Suspension de la procédure en raison de doutes sur l’authenticité du contrat de travail produit par une partie

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A teneur de l’art. 126 al. 1 CPC, le Tribunal peut ordonner la suspension de la procédure si des motifs d’opportunité le commandent. La procédure peut notamment être suspendue lorsque la décision dépend du sort d’un autre procès.

L’art. 126 al. 1 CPC confère un large pouvoir d’appréciation au juge. La suspension doit répondre à un besoin réel et être fondée sur des motifs objectifs. Elle ne saurait être ordonnée à la légère, les parties ayant un droit à ce que les causes pendantes soient traitées dans des délais raisonnables.

Une suspension dans l’attente de l’issue d’un autre procès peut se justifier en cas de procès connexes. Comme le juge civil n’est pas lié par le jugement pénal (art. 53 CO), l’existence d’une procédure pénale ne justifiera toutefois qu’exceptionnellement la suspension de la procédure civile.

L’art. 29 al. 1 Cst. féd. dispose que toute personne a droit, dans une procédure judiciaire ou administrative, à ce que sa cause soit traitée équitablement et jugée dans un délai raisonnable. A l’instar de l’art. 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme – qui n’offre, à cet égard, pas une protection plus étendue – cette disposition consacre le principe de la célérité, autrement dit prohibe le retard injustifié à statuer. Viole la garantie ainsi accordée l’autorité qui ne rend pas une décision qu’il lui incombe de prendre dans le délai prescrit par la loi ou dans un délai que la nature de l’affaire et les circonstances font apparaître comme raisonnable.

Dans son appréciation, le juge tiendra notamment compte de l’importance d’une décision rapide pour le demandeur, de la complexité en fait et en droit du cas concret, ainsi que du comportement procédural des parties. Dans le doute, il optera pour le respect du principe de la célérité.

En l’espèce, le point central ayant apparemment conduit le Tribunal des prud’hommes à suspendre la procédure comme dépendant du pénal était celui relatif à la question de l’authenticité du contrat de travail – produit par le recourant (=l’employé), et contesté par l’intimée (=l’employeuse) – du 19 décembre 2017.

Il est certes constant qu’un contrat de travail constitue un titre au sens de l’art. 110 al. 4 et de l’art. 251 ch. 1 CPS.

Or, ni ce fait, ni la question de la commission ou non, par le recourant, de l’infraction visée à l’art. 251 CP (faux dans les titres) ne sauraient avoir une pertinence pour le juge prud’homal ; point n’était besoin en l’espèce – à tout le moins du point de vue de l’instruction des faits et des questions juridiques à résoudre – que le Tribunal des prud’hommes suspendît sa procédure comme dépendant du pénal. Il n’est dû reste pas allégué par l’intimée qu’elle aurait versé au recourant, sur la base d’un contrat de travail falsifié, des salaires ou montants indus et qu’elle aurait de ce fait subi un dommage.

L’existence d’un contrat de travail ne dépend pas de la présence d’un écrit, ni de son « authenticité », mais de la fourniture, par un prestataire, d’un travail à un donneur d’ordre dans un rapport de subordination – point n’est besoin de la conclusion d’un contrat écrit (cf. art. 319 et 320 al. 2 CO).onc

Il incombe donc à la partie demanderesse qui s’affirme salariée de prouver l’existence d’une relation de travail, le temps de travail effectué, et le montant du salaire convenu et dû (actori incumbit probatio, art. 8 CC). C’est à la partie défenderesse d’établir tout fait dont il résulterait que la relation invoquée n’existait pas et tout fait d’où il résulterait que la prétention invoquée n’est pas fondée.

En l’occurrence, il ressort du dossier que, dans la période de janvier à fin octobre 2018, il y a bel et bien eu un flux financier entre les parties ; l’intimée a versé au recourant, à intervalles réguliers, des montants substantiels. Tout porte donc à penser qu’il existait entre les parties, déjà dans cette période-là, soit un contrat de travail, soit un rapport contractuel d’une autre nature. Il n’a pas été allégué que ces montants aient été versés sans cause.

Dès lors qu’à teneur de sa demande du 4 mai 2021, le recourant affirme l’existence d’un contrat de travail à partir du 1er janvier 2018 déjà, le Tribunal devra, compte tenu de la théorie des faits doublement pertinents, admettre, dans un premier temps, la pertinence de cet allégué et instruire la cause en conséquence.

A supposer que, par la suite, il dût s’avérer que les rapports contractuels entre les parties antérieurs au 1er novembre 2018 ne relevaient pas d’un contrat de travail, il incomberait au Tribunal des prud’hommes – fût-il Tribunal spécialisé en droit du travail – appliquant le droit d’office (art. 57 CPC), de qualifier la nature de ces rapports juridiques (par ex. contrat de mandat, contrat de société simple) et de trancher au fond.

Point n’est donc besoin d’attendre la décision du juge pénal sur « l’authenticité » du contrat de travail écrit du 19 décembre 2017, authenticité contestée par l’intimée. Il en va de même pour ce qui est de l’authenticité des contrats de travail écrits subséquents des 5 novembre 2018 et 1er juin 2019, contestée, cette fois-ci, par le recourant.

En conclusion, le Tribunal a mésusé du son pouvoir de suspendre la cause en opportunité. Il convient donc d’annuler son ordonnance du 24 août 2021 et de lui renvoyer le dossier pour qu’il reprenne l’instruction de la cause.

(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève CAPH/232/2021 du 11.12.2021)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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