
L’objet du litige consiste dans le refus du Service cantonal (VD) d’indemniser la recourante pour les pertes financières que celle-ci a subies au printemps/été 2020 en raison des mesures de lutte contre la pandémie de coronavirus, étant précisé que l’intéressée a réclamé une telle indemnisation en application de l’Ordonnance fédérale du 20 mars 2020 sur l’atténuation des conséquences économiques du coronavirus (COVID-19) dans le secteur de la culture (ci-après: Ordonnance COVID dans le secteur de la culture, RO 2020 855). Le Service cantonal a considéré que le domaine d’activité de la recourante – soit l’organisation de spectacles pyrotechniques – ne tombait pas dans le champ d’application de l’ordonnance précitée. Il a en outre indiqué que, conformément à celle-ci, sa décision n’était pas sujette à recours.
L’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture, sur laquelle se fondent la demande d’indemnisation de la recourante et la décision querellée, a été adoptée le 20 mars 2020. Elle a pour but de limiter les conséquences économiques de la lutte contre l’épidémie de coronavirus (COVID-19) et, en particulier, d’empêcher une atteinte durable au paysage culturel suisse, tout en contribuant à en préserver la diversité (cf. art. 1). Elle n’est plus en vigueur à ce jour. Sa durée de validité avait été fixée, après prolongation, au 20 septembre 2020 (art. 12; RO 2020 1518). Son art. 11 al. 3 prévoit que les décisions qui l’exécutent » ne sont pas sujettes à recours « . Cette disposition a été reprise telle quelle en droit cantonal vaudois. L’art. 4 al. 3 de l’Arrêté du Conseil d’État du 8 avril 2020 sur la création d’un fonds d’aide d’urgence et d’indemnisation des pertes financières pour l’annulation ou le report de manifestations ou de projets culturels dans le cadre de la mise en œuvre de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture (RSV 446.11.080420.1; ci-après: l’Arrêté de mise en oeuvre de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture) rappelle en effet de manière expresse qu’en application de l’art. 11 al. 3 de l’ordonnance précitée, les décisions sur les aides et indemnisations ne peuvent pas faire l’objet d’un recours.
L’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture de mars 2020 a été remplacée – d’un point de vue fonctionnel – par l’Ordonnance sur les mesures dans le domaine de la culture prévues par la loi COVID-19, adoptée le 14 octobre 2020 (Ordonnance COVID-19 culture; RS 442.15). Celle-ci met également en place, entre autres mesures, une procédure d’indemnisation des entreprises et acteurs culturels pour les dommages qu’ils auraient subis dès le 1er novembre 2020 du fait des mesures de lutte contre la pandémie prises par l’Etat (cf. art. 4 ss). A l’inverse de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture édictée au mois de mars 2020, cette nouvelle ordonnance, entrée en vigueur avec effet rétroactif au 26 septembre 2020, ne contient aucune règle restreignant les possibilités de recours. Elle renvoie aux règles de procédures cantonales et fédérales s’agissant des voies de droit ouvertes contre ses décisions d’exécution (cf. art. 20). Cela étant, elle dispose que les demandes d’indemnisation déposées avant le 21 septembre 2020 et en suspens au 26 septembre 2020 – qui se rapportent en principe à des pertes financières survenues entre les 28 février et 31 octobre 2020 (cf. Commentaire sur l’ordonnance COVID-19 culture, p. 8) – sont examinées conformément à l’ancien droit (art. 22 Ordonnance COVID-19 culture).
En l’occurrence, la recourante a déposé sa demande d’indemnisation le 18 mai 2020, en raison de l’impossibilité d’assumer la majorité des spectacles du 1er août durant l’année 2020, et le Service cantonal a rendu sa décision le 29 juin 2020. Il en résulte que l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture de mars 2020 s’applique toujours en la présente cause, y compris son art. 11 al. 3 qui exclut toute possibilité de recours contre ses décisions d’exécution. Relevons du reste que la recevabilité d’un recours doit en règle générale être examinée, à défaut de disposition contraire, selon les règles en vigueur lors du prononcé de la décision attaquée.
La recourante entend contester le refus d’indemnisation qui lui a été signifié par le Service cantonal directement devant le Tribunal fédéral. Elle considère que cette décision a été rendue par une autorité cantonale de dernière instance au sens de l’art. 86 al. 1 let. d LTF, puisque l’art. 11 al. 3 de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture excluait tout recours cantonal en la cause, et qu’elle peut donc être attaquée à ce titre directement devant le Tribunal fédéral. Elle interjette plus particulièrement un recours constitutionnel subsidiaire en estimant qu’un recours en matière de droit public n’est pas envisageable. La décision querellée constituerait selon elle une décision en matière de subventions auxquelles la législation ne donne pas droit et contre laquelle la voie ordinaire du recours en matière de droit public n’est pas ouverte à l’aune de l’art. 83 let. k LTF. Dans sa réplique, elle prétend également que la voie du recours constitutionnel subsidiaire devrait être ouverte même si l’on considérait que l’art. 11 al. 3 de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture s’applique également aux voies de droit de niveau fédéral. Il s’agirait d’éviter que les décisions prises en application de la présente ordonnance échappent à tout contrôle juridictionnel et constitutionnel, ce qui ne serait pas soutenable.
La première question à se poser s’agissant de la recevabilité du présent recours consiste à se demander si l’autorité inférieure a affirmé à juste titre dans sa décision du 29 juin 2020 que celle-ci n’était pas sujette à recours. Une réponse positive à cette question signifierait que la décision attaquée serait définitive et qu’elle ne pourrait être attaquée devant aucune autorité judiciaire, y compris devant le Tribunal fédéral, comme le soutient d’ailleurs également le DFI dans ses observations sur le recours. Il n’y aurait alors même pas lieu de s’interroger sur la recevabilité du présent recours au sens de la LTF.
En l’occurrence, l’indication selon laquelle la décision attaquée ne pourrait faire l’objet d’aucun recours ne fait que reprendre la règle prévue à l’art. 11 al. 3 de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture de mars 2020. Or, cette ordonnance constitue un acte normatif que le Conseil fédéral a adopté en début de pandémie de coronavirus en se fondant sur l’art. 185 al. 3 Cst. Il s’agit donc d’une ordonnance de substitution indépendante d’une loi parlementaire. Le Tribunal fédéral, ainsi que les autres autorités, peuvent en revoir la constitutionnalité à titre préjudiciel. Les ordonnances indépendantes se distinguent sous cet angle des ordonnances de substitution dites » dépendantes » que le Conseil fédéral adopte sur la base d’une délégation législative et qui peuvent profiter, dans certaines circonstances, de l’immunité constitutionnelle prévue à l’art. 190 Cst., dans la mesure où leur contenu est déterminé par une loi fédérale que le Tribunal fédéral ne peut en principe refuser d’appliquer.
L’absence totale de voies de droit en la cause, comme le prévoit l’art. 11 al. 3 de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture, est susceptible de violer le droit d’accès au juge garanti à l’art. 29a Cst., à supposer que la cause tombe sous le coup de cette disposition. Il s’agit donc d’en examiner la constitutionnalité sous cet angle.
L’art. 29a Cst. donne à toute personne le droit à ce que sa cause, c’est-à-dire un différend juridique mettant en jeu des intérêts individuels dignes de protection, soit jugée par une autorité judiciaire jouissant d’un plein pouvoir d’examen en fait et en droit. Cette norme étend le contrôle judiciaire à toutes les matières, y compris aux actes de l’administration, en établissant une garantie générale de l’accès au juge. Cela étant, la Confédération et les cantons peuvent, par la loi, exclure l’accès au juge dans des cas exceptionnels. Les cas exceptionnels visés par l’art. 29a phr. 2 Cst. concernent les décisions difficilement « justiciables », par exemple des actes gouvernementaux qui soulèvent essentiellement des questions politiques, lesquelles ne se prêtent pas au contrôle du juge.
S’agissant de la présente cause, la Cour de céans relève d’emblée que le rapport explicatif de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture n’expose pas les raisons pour lesquelles le Conseil fédéral aurait décidé d’exclure les possibilités de recours contre les décisions prises en exécution de cette ordonnance (cf. Rapport explicatif concernant l’ordonnance sur l’atténuation des conséquences économiques du coronavirus [COVID-19] dans le secteur de la culture [ordonnance COVID dans le secteur de la culture], Version du 2 avril 2020, p. 5). Le DFI ne fournit du reste pas davantage d’explications sur ce point dans ses observations sur le recours: il se contente d’affirmer, très sommairement, que les décisions d’exécution de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture du 20 mars 2020 relèveraient de la politique culturelle et qu’elles pourraient ainsi être soustraites à tout contrôle juridictionnel. La Cour de céans discerne pourtant mal en quoi ces décisions se distingueraient d’autres actes individuels et concrets relevant de l’administration de prestation, dont il est généralement admis qu’ils doivent pouvoir être contestés devant un juge (concernant le subventionnement de l’activité cinématographique dans le canton de Genève, arrêt 2C_684/2015 du 24 février 2017 consid. 6.5). Rien n’indique en outre que l’exécution de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture du mois de mars 2020 poserait des questions éminemment politiques, propres à faire passer au second plan l’intérêt privé des personnes et entreprises concernées à obtenir les aides prévues et à contester un éventuel refus de prestations devant un juge. Ces aides financières, dont les conditions d’octroi sont réglées assez précisément dans l’ordonnance, s’avèrent au contraire essentielles pour les acteurs du milieu culturel qui subissent actuellement des pertes de chiffre d’affaires menaçant leur existence, tout en devant parfois faire face à des coûts supplémentaires en ce temps de pandémie (cf. Message du Conseil fédéral du 12 août 2020 concernant la loi fédérale sur les bases légales des ordonnances du Conseil fédéral visant à surmonter l’épidémie de COVID-19 [loi COVID-19], FF 2020 6363, spéc. 6403 s.). Relevons à cet égard que la nouvelle Ordonnance COVID culture, qui a exactement les mêmes caractéristiques que l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture de mars 2020, ne contient d’ailleurs plus aucune règle restreignant les possibilités de recours.
Dans sa réponse, le Service cantonal affirme pour sa part que la soustraction à tout contrôle juridictionnel des décisions fondées sur l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture se justifierait par la durée très brève de celle-ci (six mois), ainsi que par la nécessité de permettre aux autorités de prendre rapidement des mesures concrètes pour contrer les conséquences de la pandémie, sans que leur action ne soit ralentie ou paralysée par des procédures de recours consécutives aux décisions prises. Une telle argumentation ne suffit cependant pas à fonder une exception au droit à l’accès au juge. Cette garantie procédurale revêt au contraire une fonction fondamentale – sous l’angle de la séparation et du partage des pouvoirs – s’agissant de mesures de l’administration prises en application de dispositions gouvernementales édictées en urgence, sans cadre légal, ni concours du parlement. Il importe à cet égard peu que l’activité en question relève de l’administration de restriction ou, comme en l’espèce, de l’administration de prestation ou de promotion, l’une comme l’autre devant en principe respecter les mêmes principes constitutionnels. La préservation de l’Etat de droit implique de maintenir un contrôle juridictionnel sur l’activité administrative même lors d’une période troublée. La simple volonté d’assurer une action rapide de l’Etat ne saurait justifier la suppression de tout accès au juge, sachant que d’autres mesures procédurales sont envisageables pour assurer la célérité et l’efficacité de l’action publique malgré l’existence de voies de droit (p. ex. retrait de l’effet suspensif, raccourcissement des délais de recours, suppression d’une éventuelle instance de recours intermédiaire, etc.).
Il résulte de ce qui précède que l’art. 11 al. 3 de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture viole l’art. 29a Cst. en tant qu’il exclut tout recours contre les décisions prise en exécution de l’ordonnance précitée. Il est de ce fait inconstitutionnel et inapplicable. Il n’y a donc pas lieu de retenir que le présent recours serait par principe irrecevable au regard de cette disposition.
Par ailleurs l’acte attaqué, soit le refus d’indemniser la recourante pour une partie de ses pertes financières subies en 2020 en raison des mesures de lutte contre la pandémie, ne constitue pas un acte législatif, mais une décision. Cette décision a été rendue par le Service cantonal, à savoir une autorité administrative de première instance, et non par une autorité judiciaire. Cette autorité administrative a été chargée de gérer le traitement des demandes de prestations en lien avec l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture dans le canton de Vaud au nom du Département cantonal de la formation, de la jeunesse et de la culture, conformément à la convention de prestations passée entre la Confédération et le canton de Vaud et à l’Arrêté de mise en oeuvre de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture (cf. art. 5 de l’arrêté). L’acte contesté ne relève ainsi pas des droits politiques. Partant, il ne peut pas faire l’objet d’un recours direct au Tribunal fédéral à l’aune de l’art. 87 ou de l’art. 88 al. 2 LTF. Il ne se justifie pas non plus de renoncer exceptionnellement à l’obligation de recourir préalablement devant une instance cantonale judiciaire supérieure au sens de l’art. 86 al. 3 LTF, car la décision attaquée ne soulève pas de questions à caractère politique prépondérant au sens de cette disposition.
La recourante ne se trouve dès lors dans aucune des situations où la LTF admet qu’une décision non judiciaire puisse être attaquée directement devant la plus haute autorité judiciaire du pays. Le fait que la décision du Service cantonal présentement querellée indique qu’aucune voie de droit n’est ouverte à son encontre ne l’autorisait pas à s’adresser d’emblée au Tribunal fédéral. Dans la mesure où elle entendait contester cette décision, l’intéressée aurait d’abord dû s’adresser à une instance judiciaire cantonale supérieure, comme l’impose l’art. 86 LTF, étant précisé qu’un tel moyen aurait été recevable, nonobstant l’art. 11 al. 3 de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture. En l’état, le Tribunal fédéral n’est donc pas compétent pour statuer en tant qu’autorité judiciaire de première instance.
Il s’ensuit que le recours doit être déclaré irrecevable, quelle que soit la voie de droit envisagée devant le Tribunal fédéral (art. 30 al. 1 LTF).
Lorsqu’il déclare un recours irrecevable pour cause d’incompétence, le Tribunal fédéral, s’il parvient à déterminer l’autorité judiciaire cantonale vraisemblablement compétente, peut transmettre directement la cause à celle-ci, afin qu’elle statue sur le recours.
En l’occurrence, en vertu de l’art. 92 de la loi cantonale vaudoise sur la procédure administrative du 28 octobre 2008 (LPA-VD; RSV 173.36), le Tribunal cantonal vaudois connaît des recours contre les décisions et décisions sur recours rendues par les autorités administratives, lorsque la loi ne prévoit aucune autre autorité pour en connaître. Cette autorité est donc au bénéfice d’une clause générale de compétence et devrait, selon toute vraisemblance, connaître en première instance des recours contre les décisions du Département cantonal de la formation, de la jeunesse et de la culture, respectivement celles prises, comme en l’espèce, en son nom par le Service cantonal en application de l’Ordonnance COVID dans le secteur de la culture. Rien ne s’oppose donc à ce que la cause soit transmise au Tribunal cantonal vaudois afin qu’il statue sur le présent recours comme objet de sa compétence.
Le recours est donc irrecevable et la cause est transmise au Tribunal cantonal vaudois comme objet de sa compétence.
(Arrêt du Tribunal fédéral 2D_32/2020 du 24 mars 2021, destiné à la publication)
Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)