Bonus: gratification convenue ou discrétionnaire?

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Si le droit suisse ne contient aucune disposition qui traite spécifiquement du bonus, la jurisprudence bien établie prévoit la nécessité, dans chaque cas, de déterminer dans une première étape, par interprétation des manifestations de volonté des parties lors de la conclusion du contrat ou de leur comportement ultérieur au cours des rapports de travail (accord par actes concluants, c’est-à-dire tacite), le contenu du contrat puis, dans une seconde étape, qualifier le bonus convenu d’élément du salaire (art. 322 s. CO) ou de gratification (art. 322d CO). S’il s’agit d’une gratification, il faut encore déterminer si les parties ont prévu un droit à une gratification ou non (arrêt du TF du 03.03.2021 [4A_280/2020] cons. 3). Il faut donc distinguer entre les trois cas suivants : (1) le salaire – variable –, (2) la gratification à laquelle le travailleur a droit et (3) la gratification à laquelle il n’a pas droit.

On se trouve en présence d’une gratification lorsque le bonus est indéterminé ou objectivement indéterminable, c’est-à-dire que son versement dépend du bon vouloir de l’employeur et que sa quotité dépend pour l’essentiel de la marge de manœuvre de celui-ci, en ce sens qu’elle n’est pas fixée à l’avance et qu’elle dépend de l’appréciation subjective de la prestation du travailleur par l’employeur ; le bonus doit alors être qualifié de gratification. Le cas échéant, l’employeur pourra verser des montants variables en fonction de la qualité de la prestation de travail, de la marche des affaires et d’autres critères qu’il détermine librement. L’employeur doit respecter les règles de la bonne foi, en calculant ce montant d’une manière objectivement raisonnable.

Il y a un droit à la gratification lorsque, par contrat, les parties sont tombées d’accord sur le principe du versement d’un bonus et n’en ont réservé que le montant ; il s’agit d’une gratification que l’employeur est tenu de verser, mais il jouit d’une certaine liberté dans la fixation du montant à allouer. De même, lorsqu’au cours des rapports contractuels, un bonus a été versé régulièrement sans réserve de son caractère facultatif pendant au moins trois années consécutives, il est admis qu’en vertu du principe de la confiance, il est convenu, par actes concluants (tacitement), que son montant soit toujours identique ou variable ; il s’agit donc d’une gratification à laquelle l’employé a droit, l’employeur jouissant là aussi d’une certaine liberté dans la fixation de son montant, au cas où les montants étaient variables.

Il n’y a pas de droit à la gratification lorsque, par contrat, les parties ont réservé tant le principe que le montant du bonus. Il s’agit alors d’une gratification facultative ; le bonus n’est pas convenu et l’employé n’y a pas droit, sous réserve de l’exception découlant de la nature de la gratification (principe de l’accessoriété). De même, lorsque le bonus a été versé d’année en année avec la réserve de son caractère facultatif, il n’y a en principe pas d’accord tacite : il s’agit d’une gratification qui n’est pas due. Toutefois, il faut admettre un engagement tacite de l’employeur lorsque la réserve du caractère facultatif n’est qu’une formule vide de sens (c’est-à-dire une clause de style sans portée) et qu’en vertu du principe de la confiance, il y a lieu d’admettre que l’employeur montre, par son comportement, qu’il se sent obligé de verser un bonus. Ainsi, en dépit de la réserve (sur le principe et sur le montant), un engagement tacite peut se déduire du paiement répété de la gratification pendant des décennies (jahrzehntelang), lorsque l’employeur n’a jamais fait usage de la réserve émise, alors même qu’il aurait eu des motifs de l’invoquer, tels qu’une mauvaise marche des affaires ou de mauvaises prestations de certains collaborateurs lorsqu’il l’a versée ; il s’agit alors d’une gratification à laquelle l’employé a droit.

Dans un arrêt du Tribunal fédéral 4A_169/2021 du 18.01.2022, destiné à la publication (et commenté par Simone Schürch, Gratification convenue ou entièrement discrétionnaire  ? (1/2), in : https://www.lawinside.ch/1160/), l’employé bénéficiait d’un salaire annuel auquel s’ajoutait une composante variable, dont la formule était « eligible base salary x bonus target x business performance factor x individual performance factor ».

Les rapports de travail prennent fin au 31.01.20218. L’employeur ne verse pas de bonus pour 2017, même si la performance individuelle de l’employé est positive, et ce en raison d’un résultat d’exercice négatif. L’employeur ne n’indique pas les éléments de calcul lui permettant d’arriver à un tel résultat, mais soutien que la formule permet de mettre à néant la gratification en cas de résultat négatif (business performance factor), lequel est multiplié par les autres critères déterminants.

Le Tribunal fédéral précise alors la notion de gratification convenue (droit à la gratification) quand le paiement de celle-ci dépend de critères objectifs et subjectifs. Il retient que l’employeur ne pouvait pas refuser le paiement du bonus en s’appuyant sur des circonstances que l’employé, de bonne foi, ne pouvait pas considérer comme étant pertinentes pour la détermination du bonus. Cela aurait été le cas en l’espèce, l’employeur ayant de surcroît refusé de détailler son raisonnement.

En d’autres termes, l’employeur aurait dû rendre explicite que les valeurs de business performance (ou de performance individuelle) pouvaient être égales à zéro, ce qui privait dans ce cas l’employé de sa rémunération variable. Celui-ci ne pouvait s’attendre à ce que l’employeur dispose d’une telle prérogative.

Cet arrêt souligne qu’une certaine marge de manœuvre de l’employeur peut être compatible avec une gratification à laquelle l’employé à droit. La marge de manœuvre de l’employeur doit avoir ainsi une certaine importance pour que l’on retienne qu’il n’y ait pas de droit à la gratification. L’application du principe de la bonne foi dans la mise en œuvre de la formule laisse par contre un sentiment mitigé : vu son énoncé, il me semble que l’on pouvait inférer sans trop de difficultés que des résultats d’entreprise négatif pouvaient mener la gratifiation à zéro. L’employeur prudent qui utilise une telle formule rajoutera donc une mention selon laquelle la marge de manœuvre de l’employeur, en cas de résultats négatifs, peut mener à réduire la part variable à zéro.

Cela semblait aller de soi, mais cela va peut-être mieux maintenant en le disant….

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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