais plutôt de compétences parallèles; les cantons demeurent souverains tant que le droit fédéral n’a pas réglé la question de manière exhaustive. Il n’en demeure pas moins que, lorsque le droit fédéral comporte des règles qui portent atteinte à la compétence cantonale en matière d’organisation judiciaire, il doit être interprété restrictivement et se limiter à ce qui est nécessaire, en particulier s’agissant de l’application du droit de procédure civile. 

 Aux termes de l’art. 12 let. c LLCA, l’avocat évite tout conflit entre les intérêts de son client et ceux des personnes avec lesquelles il est en relation sur le plan professionnel ou privé. Celui qui, en violation de cette obligation, accepte ou poursuit la défense d’intérêts contradictoires doit se voir dénier par l’autorité la capacité de postuler. L’interdiction de plaider est, en effet, la conséquence logique du constat de l’existence d’un tel conflit

La LLCA ne désigne pas l’autorité compétente habilitée à empêcher de plaider l’avocat confronté à un conflit d’intérêts, lorsqu’une procédure est en cours. L’art. 34 al. 1 LLCA prévoit au contraire que les cantons règlent la procédure. Selon les cantons, la décision initiale à ce sujet peut émaner soit de l’autorité disciplinaire compétente, soit de l’autorité judiciaire saisie du fond. Le législateur genevois a confié les compétences dévolues à l’autorité de surveillance par la loi sur les avocats à la Commission du barreau (art. 14 LPAv/GE).

 Si la LLCA laisse aux cantons le droit de régler la procédure, il reste à examiner si le CPC leur impose en revanche des règles sur la compétence pour statuer sur la capacité de postuler de l’avocat dans une procédure pendante. 

 En procédure civile, le Tribunal fédéral ne s’est pas encore prononcé sur la nature de la capacité de postuler de l’avocat, ni sur l’autorité compétente pour en juger. Il a néanmoins déjà eu l’occasion de relever que la capacité de postuler en général, soit la faculté d’accomplir des actes de procédure en la forme juridique pertinente, fait partie des conditions de recevabilité, au sens de l’art. 59 CPC. Il a également précisé que, faute de capacité de postuler du représentant, le tribunal ou le juge délégué à l’instruction doit fixer un délai à la partie pour qu’elle désigne un représentant satisfaisant aux conditions légales. En effet, la nature de la capacité de postuler, purement technique et portant sur l’accomplissement formel des actes de procédure, induit l’octroi d’un tel délai. 

 Dans un arrêt publié aux ATF 138 II 162, le Tribunal fédéral a jugé que l’interdiction de postuler dans un cas concret ne relève en principe pas du droit disciplinaire, mais du contrôle du pouvoir de postuler de l’avocat. S’agissant de la compétence pour statuer, il a certes réaffirmé le principe selon lequel, la LLCA ne désignant pas l’autorité compétente habilitée à empêcher de plaider l’avocat confronté à un conflit d’intérêts, les cantons sont compétents pour le faire. Néanmoins, il a émis l’hypothèse que, en procédure pénale, étant donné que l’art. 62 CPP confie les mesures nécessaires au bon déroulement et à la légalité de la procédure à l’autorité investie de la direction de la procédure (cf. art. 61 CPP), l’ordre consistant en l’interdiction de plaider pourrait ne plus pouvoir revenir à l’autorité de surveillance. 

Par la suite, le Tribunal fédéral a affirmé qu’en procédure pénale, il appartenait à l’autorité en charge de la procédure de statuer d’office et en tout temps sur la capacité de postuler d’un mandataire professionnel au motif que l’hypothèse d’un conflit d’intérêts peut survenir au cours de la procédure, notamment en raison de son évolution ou d’un changement de circonstances, et que l’autorité doit pouvoir agir (ATF 141 IV 257 consid. 2.2; arrêts 1B_191/2020 du 26 août 2020 consid. 4.1.2; 1B_582/2019 du 20 mars 2020 consid. 4 et 5.1).

 En doctrine, certains auteurs estiment que, en procédure civile, même après l’entrée en vigueur du CPC le 1er janvier 2011, les cantons restent libres d’octroyer la compétence de traiter de l’interdiction de postuler aux autorités de surveillance des avocats […]. Ils avancent les arguments suivants: la capacité de postuler relève de la mise en œuvre des règles de la profession d’avocat instituée par la LLCA dont le CPC ne règle pas l’application; le CPC ne règle pas exhaustivement toutes les questions de procédure, notamment à l’art. 59 CPC; il ressort de l’ATF 141 II 280 consid. 7.2, que la capacité de représenter les parties touche également à l’organisation judiciaire cantonale, de sorte qu’une compétence parallèle des cantons doit être reconnue; à l’arrêt 5A_710/2016 du 2 mars 2017, le Tribunal fédéral a admis une délégation à une autorité fonctionnellement différente de celle chargée de se prononcer sur la décision au fond; la composition de l’autorité de surveillance permet plus de distance et d’indépendance que le magistrat chargé de la procédure, elle garantit plus d’uniformité dans le domaine, elle peut intervenir de manière préventive et peut statuer en connaissance de faits couverts par le secret professionnel. 

D’autres, en revanche, considèrent que cette compétence doit être exercée par le tribunal chargé de l’affaire au fond […]. Ils avancent comme argument que le CPC règle exhaustivement la procédure civile et que le contrôle de la capacité de postuler de l’avocat est un examen procédural réglé pour les uns à l’art. 59 CPC, pour les autres à l’art. 124 CPC, de sorte que les cantons ne peuvent plus adopter de règles particulières en matière d’autorité compétente. 

 Au vu de la jurisprudence précitée, il faut retenir que, en procédure civile, la décision sur la capacité de postuler de l’avocat vise à garantir la bonne marche du procès. Elle entre donc dans la catégorie des décisions relatives à la conduite du procès, au sens de l’art. 124 al. 1 CPC (cp. art. 62 CPP). Pour l’acte introductif d’instance, la capacité de postuler est en outre une condition de recevabilité de la demande (art. 59 al. 1 CPC). Partant, si la capacité de postuler est déniée à l’avocat, un délai doit être fixé à la partie concernée pour remédier à l’irrégularité (art. 132 CPC par analogie). Il s’ensuit que, dans une procédure pendante, l’autorité qui doit statuer sur la capacité de postuler de l’avocat est le tribunal compétent sur le fond de la cause ou, sur délégation, un membre de ce même tribunal (art. 124 al. 2 CPC), à l’exclusion de l’autorité de surveillance

Les arguments de la doctrine qui prône la compétence de l’autorité de surveillance ne convainquent pas. L’exclusion de l’avocat des débats relève du contrôle de la capacité de postuler de celui-ci, soit d’une question de procédure. Or, à ses art. 124 et 59, le CPC règle exhaustivement la question et fonde la compétence du tribunal qui conduit le procès au fond ou, sur délégation, d’un de ses membres. En conséquence, la primauté du droit fédéral interdit aux cantons de consacrer la compétence d’une autre autorité. A l’ATF 141 II 280, le Tribunal fédéral a traité de la question de la représentation professionnelle des avocats, qui ne se recoupe pas avec celle de l’interdiction de postuler en raison d’un conflit d’intérêts. En outre, retenir de l’arrêt 5A_710/2016 du 2 mars 2017 que le Tribunal fédéral aurait admis, en application de l’art. 124 al. 2 CPC, une délégation à une autorité fonctionnellement différente de celle chargée de se prononcer sur la décision au fond procède d’une lecture erronée de cette décision. Dans cette affaire, il a jugé que le terme de  » tribunal  » figurant à l’art. 119 al. 3 CPC, consacré à l’assistance judiciaire, instaure seulement l’exigence d’une autorité judiciaire, à l’exclusion d’une règle fédérale de compétence fonctionnelle en la matière, de sorte que les cantons sont libres de choisir une autre autorité que le juge saisi de la cause au fond. Tel n’est en revanche pas le cas des décisions relatives à la recevabilité de la demande ou à la conduite de la procédure, qui prévoient la compétence du juge du fond de la cause.

En l’espèce, en niant sa compétence au profit de celle de la Commission du barreau en application de l’art. 43 al. 3 LPav/GE, l’autorité cantonale a donc violé l’art. 49 al. 1 Cst., en lien avec l’art. 124 al. 1 CPC. 

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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