Enregistrement vidéo illicite produit en justice

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Par acte du 2 juin 2021, D______ a assigné A______ SA par devant le Tribunal des prud’hommes en paiement de diverses sommes totalisant 15’804 fr. 65 à titre de salaire impayé, de salaire afférent aux vacances, de treizième salaire impayé, de salaire pendant le délai de congé et d’indemnités forfaitaires.

Dans sa réponse, A______ SA a conclu au déboutement de D______ de toutes ses conclusions.

Simultanément, A______ SA a formé une demande reconventionnelle tendant à ce que D______ soit condamné à lui payer les sommes de 1’516 fr. à titre de salaire perçu en trop et de 4’633 fr. à titre de dommages-intérêts pour la non-restitution d’une caisse à outils lui appartenant.

A l’appui de sa demande reconventionnelle, A______ SA a notamment exposé que D______ avait abandonné son poste de travail sans motif le 16 octobre 2020 et qu’il ne lui avait pas restitué une caisse à outils d’une valeur de 4’633 fr., qu’elle lui avait confiée.

D______ a conclu au déboutement de A______ SA de toutes ses conclusions sur demande reconventionnelle. A titre préalable, il a conclu à ce qu’il soit autorisé à produire l’enregistrement vidéo d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec G______, ainsi que la transcription en français de cet enregistrement.

A l’appui de ses conclusions, D______ a notamment contesté avoir abandonné son poste de travail. Il a exposé avoir confié sa caisse à outils à son collègue G______ avant de partir en vacances, ce dont A______ SA avait été informée. Il possédait un enregistrement vidéo d’une conversation téléphonique en albanais entre lui-même et G______, dont il ressortait que ce dernier avait bien réceptionné la caisse à outils, laquelle était demeurée en sa possession. G______ admettait dans cette conversation avoir bien reçu la caisse de D______ avec tous les outils, ajoutant que celle-ci se trouverait sur un chantier de H______ et que des ouvriers s’en servaient encore au jour dit.

A______ SA s’est opposée à la production de l’enregistrement d’une conversation entre G______ et D______, indiquant que cet enregistrement, effectué à l’insu de G______, était illicite et portait atteinte à la vie privée et professionnelle du prénommé.

Le Tribunal a procédé à l’audition du témoin G______ à l’audience du 25 janvier 2022.

Celui-ci a notamment déclaré avoir travaillé trois jours avec D______ sur le chantier d’une villa au mois d’octobre 2020. Le vendredi, le prénommé lui avait dit qu’il partait en vacances, avant de quitter le chantier à la mi-journée. Lui-même n’avait alors pas de caisse à outils, dès lors qu’il venait de commencer à travailler pour A______ SA. Il travaillait avec une visseuse, une scie et un escabeau, qu’il partageait avec D______. Il n’avait pas vu les outils contenus dans la caisse à outil sur le chantier en question. Après le départ de D______, il avait continué à travailler avec les outils susvisés.

Le Tribunal a entendu d’autres témoins à l’audience du 23 février 2021. Il ne ressort pas de leurs déclarations que D______ aurait remis sa caisse à outils à G______ avant de quitter son travail.

A l’issue de cette audience, D______ a persisté à solliciter l’autorisation de produire l’enregistrement de la conversation téléphonique au cours de laquelle G______ aurait reconnu avoir conservé sa caisse à outils, ce à quoi A______ SA s’est opposée.

Dans l’ordonnance entreprise, le Tribunal a considéré que la production de l’enregistrement de la conversation téléphonique entre D______ et G______ et la transcription de cet enregistrement se justifiaient, compte tenu de l’importance de cet enregistrement pour contester les faits allégués dans la demande reconventionnelle et en particulier la localisation de la caisse à outils confiée à D______.

A______ SA recourt contre l’ordonnance.

Le recours est recevable contre des décisions et ordonnances d’instruction de première instance, dans les cas prévus par la loi (art. 319 let. b ch. 1 CPC) ou lorsqu’elles peuvent causer un préjudice difficilement réparable (art. 319 let. b ch. 2 CPC).

Les ordonnances d’instruction se rapportent à la préparation et à la conduite des débats; elles statuent en particulier sur l’opportunité et les modalités de l’administration des preuves, ne déploient ni autorité ni force de chose jugée et peuvent en conséquence être modifiées ou complétées en tout temps. Il en va ainsi notamment lorsque le tribunal émet une ordonnance de preuve (art. 154 CPC).

Formé contre une ordonnance de preuves, dans le délai de dix jours (art. 142 al. 1, art. 312 al. 2 CPC) et dans la forme écrite prévue par la loi (art. 130 et 131 CPC), le recours est en l’espèce recevable de ces points de vue.

Aucun des cas de recours particuliers prévus par la loi n’étant réalisé, il convient d’examiner si la décision entreprise est susceptible de causer un préjudice difficilement réparable, ce qui est contesté.

La notion de préjudice difficilement réparable est plus large que celle de préjudice irréparable consacré par l’art. 93 al. 1 let. a LTF. Ainsi, elle ne vise pas seulement un inconvénient de nature juridique, mais toute incidence dommageable, y compris financière ou temporelle, pourvu qu’elle soit difficilement réparable. L’instance supérieure devra se montrer exigeante, voire restrictive, avant d’admettre la réalisation de cette condition, sous peine d’ouvrir le recours à toute décision ou ordonnance d’instruction, ce que le législateur a clairement exclu. Il s’agit de se prémunir contre le risque d’un prolongement sans fin du procès.

On retiendra l’existence d’un préjudice difficilement réparable lorsque ledit préjudice ne pourra plus être réparé par un jugement au fond favorable au recourant, ce qui surviendra par exemple lorsque des secrets d’affaires sont révélés ou qu’il y a atteinte à des droits absolus à l’instar de la réputation, de la propriété et du droit à la sphère privée.

Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral relative à l’art. 93 al. 1 let. a LTF, applicable mutatis mutandis à l’art. 319 let. b ch. 2 CPC , la décision refusant ou admettant des moyens de preuve offerts par les parties ne cause en principe pas de préjudice irréparable, puisqu’il est normalement possible, en recourant contre la décision finale, d’obtenir l’administration de la preuve refusée à tort ou d’obtenir que la preuve administrée à tort soit écartée du dossier.

Dans des cas exceptionnels, il peut y avoir préjudice irréparable, par exemple lorsque le moyen de preuve refusé risque de disparaître, qu’une partie est astreinte, sous la menace de l’amende au sens de l’art. 292 CP de collaborer à l’administration de preuve, ou qu’une partie soit contrainte à produire des pièces susceptibles de porter atteinte à ses secrets d’affaires ou à ceux de tiers, sans que le tribunal n’ait pris des mesures aptes à les protéger conformément à l’art. 156 CPC.

Il appartient au recourant d’alléguer et d’établir la possibilité que la décision incidente lui cause un préjudice difficilement réparable, à moins que cela ne fasse d’emblée aucun doute.

En l’espèce, l’ordonnance de preuve litigieuse porte sur la production de l’enregistrement d’une conversation téléphonique privée, réalisé sans le consentement de l’un des interlocuteurs concernés.

Avec la recourante, il faut admettre que cette mesure d’instruction est susceptible de porter atteinte à la personnalité et à la sphère privée de la personne susvisée, notamment dans l’hypothèse où cet enregistrement viendrait révéler que cette personne, qui est employée par la recourante, s’est effectivement vu remettre la caisse à outils de l’intimé et l’aurait conservée sans droit, contrairement à ce qui ressort de son témoignage.

En cela, l’ordonnance litigieuse est susceptible de causer à cette personne un préjudice difficilement réparable, dès lors que la recourante aurait alors définitivement connaissance de son comportement potentiellement répréhensible, et ce même s’il devait par la suite s’avérer que l’administration du moyen de preuve litigieux a été ordonnée à tort et que l’enregistrement concerné est écarté du dossier. Le fait que la recourante obtienne par hypothèse gain de cause sur demande reconventionnelle, nonobstant la production de l’enregistrement incriminé, n’est pas non plus de nature à supprimer l’atteinte potentiellement portée à la sphère privée de l’intéressé.

La loi et les principes rappelés ci-dessus n’exigent par ailleurs pas que le risque de préjudice difficilement réparable soit personnellement encouru par la partie qui recourt contre la mesure d’instruction concernée. Il ressort au contraire de ces principes que le risque de préjudice difficilement réparable, voire irréparable, peut également être admis lorsqu’une atteinte irréversible est portée aux intérêts de tiers. Enfin, l’ordonnance entreprise ne prévoit pas de mesures particulières pour éviter que la preuve requise ne porte atteinte à la sphère privée de la personne enregistrée à son insu.

Dans ces conditions, il faut admettre que la décision entreprise est susceptible de causer un préjudice difficilement réparable. Le recours est par conséquent recevable dans le cas d’espèce.

Sur le fond, la recourante reproche au Tribunal d’avoir ordonné l’administration de la preuve litigieuse, alors que celle-ci a été obtenue de manière illicite. Elle sollicite qu’il soit renoncé à ce moyen de preuve.

En vertu de l’art. 152 al. 1 CPC, toute partie a droit à ce que le tribunal administre les moyens de preuve adéquats proposés régulièrement et en temps utile.

Selon l’al. 2 de cette disposition, le tribunal ne prend en considération les moyens de preuve obtenus de manière illicite que si l’intérêt à la manifestation de la vérité est prépondérant.

Contrairement à la preuve irrégulière, recueillie en violation d’une règle de procédure, la preuve illicite est obtenue en violation d’une norme de droit matériel, laquelle doit protéger le bien juridique lésé contre l’atteinte en cause. La preuve obtenue illicitement n’est utilisable que d’une manière restrictive. Le juge doit en particulier procéder à une pesée de l’intérêt à la protection du bien lésé par l’obtention illicite et de l’intérêt à la manifestation de la vérité (ATF 140 III 6 consid. 3.1).

Selon la doctrine, sont notamment des moyens de preuve obtenus de façon illicite ceux soustraits chez l’adversaire du titre produit en justice, l’affidavit extorqué par la contrainte ou soutiré en violation du secret médical ou de fonction, une écoute ou un enregistrement téléphonique illégaux, des photographies ou des enregistrements réalisés à l’occasion d’une violation de domicile (Schweizer, in Code de procédure civile commenté, Bâle, 2011, n. 14 ad art. 152 CPC).

En l’espèce, il n’est pas contesté que l’enregistrement de conversation téléphonique dont l’intimé sollicite la production et la transcription dans le cadre du présent procès, enregistrement effectué à l’insu de l’un des interlocuteurs concernés, constitue une preuve obtenue de manière illicite, au sens des dispositions et principes rappelés ci-dessus. Un tel enregistrement contrevient notamment aux dispositions de l’art. 179bis CP, qui constitue une norme de droit matériel.

Il convient dès lors d’effectuer une pesée d’intérêts concrète entre le bien protégé par cette disposition, soit le respect de la sphère privée de la personne enregistrée, et l’intérêt à la manifestation de la vérité de la partie qui sollicite l’administration de la preuve litigieuse, soit en l’occurrence l’intimé.

A cet égard, la Cour considère que s’il devait s’avérer que le dénommé G______ a effectivement reçu et conservé la caisse à outils confiée à l’intimé avant le départ de celui-ci en vacances, et à supposer qu’il ait admis ce fait au cours de la conversation téléphonique litigieuse, son intérêt à ce que cette information demeure inconnue de la recourante et du Tribunal apparaît illégitime. On ne saurait notamment lui reconnaître un intérêt digne de protection à ce qu’un comportement répréhensible de sa part, que ce soit pour avoir dissimulé la caisse à outils litigieuse ou pour faux témoignage, échappe à toute sanction. Un intérêt doit notamment céder le pas devant l’intérêt propre de l’intimé à pouvoir établir, vis-à-vis de la recourante, qu’il n’a pas conservé sans droit la caisse à outils en question, ni ne s’en est défait d’une manière contraire aux intérêts de celle-ci, et ce afin notamment de préserver sa réputation professionnelle.

Dans l’hypothèse inverse, à savoir s’il ne devait pas résulter de la conversation téléphonique litigieuse que le dénommé G______ a reçu la caisse à outils confiée à l’intimé, l’atteinte susceptible d’être portée à sa sphère privée par l’apport de cette conversation à la procédure n’apparait pas significative. La teneur de cette conversation serait alors conforme aux déclarations que le prénommé a pu faire au cours de son témoignage, lesquelles sont nécessairement déjà connues de la recourante et du Tribunal. L’intimé pourrait quant à lui subir un préjudice plus important dans cette hypothèse, notamment s’il devait s’avérer que ses allégations selon lesquelles il aurait confié sa caisse à outils au collègue susvisé ne sont en conséquence pas démontrées. L’intimé est cependant disposé à assumer ce risque en requérant l’administration de la preuve litigieuse.

Dans ces conditions, il faut admettre que l’intérêt de l’intimé à la manifestation de la vérité l’emporte en l’espèce sur l’intérêt du dénommé G______ à ce que la teneur de la conversation téléphonique litigieuse demeure secrète. C’est dès lors à bon droit que le Tribunal a ordonné l’apport et la transcription de cette conversation comme moyen de preuve et le recours sera rejeté.

(Arrêt de la Chambres des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève CAPH/107/2022 du 15.07.2022)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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