Les faits de double pertinence devant la juridiction du travail

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Les faits déterminants pour l’examen de la compétence matérielle du tribunal sont soit des faits « simples », soit des faits « doublement pertinents ».

Les faits sont simples lorsqu’ils ne sont déterminants que pour la compétence. Ils doivent être prouvés au stade de l’examen de la compétence, lorsque la partie défenderesse soulève l’exception de déclinatoire en contestant les allégués du demandeur.

Les faits sont doublement pertinents ou de double pertinence lorsque les faits déterminants pour la compétence du tribunal sont également ceux qui sont déterminants pour le bien-fondé de l’action. C’est à ces faits que s’applique la théorie de la double pertinence. Selon cette théorie, le juge saisi examine sa compétence sur la base des allégués, moyens et conclusions de la demande, sans tenir compte des objections de la partie défenderesse. Lorsqu’un canton institue une juridiction spécialisée pour connaître des litiges découlant du droit du travail, l’existence du contrat de travail constitue, précisément, un fait doublement pertinent.

S’il admet sa compétence au regard des allégations du demandeur, le juge procède à l’administration des preuves puis à l’examen de la prétention sur le fond. La question de la compétence est ainsi tranchée dès l’origine, sur la base des faits, moyens, allégués et conclusions de la demande, quitte à ce que l’instruction révèle ensuite que la compétence spécialisée de la juridiction saisie n’était en fait pas réalisée.

Le juge ne peut rendre un jugement d’incompétence in limine litis que si la demande est abusive, que la thèse apparaît spécieuse ou incohérente ou qu’elle se trouve réfutée immédiatement et sans équivoque par la réponse et les pièces de la partie défenderesse. Les faits doublement pertinents allégués par le demandeur doivent par ailleurs être « concluants » (schlüssig ).

Qu’en est-il maintenant si un autre fondement est invoqué à l’appui d’une prétention que celui qui fondait la compétence de la juridiction spécialisée ?

Sous l’empire de l’ancienne loi d’organisation judiciaire, le Tribunal fédéral avait déjà jugé qu’une juridiction spécialisée, qu’elle soit instituée par une loi cantonale ou fédérale, ne saurait refuser d’étendre son examen aux moyens de droit fédéral invoqués concurremment avec le droit particulier qui fonde la compétence spéciale. Le principe de l’application d’office du droit fédéral (iura novit curia) s’oppose en effet au partage d’une cause civile en procès distincts, selon les moyens de droit fédéral invoqués, et impose dans cette mesure une attraction de compétence, dont la loi ou la jurisprudence doivent dégager les règles.

Cela entraîne notamment qu’une juridiction spécialisé peut être amenée à trancher des questions échappant à sa compétence spécifique. Il en résulte, selon un arrêt du Tribunal fédéral 4A_484/2018 du 10 décembre 2019, consid. 5.4, qu’un tribunal du travail institué par le droit cantonal ne peut pas refuser d’étendre son examen aux moyens de droit fédéral invoqués concurremment avec le droit particulier qui fonde sa compétence spéciale.

En conséquence, la juridiction spécialisée en matière de droit du travail  peut être amenée à trancher un litige dont le fond échappe totalement à sa compétence spécialisée (contrat de mandat au lieu d’un contrat de travail par exemple) quand une seule prétention peut reposer sur différents fondements. Dit autrement, le juge, appliquant le droit d’office (art. 57 du Code de procédure civile suisse ; CPC RS 272), doit examiner une prétention selon l’ensemble de ses fondements, et, le cas échéant, admettre celle-ci sur la base de dispositions relevant de la compétence (générale ou spécialisée) d’une autre juridiction. Un tribunal spécialisé peut donc se retrouver devoir examiner une prétention selon un fondement pour lequel il n’est pas compétent matériellement.

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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