Clause de non concurrence, qualités personnelles prépondérantes de l’employé

pexels-photo-53813.jpegLe travailleur qui a l’exercice des droits civils peut s’engager par écrit envers l’employeur à s’abstenir après la fin du contrat de lui faire concurrence de quelque manière que ce soit, notamment d’exploiter pour son propre compte une entreprise concurrente, d’y travailler ou de s’y intéresser (art. 340 al. 1 CO).

Selon l’art. 340 al. 2 CO, la prohibition de faire concurrence n’est valable que si les rapports de travail permettent au travailleur d’avoir connaissance de la clientèle ou de secrets de fabrication ou d’affaires de l’employeur et si l’utilisation de ces renseignements est de nature à causer à l’employeur un préjudice sensible.

Une clause de prohibition de concurrence, fondée sur la connaissance de la clientèle, ne se justifie que si l’employé, grâce à sa connaissance des clients réguliers et de leurs habitudes, peut facilement leur proposer des prestations analogues à celles de l’employeur et ainsi les détourner de celui-ci. Ce n’est que dans une situation de ce genre que, selon les termes de l’art. 340 al. 2 CO, le fait d’avoir connaissance de la clientèle est de nature, par l’utilisation de ce renseignement, à causer à l’employeur un préjudice sensible. Il apparaît en effet légitime que l’employeur puisse dans une certaine mesure se protéger, par une clause de prohibition de concurrence, contre le risque que le travailleur détourne à son profit les efforts de prospection effectués par le premier ou pour le compte du premier.

La situation se présente différemment lorsque l’employé noue un rapport personnel avec le client en lui fournissant des prestations qui dépendent essentiellement des capacités propres à l’employé. Dans ce cas en effet, le client attache de l’importance à la personne de l’employé dont il apprécie les capacités personnelles et pour qui il éprouve de la confiance et de la sympathie. Une telle situation suppose que le travailleur fournisse une prestation qui se caractérise surtout par ses capacités personnelles, de telle sorte que le client attache plus d’importance aux capacités personnelles de l’employé qu’à l’identité de l’employeur. Si, dans une telle situation, le client se détourne de l’employeur pour suivre l’employé, ce préjudice pour l’employeur résulte des capacités personnelles de l’employé et non pas simplement du fait que celui-ci a eu connaissance du nom des clients.

Pour admettre une telle situation – qui exclut la clause de prohibition de concurrence -, il faut que l’employé fournisse au client une prestation qui se caractérise par une forte composante personnelle (ATF 138 III 67, consid. 2.2.1).

Dans le cas d’espèce,

les contrats de travail successifs de l’intimé (= l’employé) contenaient tous une clause de non-concurrence. A la suite de l’absorption de la banque C______ par l’employeur, les relations de travail de l’employé ont été reprises par la seconde dès le 1er mai 2010, la clause de non-concurrence qui figurait dans le contrat de l’employé dans sa teneur en vigueur depuis le 1er août 2005 n’ayant pas été modifiée. Par cette clause, l’employé s’engageait, en cas de départ de la banque, à cesser d’entretenir des relations d’affaires bancaires avec les clients de « notre Maison » pendant une période de trois ans après la fin du contrat de travail ou le début de la retraite. L’employé ne pouvait prétendre à aucun droit sur la clientèle déjà existante et reprise à son entrée en fonction au sein de la banque ou acquise et développée durant son activité au service de celle-ci.

Il résulte toutefois des enquêtes diligentées par le Tribunal des prud’hommes que les clients ayant suivi l’intimé dans un nouvel établissement entretenaient avec lui des relations qui dépassaient le cadre strictement professionnel. Tous les clients entendus ont fait état de relations de longue, voire de très longue durée (parfois plusieurs dizaines d’années) avec l’intimé, qui gérait déjà les avoirs des pères de certains témoins , ou était l’ami d’un frère. Tous les clients entendus ont expliqué avoir suivi l’intimé lorsqu’il avait changé d’employeur, car ils accordaient davantage d’importance à la personne du gestionnaire qu’à la banque dépositaire. Tous ont mis en exergue la confiance absolue que leur inspirait l’intimé et le fait qu’ils désiraient qu’il continue de s’occuper de la gestion de leur patrimoine. L’un des témoins a mentionné sa disponibilité, son intégrité et son côté positif et rassurant.

Selon l’appelante, il ne s’agirait pas là de qualités qui permettraient de nier la validité d’une clause de non-concurrence, au motif qu’un gestionnaire de fortune tel que l’intimé ne fournirait pas une prestation particulière correspondant à celles offertes, au sens de la jurisprudence, par les médecins, les dentistes ou les avocats. La Cour ne saurait partager cet avis. Au même titre que le fait de confier sa santé ou ses problèmes juridiques à un médecin ou à un avocat nécessite, au-delà des compétences du praticien, d’avoir confiance en lui, le fait de confier la gestion de son patrimoine à un tiers implique d’avoir en lui une confiance absolue. Un tel rapport de confiance se construit au fil du temps et se renforce non seulement par les résultats obtenus, mais également par la disponibilité du gérant et sa capacité à rassurer le client et à régler d’éventuels problèmes. Or, ce sont précisément de telles qualités qui caractérisent l’intimé et qui s’ajoutent à celle, implicite, de bon gestionnaire. Il paraît en effet évident que si l’intimé s’était montré incompétent, les clients lui auraient retiré la gestion de leurs avoirs.

Au vu de ce qui précède, l’appelante ne saurait sérieusement contester que ce sont les qualités personnelles de l’intimé qui ont incité les clients dont l’identité a été révélée dans le cadre de la présente procédure à retirer leurs avoirs de l’employeur et à les déposer chez le nouvel établissement de l’intimé afin qu’il puisse continuer à en assurer la gestion. Tous les clients ayant établi une attestation versée à la procédure n’ont certes pas été entendus. Il ressort toutefois desdites attestations, dont aucun élément concret ne permet de mettre en doute l’exactitude, que les relations amicales, voire familiales, entretenues par ces clients avec l’intimé sont similaires à celles décrites par les témoins auditionnés, ce que le Tribunal des prud’hommes a retenu à juste titre.

Dès lors et pour l’ensemble des clients visés par la présente procédure, la personnalité de l’intimé revêtait une importance prépondérante et a interrompu le rapport de causalité qui doit exister entre la simple connaissance de la clientèle et la possibilité de causer un dommage sensible à l’employeur.

Ceci est d’autant plus vrai que toutes les personnes dont il est question étaient déjà clientes de l’intimé avant que celui-ci ne devienne, en raison du rachat de C______ par l’employeur, l’employé de cette dernière. Autrement dit, l’employeur n’a pas acquis la clientèle qu’elle se plaint aujourd’hui d’avoir perdue grâce à la qualité des services offerts par elle, mais en raison du fait que lesdits clients suivaient l’intimé, quel que soit l’établissement bancaire pour lequel il travaillait, celui-ci leur étant indifférent. Les clients dont il est question n’appartenaient dès lors à aucune des deux catégories mentionnées par la clause de non-concurrence, puisqu’il ne s’agissait ni d’une clientèle déjà existante et reprise au moment de l’entrée en fonction de l’intimé au sein de l’appelante, ni d’une clientèle acquise durant l’activité de ce dernier au service de celle-ci.

Tous les clients entendus ont enfin expliqué avoir décidé par eux-mêmes de suivre l’intimé et n’avoir fait l’objet d’aucune pression de sa part pour les inciter à quitter l’employeur. Ces affirmations sont parfaitement crédibles, dès lors que lesdits clients avaient confié la gestion de leur patrimoine à l’intimé depuis de très nombreuses années et l’avaient déjà suivi lors de ses différents changements d’établissements.

Au vu de ce qui précède, c’est à juste titre que le Tribunal des prud’hommes a retenu que la clause de non-concurrence n’était pas applicable.

(Extrait de CAPH/7/2018)

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Yverdon-les-Bains

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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