Le contrat de travail du chef d’orchestre

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Quelle est la nature du contrat qui lie un chef d’orchestre à une maison d’opéra ?

Le contrat ayant pour objet l’engagement d’un artiste doit être considéré soit comme un contrat de travail, soit comme un contrat d’entreprise ou éventuellement un contrat innommé (contrat de spectacle), en tenant compte de l’ensemble des circonstances du cas particulier et en fonction des critères que sont le rapport de subordination ou de dépendance, la durée de l’engagement, l’obligation de résultat, le mode de rémunération, le devoir de diligence et de fidélité et la désignation du contrat par les parties. Pour certains auteurs, il serait plus approprié, dans l’hypothèse où le contrat de travail n’entre pas en ligne de compte, d’y voir dans tous les cas un contrat innommé, auquel on appliquerait par analogie seulement les règles du contrat d’entreprise (TERCIER/BIERI/CARRON, Les contrats spéciaux, 5e éd. 2016, p. 483 n. 3554 et les références citées). 

Par le contrat individuel de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (art. 319 al. 1 CO). Les éléments caractéristiques de ce contrat sont une prestation de travail, un rapport de subordination, un élément de durée et une rémunération. 

 Le contrat de travail se distingue avant tout des autres contrats de prestation de services, en particulier du mandat, par l’existence d’un lien de subordination, qui place le travailleur dans la dépendance de l’employeur sous l’angle personnel, organisationnel et temporel ainsi que, dans une certaine mesure, économique. Le travailleur est assujetti à la surveillance, aux ordres et instructions de l’employeur; il est intégré dans l’organisation de travail d’autrui et y reçoit une place déterminée. 

En principe, des instructions qui ne se limitent pas à de simples directives générales sur la manière d’exécuter la tâche, mais qui influent sur l’objet et l’organisation du travail et instaurent un droit de contrôle de l’ayant droit, révèlent l’existence d’un contrat de travail plutôt que d’un mandat.

 Les critères formels, tels l’intitulé du contrat, les déclarations des parties ou les déductions aux assurances sociales, ne sont pas à eux seuls déterminants. Il faut bien plutôt tenir compte de critères matériels relatifs à la manière dont la prestation de travail est effectivement exécutée, tels le degré de liberté dans l’organisation du travail et du temps, l’existence ou non d’une obligation de rendre compte de l’activité et/ou de suivre les instructions, ou encore l’identification de la partie qui supporte le risque économique. 

Constituent ainsi des éléments typiques du contrat de travail le remboursement des frais encourus par le travailleur et le fait que l’employeur supporte le risque économique et que le travailleur abandonne à un tiers l’exploitation de sa prestation, en contrepartie d’un revenu assuré.

La dépendance économique du travailleur est également un aspect typique du contrat de travail. Est déterminant le fait que, dans le contexte de la prestation que le travailleur doit exécuter, d’autres sources de revenus sont exclues et qu’il ne puisse pas, par ses décisions entrepreneuriales, influer sur son revenu. Un indice pour une telle dépendance réside dans le fait qu’une personne travaille pour une seule société. Cet indice est renforcé lorsque les parties conviennent d’une interdiction d’exercer toute activité économique similaire.

Seul l’examen de l’ensemble des circonstances du cas concret permet de déterminer si l’activité en cause est exercée de manière dépendante ou indépendante.

En l’espèce, la cour cantonale a, dans un premier temps, relevé que, quand bien même les critères formels ne sont pas seuls déterminants, le contrat litigieux est intitulé  » contrat de travail n o 519sc « , prévoit qu’il s’agit d’un  » contrat de travail à durée maximale régi par les articles 319et suivants du Code suisse des obligations « et a été rédigé par la défenderesse (= la maison d’’opéra) et signé, pour elle, notamment par sa présidente, qui est avocate de profession. 

Dans un deuxième temps, elle a retenu, en substance, l’existence d’un rapport de subordination entre le demandeur et la défenderesse sur la base de différentes dispositions du contrat litigieux, qui prévoient notamment que le demandeur devait obligatoirement être présent à certaines dates et qu’un programme détaillé des répétitions devait lui être communiqué après signature (art. 2), qu’il ne pouvait s’absenter de… pendant la durée de son contrat sans autorisation formelle préalable de la direction générale de la défenderesse (art. 2 et 13), qu’il s’engageait à participer à toutes les répétitions prescrites par A.________ (art. 8) et à appliquer et à respecter le règlement général intérieur de A.________ qui définit les conditions de travail en usage et fait partie intégrante du contrat litigieux, la direction pouvant lui interdire l’accès à la scène si son comportement était de nature à porter atteinte à la tenue de la représentation (art. 18). Ainsi, le demandeur s’engageait à de nombreux égards à s’intégrer à l’organisation de la défenderesse et à en suivre les instructions et celle-ci se réservait à plusieurs reprises le droit d’obliger ou d’interdire au demandeur un comportement ou une action particulière.

Partant, la cour a jugé que c’est à bon droit que le tribunal avait qualifié le contrat litigieux de contrat de travail, de sorte que l’art. 15, qui est contraire aux règles impératives du droit du travail, n’a pas de portée et que le demandeur a droit à son salaire. (…)

La recourante ( = la maison d’opéra) avance notaemment qu’elle considère que plusieurs  » éléments de fait  » s’opposent à la qualification du contrat litigieux comme contrat de travail. Elle mentionne à cette occasion quatre éléments. 

Premièrement, elle invoque des faits relatifs aux caractéristiques propres à l’intimé (= le chef d’orchestre), soit (1) le fait que, lors de la conclusion du contrat de…, l’intimé avait remis à la recourante un  » certificat A1  » indiquant qu’il exerçait en Suisse une activité d’indépendant, (2) la déclaration du directeur général selon laquelle les chefs d’orchestre étaient invités et que les parties discutaient des modalités et conditions auxquelles elles pouvaient  » monter un projet ensemble « , (3) l’intimé ne s’occupe pas des questions administratives, des assistants s’en chargeant pour lui, (4) l’intimé est indépendant en… s’agissant de son activité à…, (5) l’intimé a un agent qui négocie pour lui ses contrats, (6) l’intimé a négocié un  » cachet  » et non un  » salaire  » dont le montant est perçu pour chaque prestation – et non calculé en fonction d’une durée de temps -, et représente un multiple des salaires de n’importe quel autre artiste qui collabore avec A.________ et (7) l’intimé a mis fin au contrat le 9 novembre 2017.

Deuxièmement, elle considère que l’intimé  » jouissait d’une très grande liberté dans l’organisation de son travail « . À l’appui de cette affirmation, elle souligne (1) que les dates des répétitions et des représentations n’ont pas été imposées par la recourante,  » contrairement à ce que ferait un employeur « , (2) que l’intimé avait en réalité la pleine liberté de se produire ailleurs, liberté qu’il a prise en se produisant à… et à… et (3) que la rémunération particulièrement élevée de l’intimé  » ne cadre pas avec un lien de dépendance économique « .

Troisièmement, la recourante fait valoir qu’il existerait un rapport de confiance particulier entre les parties, ce qui ressortirait notamment du fait que la recourante avait déjà fait appel à l’intimé pour diriger xxx. 

Finalement, elle argue que l’intimé aurait accepté de supporter le risque économique de son activité. Pour cela, elle fait référence aux articles 14 à 16 du contrat litigieux, qui prévoient respectivement, en substance, le fait que l’intimé ne serait pas rémunéré s’il n’effectuait pas une représentation pour cause de maladie, la possibilité de résilier le contrat sans préavis ni indemnité en cas de force majeure, et une peine conventionnelle en cas de violation du contrat. Elle insiste sur le fait que l’intimé était assisté par son agent et avance qu’il avait la possibilité de négocier ou de renoncer à signer le contrat litigieux.

 Les différents éléments qu’avance la recourante en défaveur de la qualification du contrat litigieux en tant que contrat de travail n’emportent pas la conviction. Dans la mesure où plusieurs éléments factuels mentionnés par la recourante ne sont pas constatés par l’arrêt attaqué et où celle-ci ne soulève pas de grief de constatation manifestement inexacte des faits à leur sujet, la Cour de céans ne peut en tenir compte et n’y reviendra pas. 

 S’agissant, premièrement, des caractéristiques propres à l’intimé, on relèvera notamment (1) que la remise d’un certificat en…, à teneur duquel l’intimé exerçait un activité d’indépendant en Suisse, n’est pas pertinent lorsqu’il s’agit de qualifier le contrat litigieux, dans la mesure où il s’agit de deux contrats indépendants l’un de l’autre et conclus pour des durées déterminées et où l’aménagement objectif du contrat litigieux est déterminant, (2) pour les mêmes raisons, le statut d’indépendant de l’intimé en… n’est pas décisif, (3) le fait que l’intimé a été représenté par un agent et a des assistants ne modifie en rien la volonté des parties et la qualification du contrat litigieux et (4) la dénomination de la rémunération de l’intimé ( » cachet  » et non  » salaire « ) et son montant ne sont pas davantage déterminants, dans la mesure notamment où la qualification utilisée par les parties ne lie pas le tribunal. 

 Au sujet de la liberté organisationnelle de l’intimé, on rappellera tout d’abord (1) que celui-ci devait, sauf accord écrit et préalable de la recourante, obligatoirement être à… du 21 mai au 14 octobre 2018 inclus, (2) que, sauf accord contraire, il ne pouvait pas se produire en Suisse romande une année civile pleine au moins avant la première représentation, pendant la durée de production et pendant une durée de six mois à compter de la dernière représentation, soit pendant une période de presque deux ans, et qu’il s’exposait sinon à une peine conventionnelle pouvant s’élever jusqu’à l’équivalent du quart du montant de son cachet global, sans préjudice du dommage supplémentaire causé, (3) qu’il s’engageait à participer à toutes les répétitions prescrites par A.________, (4) qu’il n’était pas autorisé à voyager le jour même d’une représentation, sauf accord préalable de la recourante, et (5) qu’il s’engageait à appliquer et à respecter le règlement général intérieur de A.________, qui faisait partie intégrante du contrat litigieux. 

Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme la recourante, les dates des répétitions étaient, conformément à l’art. 8 du contrat litigieux, fixées par la direction de A.________, ce qu’a du reste confirmé le directeur général. Quant aux représentations effectuées à… et à…, elles constituent tout au plus des violations du contrat litigieux, sans pour autant en changer la qualification.

Le montant de la rémunération n’est du reste pas déterminant dans l’examen de la dépendance économique: est notamment déterminante l’exclusion contractuelle d’autres sources de revenus, ce qu’indiquent notamment le fait de travailler pour une seule société et une interdiction contractuelle d’exercer toute activité économique similaire. Or, les parties sont, en l’occurrence, convenues d’une interdiction pour l’intimé de se produire en Suisse romande pendant la durée du contrat et pour une période totale de près de deux ans. La portée de cette clause est notamment renforcée par la peine conventionnelle. Dès lors, la recourante ne saurait être suivie lorsqu’elle nie la dépendance économique de l’intimé durant la période contractuelle. 

 Enfin, la recourante ne saurait tirer argument du fait que le contrat litigieux contient des clauses contraires au droit (semi-) impératif du travail pour remettre en cause la qualification dudit contrat. Ce faisant, elle tente, en vain, d’inverser conditions et conséquences de ladite qualification. Contrairement à ce qu’elle affirme, il convient, dans un premier temps, de déterminer la nature de la convention d’après l’aménagement objectif de la relation contractuelle. Ce n’est que dans une seconde étape que la validité des clauses convenues par les parties peut être examinée au regard des dispositions (semi-) impératives qui sont, cas échéant, applicables. Si l’on suivait le raisonnement de la recourante, il suffirait d’introduire une clause contraire au droit impératif pour éviter la qualification qui s’imposerait sinon à la relation contractuelle. 

 Au vu de ce qui précède, c’est dès lors à bon droit que la cour cantonale a qualifié le contrat litigieux de contrat de travail. 

(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_53/2021 du 21 septembre 2021, consid. 5)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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