La question qui se pose est de savoir si, sur la base d’un jugement condamnant l’employeur à verser un salaire brut, le juge de la mainlevée doit accorder la mainlevée définitive et, le cas échéant, pour le salaire net ou le salaire brut.
Aux termes de l’art. 80 al. 1 LP, le créancier qui est au bénéfice d’un jugement exécutoire peut requérir du juge la mainlevée définitive de l’opposition. Le juge doit vérifier si la créance en poursuite résulte du document produit (jugement ou titre assimilé). Pour constituer un titre de mainlevée définitive, ce document doit clairement obliger définitivement le débiteur au paiement d’une somme d’argent déterminée, c’est-à-dire chiffrée. A cet égard, le juge de la mainlevée doit uniquement décider si une telle obligation de payer ressort clairement du jugement exécutoire produit. Il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’existence matérielle de la prétention ou sur le bien-fondé du jugement, ni de trancher des questions délicates de droit matériel ou pour la solution desquelles le pouvoir d’appréciation joue un rôle important. Si le jugement n’est pas clair ou incomplet, il incombe au juge du fond de l’interpréter. En effet, le contentieux de la mainlevée de l’opposition (art. 80 ss LP) n’a pas pour but de constater la réalité de la créance en poursuite, mais l’existence d’un titre exécutoire, le juge de la mainlevée ne se prononçant que sur la force probante du titre produit. Le prononcé de mainlevée ne sortit que des effets de droit des poursuites et ne fonde pas l’exception de chose jugée quant à l’existence de la créance.
Le juge ordonne la mainlevée de l’opposition, à moins que l’opposant ne prouve par titre que la dette a été éteinte ou qu’il a obtenu un sursis, postérieurement au jugement, ou qu’il ne se prévale de la prescription (art. 81 al. 1 LP).
Cette disposition n’énumère pas exhaustivement les moyens de défense que le débiteur peut opposer à un jugement exécutoire, même si ceux-ci sont limités, le juge de la mainlevée n’ayant ni à revoir ni à interpréter le titre de mainlevée qui est produit, ni à examiner les moyens de droit matériel que le débiteur pouvait faire valoir dans le procès qui a abouti au jugement exécutoire.
Il incombe au poursuivi d’établir par titre, non seulement la cause de l’extinction, mais encore le montant exact à concurrence duquel la dette en poursuite est éteinte. Il ne peut se contenter de rendre vraisemblable sa libération (totale ou partielle) – contrairement à ce qui est le cas pour la mainlevée provisoire (art. 82 al. 2 LP) -, mais doit en apporter la preuve stricte.
Le poursuivi ne peut se prévaloir que de l’extinction de la dette survenue « postérieurement au jugement valant titre de mainlevée »; celle qui est intervenue avant ou durant la procédure au fond ne peut être prise en considération, sauf à attribuer au juge de la mainlevée la compétence d’examiner matériellement l’obligation de payer, qui n’appartient qu’au juge du fond.
A l’inverse, si le juge du fond réserve dans son dispositif des montants déjà versés, il n’appartient pas au poursuivi de démontrer ceux-ci. Le jugement ne constitue un titre de mainlevée que si la quotité de la dette est déterminable sur la base des considérants du jugement ou par le rapprochement d’autres pièces du dossier propres à établir avec exactitude le montant dû. Si tel n’est pas le cas, ce jugement ne vaut pas titre de mainlevée, faute d’une obligation de payer claire.
Les pratiques cantonales ne sont pas uniformes, mais le Tribunal fédéral a jugé dans un arrêt non publié que le salaire alloué judiciairement au travailleur est en principe un salaire brut. Deux solutions s’offrent alors au juge: ou bien il alloue un montant brut et opère le calcul des cotisations d’assurances sociales à déduire; ou bien il alloue un montant brut et, sans en opérer le calcul, mentionne expressément que ce montant sera réduit des cotisations d’assurances sociales du travailleur.
Le Tribunal fédéral a admis la qualité de titre de mainlevée définitive d’un jugement emportant condamnation à payer un montant brut sous déduction des cotisations sociales (arrêt 5P.364/2002 du 16 décembre 2002 consid. 2.1.2). Cette solution se justifie au regard du fait que l’employeur poursuivi n’a, au moment où le jugement au fond est rendu, pas déjà payé ces cotisations. Or, si le juge du fond accorde un salaire brut au travailleur, en se contentant de réserver les cotisations sociales et légales qui n’ont toutefois pas été payées, le juge de la mainlevée ne peut pas modifier le montant de la créance. Par ailleurs, économiquement, la cotisation constitue une partie du salaire qu’elle grève; sauf circonstances de fait exceptionnelles dans lesquelles le travailleur aurait été fondé à croire à l’existence d’un salaire net, le salaire brut fait partie du salaire convenu au sens de l’art. 322 al. 1 CO (arrêt 4C.136/2002 du 20 juin 2003 consid. 2.4). La possibilité de requérir du juge d’accorder la mainlevée à hauteur du salaire net n’entre dès lors en considération qu’à titre d’exception au sens de l’art. 81 al. 1 LP (ZR 117/2018 p. 257). Cette solution prend du reste en compte que le travailleur salarié n’est pas toujours en mesure de chiffrer son salaire net, notamment lorsqu’il s’agit de prétentions salariales particulières. Ainsi, si, pour l’AVS/AI/APG/AC, le taux de cotisation est fixé en pourcentage du salaire déterminant pour le salarié (art. 5 al. 2 LAVS), selon un taux indiqué dans la loi (art. 5 al. 1 LAVS; 3 LAI; 36 RAPG; 3 al. 2 LACI), pour l’assurance-accident en revanche, ce sont les assureurs qui fixent les primes en pour-mille du gain assuré (art. 92 LAA et 22 OAA; prime nette et différents suppléments de prime). En matière de prévoyance professionnelle, la loi détermine des taux de bonification de vieillesse minimaux (art. 16 LPP) en pourcentage du salaire coordonné (art. 7 s. LPP), mais les taux de cotisations peuvent varier d’une caisse de pension à l’autre, dans leur règlement, et selon le mode de financement choisi.
Il n’y a pas d’exception à faire au principe précité, imposant à l’employeur la preuve de l’exception (art. 81 al. 1 LP), pour les cotisations mises légalement à la charge du travailleur ou lorsque le montant des cotisations est aisément déterminable. En effet, si le juge du fond accorde un salaire brut, alors que ni le droit matériel ni le droit procédural ne lui interdisent de condamner au paiement d’un salaire net si les parties y concluent, il n’appartient pas au juge de la mainlevée de modifier la nature de cette créance. Au demeurant, une distinction entre les différents types d’assurances sociales va à l’encontre du rôle assigné à la procédure de mainlevée et compliquerait inutilement celle-ci, d’autant que des questions de fond relatives aux taux applicables ainsi qu’aux rémunérations soumises à cotisations peuvent se poser.
En l’espèce, le recourant (= l’employeur) ne peut pas être suivi dans son argument selon lequel l’intimée (= l’employée) n’est pas la créancière du salaire brut. Son argumentation revient en effet à ce que le juge de la mainlevée revoie le fond de la cause prudhommale, ce qui n’est pas admissible. Au demeurant, le tribunal des prud’hommes n’est pas autorisé à condamner l’employeur à verser, parallèlement au salaire qui serait déterminé selon la valeur nette, les charges sociales et fiscales aux institutions concernées puisque que celles-ci ne sont pas parties à la procédure prudhommale.
Le grief de violation de l’art. 80 al. 1 LP doit être rejeté.
Il reste donc à trancher la question de savoir si l’employeur poursuivi qui a été condamné à payer un salaire brut est en droit de faire valoir, à titre d’exception au sens de l’art. 81 al. 1 LP, qu’il ne doit que le salaire net à son employé et, le cas échéant, s’il doit démontrer le paiement effectif ou seulement l’étendue de son obligation de payer le montant des cotisations sociales et légales.
Par salaire brut, on entend le montant dû sans déduction de la part due par l’employé aux assurances sociales légales (AVS; AI; APG; AC; LAA; LPP; éventuelles cotisations sociales cantonales) et conventionnelles (p. ex. assurance perte de gain maladie, assurance-accidents complémentaires, prévoyance professionnelle surobligatoire). Les travailleurs sans permis d’établissement qui ont leur domicile fiscal en Suisse sont en outre soumis à l’imposition à la source.
En matière de cotisations (ou de primes) dues aux assurances sociales légales précitées, l’employeur est le débiteur de la totalité des charges sociales à l’égard de l’institution en cause, soit, lorsque le système est paritaire, de sa propre part et de celle du salarié. Ce n’est en général qu’à lui que l’institution peut s’adresser en vue du paiement. La loi consacre en conséquence une autorisation de l’employeur de déduire la part de cotisations à charge de l’employé du salaire de celui-ci (art. 14 al. 1 LAVS en lien avec l’art. 3 al. 2 LAI; 27 LAPG et 6 LACI; 91 al. 3 LAA; 66 al. 3 LPP. L’employeur ne peut pas objecter n’avoir pas reçu les cotisations du salarié. Il déduit la part de cotisation du salarié et verse celle-ci à l’institution. Par sa nature, l’obligation de l’employeur de percevoir les cotisations est une tâche de droit public prescrite par la loi.
Pour l’AVS/AI/APG/AC, l’employeur procède à la déduction lors de chaque paye (art. 14 al. 1 LAVS; 3 al. 2 LAI; 5 al. 1 LACI; 27 al. 3 LAPG; Directives sur la perception des cotisations dans l’AVS, AI et APG, valables dès le 1 er janvier 2021 [état au 1 er janvier 2023; ci-après: DP] n° 1007, 2014, 2017, 2029 ss, 3017; pour la LAA, la déduction ne peut être opérée, pour une période de salaire, que sur le salaire de cette période ou de la période qui suit immédiatement, cf. art. 91 al. 3 LAA et KIESER/SCHEIWILLER, in CASS UVG, 2018, n° 6 ad art. 91 LAA), puis l’employeur verse la cotisation en même temps que sa propre part à des périodes et dans des délais fixés légalement (art. 34 RAVS; 93 al. 3 LAA). En matière de LPP, la déduction et le versement se fait en principe d’après le règlement de la caisse ou un accord particulier (art. 66 al. 2 LPP; BRECHBÜHL/GECKELER HUNZIKER, in CASS, LPP et LFLP, 2 ème éd., 2020, n° 31 s., 34 ad art. 66 LPP).
Le système est similaire pour l’impôt à la source, sans l’aspect paritaire. Le contribuable est le travailleur (art. 83 LIFD), mais le débiteur de la prestation imposable est l’employeur. Ce dernier a l’obligation de retenir l’impôt et de le verser périodiquement à l’autorité fiscale compétente. C’est lui qui est responsable du paiement de l’impôt à la source (cf. art. 88 LIFD)
Au vu du système sus-exposé, l’employeur poursuivi en paiement d’une créance de salaire brut peut opposer, à titre de moyen libératoire au sens de l’art. 81 al. 1 LP, son obligation de payer les cotisations sociales aux institutions concernées, dont il est le seul débiteur.
Quant à l’objet de ce moyen libératoire, la preuve par titre de la seule étendue de l’obligation de s’acquitter des cotisations sociales, et non du paiement effectif des cotisations avant celui du salaire net, suffit. En effet, l’employeur endosse la responsabilité de la dette. Par ailleurs, l’échéance de la cotisation sociale peut être concomitante, voire même postérieure à celle du salaire.
Il est vrai, comme le souligne l’intimée, que cette solution expose l’employé qui a obtenu une condamnation au paiement d’un salaire brut, comprenant une part aux cotisations, au risque que son employeur ne s’acquitte pas spontanément de celle-ci. On l’a dit, le tribunal des prud’hommes ne peut pas condamner l’employeur à verser des cotisations sociales à un tiers. Il est seulement compétent, dans une action en exécution du contrat de travail, pour trancher d’éventuelles contestations au sujet de la quotité des retenues opérées sur le salaire brut et, en conséquence, déterminer s’il subsiste une créance de salaire impayée. Cela étant, cette solution conduit à replacer l’employé dans la situation qui aurait été la sienne si l’employeur avait exécuté le contrat travail, sans qu’il ait à ouvrir une action en paiement à son encontre. En outre, si l’employeur ne paye pas les cotisations dues, il ne subit en principe pas de dommage pour ses prestations futures du premier pilier (cf. art. 30ter al. 2 LAVS; 68 LAA). Pour la prévoyance professionnelle, le salarié dispose de l’action prévue à l’art. 73 al. 1 LPP contre son employeur pour qu’il satisfasse à son obligation de cotiser ou en cas de litige sur l’obligation de l’employeur de déduire du salaire la part de cotisation de l’employé et de la verser à l’institution de prévoyance.
Ainsi, le jugement définitif et exécutoire qui condamne un employeur à payer un salaire brut à son employé, sous déduction des charges sociales à la charge de ce dernier, constitue un titre de mainlevée au sens de l’art. 80 al. 1 LP. L’employeur peut toutefois soulever à titre d’exception au sens de l’art. 81 al. 1 LP son obligation de verser ces cotisations. Il lui incombe alors de prouver par titre l’étendue de son obligation, sans qu’il ait toutefois à se prévaloir d’un paiement effectif. A défaut, le juge de la mainlevée lève l’opposition à concurrence du salaire brut; il ne lui appartient pas de revoir le fond du jugement en déterminant lui-même le salaire net.
Il suit de là que le grief de violation de l’art. 81 al. 1 LP doit être admis, l’autorité cantonale ayant à tort rejeté le grief du recourant au motif qu’il n’avait pas démontré son paiement effectif des cotisations sociales et légales. Il lui appartiendra de juger si le recourant a démontré devant elle l’étendue de son obligation de payer de telles cotisations et, le cas échéant, les montants déductibles.
(Arrêt du Tribunal fédéral 5A_816/2022 du 29 mars 2023, destiné à la publication)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)