
X.________, né en 1991 au Kosovo et ressortissant belge, est gérant d’un magasin A.________, rue [aaaaa] à Z.________. À ce titre, il réalise un revenu mensuel brut d’environ 5’900 francs, mais ne perçoit pas de bonus ou de commissions.
13 mars 2020, le Conseil fédéral a adopté l’Ordonnance 2 Covid-19.
Le 16 mars 2020 (entrée en vigueur le 17 mars 2020), il a décrété l’existence d’une situation extraordinaire au sens de l’article 7 de la loi sur les épidémies (LEp). À partir de cette date, et aussi les 18 et 19 mars 2020, l’article 6 de cette ordonnance prévoyait que les établissements publics – notamment les magasins et les marchés – étaient fermés (al. 2 let. a), mais que la fermeture ne s’appliquait pas aux « magasins d’alimentation et autres magasins (p. ex. kiosques, shops de stations-service), pour autant qu’ils vendent des denrées alimentaires ou des biens de consommation courante » (al. 3 let. a).
Un rapport explicatif de l’Office fédéral de la santé publique (ci-après : OFSP), état au 19 mars 2020, à 08h00, indiquait que les grands magasins devaient « être accessibles uniquement pour les aliments et les marchandises d’usage quotidien comme la presse, la nourriture pour animaux, le tabac, les articles d’hygiène et de papeterie ».
D’après l’article 10d de l’ordonnance, dans la même version, quiconque, intentionnellement, s’opposait aux mesures visées à l’article 6 était puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire, à moins qu’il n’ait commis une infraction plus grave au sens du code pénal. Cette disposition est entrée en vigueur le 17 mars 2020 et l’est restée jusqu’à l’abrogation de l’ordonnance, le 22 juin 2020.
Le 26 mars 2020 (date de l’entrée en vigueur), l’ordonnance 2 Covid-19 a été modifiée. La sanction pénale examinée dans la présente procédure, qui figurait à l’article 10d, a alors été inscrite à l’article 10f de l’ordonnance (voir http://www.admin.ch, recueil systématique, RS 818.101.24 sous « Toutes les versions »).
Par ordonnance pénale du 1er avril 2020, le ministère public a condamné X.________ à 20 jours-amende à 50 francs (total : 1’000 francs), avec sursis pendant 2 ans, et aux frais de la cause, arrêtés à 400 francs. Il retenait les faits suivants : « À Z.________, entre le 16 (sic) et le 19 mars 2020, X.________, gérant du magasin A.________ de la rue [aaaaa], a omis de prendre les mesures édictées par le Conseil fédéral et par l’Office fédéral de la santé publique afin d’endiguer la progression du coronavirus, laissant un libre accès aux articles qui n’étaient pas de première nécessité et ne veillant pas au respect, par sa clientèle, des règles d’éloignement social, alors que le service de la consommation et des affaires vétérinaires avait expressément rappelé ces obligations à la direction des magasins A.________ pour le canton de Neuchâtel, par un courriel du 18 mars ». Les dispositions légales appliquées étaient les articles 6 al. 4 (sic) et 10f (sic) al. 1er de l’Ordonnance 2 Covid-19.
Dans son jugement motivé, du 14 avril 2021, le tribunal de police [statuant sur opposition] a retenu comme infondé – au moins au bénéfice du doute – le reproche fait au prévenu de n’avoir pas veillé au respect, par la clientèle du magasin, des règles d’éloignement social. Il l’a par contre condamné pour avoir maintenu en libre accès l’ensemble des articles en vente dans la succursale.
Le 29 avril 2021, le prévenu a déposé une annonce d’appel, puis, le 10 mai 2021, une déclaration d’appel.
Aux termes de l’article 398 CPP, la juridiction d’appel jouit d’un plein pouvoir d’examen sur les points attaqués du jugement (al. 2). L’appel peut être formé pour violation du droit, y compris l’excès ou l’abus du pouvoir d’appréciation, le déni de justice et le retard injustifié, pour constatation incomplète ou erronée des faits et pour inopportunité (al. 3).
[La Cour pénale du Tribunal cantonal examine notamment ce qui suit :]
Il s’agit donc de déterminer si, en prévoyant des sanctions pénales sévères à l’article 10d Ordonnance 2 Covid-19, le Conseil fédéral a respecté les exigences constitutionnelles.
Une ordonnance du Conseil fédéral doit, même si elle est adoptée en urgence, respecter les règles constitutionnelles. Elle doit être conforme aux grands principes du droit public, au premier rang desquels figurent les principes de l’intérêt public (art. 36 al. 2 Cst. féd.) et de la proportionnalité (art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst. féd.
Il n’est ici pas douteux que les sanctions prévues par l’ordonnance 2 Covid-19, qui tendaient à renforcer les mesures prises pour prévenir et combattre la propagation du virus, visaient un intérêt public.
Le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de se pencher sur le respect du principe de la proportionnalité par une ordonnance cantonale, édictée dans le contexte de la pandémie (arrêt du TF du 16.12.2021 [2C_429/2021] cons. 5.3 ss, avec des références).
Il a alors rappelé que, pour être conforme au principe de la proportionnalité, une restriction d’un droit fondamental doit être apte à atteindre le but visé (règle de l’aptitude), lequel ne peut pas être obtenu par une mesure moins incisive (règle de la nécessité) ; il faut en outre qu’il existe un rapport raisonnable entre les effets de la mesure sur la situation de la personne visée et le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public (règle de la proportionnalité au sens étroit) (cf. arrêt précité cons. 5.3).
En l’espèce, la Cour pénale considère que les sanctions prévues à l’article 10d Ordonnance 2 Covid 19 (entrée en vigueur le 17 mars 2020) ne respectent pas le principe de la proportionnalité.
A titre préalable, il convient de relever que les autorités judiciaires – dont le tribunal de police, puis la Cour pénale – peuvent librement se prononcer sur la question de la proportionnalité des sanctions pénales qui étaient prévues à l’article 10d ordonnance 2 Covid-19.
Il ne s’agit en effet pas ici de discuter du niveau de risque acceptable (comme cela serait le cas en lien avec l’obligation du port du masque imposée par une ordonnance cantonale, qui a fait l’objet de l’ATF 147 I 393), soit de déterminer la limite entre risques admissibles et risques inadmissibles, lorsque cette frontière demeure indéterminée. Dans cette dernière hypothèse, il appartiendrait alors en premier lieu au pouvoir exécutif, par le biais d’ordonnances, et non aux tribunaux de définir ce qu’est le risque acceptable.
En l’espèce, la question a trait à la proportionnalité des sanctions prévues dans l’ordonnance 2 Covid-19 en cas de non-respect des mesures imposées par le Conseil fédéral. Le juge pénal est donc habilité à examiner librement cette question, qui n’implique pas l’analyse d’un risque, entreprise par l’exécutif sur la base des données scientifiques à sa disposition, mais le caractère proportionné (ou non) des sanctions prévues en cas de non-respect des mesures ancrées dans l’ordonnance.
Même dans le domaine de la santé – et plus particulièrement en lien avec les mesures prises par le Conseil fédéral pendant la crise sanitaire –, le but visé par une norme (visant à protéger la santé des citoyens) ne légitime pas la mise en œuvre de n’importe quels moyens.
Comme on l’a vu plus haut, la Suisse s’est trouvée, depuis le 17 mars 2020 (et pendant trois mois), en situation extraordinaire (cf. art. 7 LEp), mais elle n’est jamais sortie du cadre constitutionnel. En effet, pendant la crise du coronavirus, le Conseil fédéral n’a pas été mis au bénéfice des pleins pouvoirs. Ainsi, le Conseil fédéral, en adoptant de nouvelles ordonnances, ne pouvait, au seul motif (général) qu’il convenait de protéger en urgence le pays et ses citoyens contre des dangers graves pour la vie et la santé corporelle, prendre des mesures très incisives (restreignant de manière importante les libertés fondamentales) et, comme cela a été décidé en l’espèce, ériger des infractions en délits (et pas seulement en contraventions), sans justifier ses décisions en fonction des exigences constitutionnelles applicables.
L’ordre juridique représente un ensemble cohérent, une unité. La loi et l’ordonnance formant un tout, l’impact de l’ordonnance ne peut ni ne doit être dissocié de celui de la loi.
Les normes – et en particulier les sanctions pénales qui y sont prévues – déjà en vigueur contenues dans la loi sur les épidémies, qui ont une légitimité démocratique plus grande que les ordonnances, donnent une idée de l’échelle que le Parlement fédéral entendait utiliser au moment d’adopter la loi. Le Conseil fédéral ne peut en faire abstraction, mais il doit s’orienter en fonction de cette échelle pour garantir la proportionnalité des peines qu’il consacre dans son ordonnance. Cela est d’autant plus important lorsque le Conseil fédéral intervient à la place du parlement dans une situation d’urgence et que la tâche de l’Etat/du gouvernement – en particulier lorsqu’il s’agit de protéger la population contre différentes menaces et de prévenir des risques – prend de plus en plus d’ampleur et que les pressions qui pèsent sur les épaules des autorités pour qu’elles prennent des mesures s’intensifient. Ne pas respecter l’orientation (« l’échelle ») désignée par le Parlement fédéral reviendrait d’ailleurs, pour le Conseil fédéral, à faire fi de la subsidiarité de la clause d’urgence (concrétisée dans l’ordonnance) par rapport à l’activité législative du Parlement, ce qui ne peut se concevoir dans un Etat démocratique.
En l’espèce, la mesure sanctionnée (obligation de trier l’assortiment) est plus proche des actes visés à l’article 83 LEp (contraventions) que de ceux réprimés à l’article 82 LEp (délits). Dans cette dernière disposition, est notamment puni celui qui omet intentionnellement de prendre les mesures de confinement nécessaires lors de l’utilisation d’agents pathogènes dangereux en milieu confiné (al. 1 let. a) ou dissémine à des fins de recherche ou met sur le marché sans autorisation des agents pathogènes (al. 1 let. b). L’article 83 LEp (contraventions) punit par l’amende notamment celui qui enfreint l’obligation de déclarer (al. 1 let. a), effectue sans autorisation une analyse microbiologique pour détecter des maladies transmissibles (al. 1 let. b), se soustrait à des examens médicaux qui lui ont été imposés (al. 1 let. i) ou contrevient à des mesures visant la population (al. 1 let. j qui vise l’art. 40 LEp). La mesure sanctionnée par l’ordonnance 2 Covid-19 (obligation de trier l’assortiment) est très proche du comportement visé à l’article 40 LEp – qui vise les mesures nécessaires pour empêcher la propagation de maladies transmissibles au sein de la population ou dans certains groupes de personnes – qui est sanctionné par une amende et non par une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire (cf. art. 82 et 83 LEp). A cet égard, le fait que l’article 40 LEp vise les mesures prises au niveau cantonal, alors que l’ordonnance 2 Covid-19 prévoyaient des mesures fondées sur la clause d’urgence fédérale, n’est pas déterminant.
Alors même que le Conseil fédéral avait opéré un durcissement des normes (par rapport à l’art. 83 LEp) en adoptant l’ordonnance 2 Covid-19, il n’a fourni aucune explication permettant de comprendre les motifs qui l’ont conduit à sanctionner plus sévèrement une infraction réprimée dans l’ordonnance 2 Covid-19.
Le Conseil fédéral est d’ailleurs ensuite revenu sur le choix qu’il avait concrétisé à l’article 10d de l’ordonnance 2 Covid-19 (peine privative de liberté et peine pécuniaire) puisque, tant dans l’ordonnance qui a succédé à l’ordonnance 2 Covid-19 (abrogée en juin 2020) que dans le projet de loi qu’il a transmis au parlement (adopté par celui-ci), seule l’amende est prévue (message du 12 août 2020, FF 2020 p. 6363 ss, en particulier p. 6376, 6385 et 6412 s.).
L’ATF 123 IV 29, dans lequel le Tribunal fédéral a jugé que les sanctions (emprisonnement ou amende) prévues par le Conseil fédéral répondaient aux exigences constitutionnelles, notamment au principe de proportionnalité, n’est pas comparable au cas d’espèce et ne permet pas de justifier les sanctions prévues dans l’ordonnance 2 Covid-19. Dans cet arrêt, l’ordonnance sur l’acquisition et le port d’armes à feu par des ressortissants yougoslaves, adoptée par le Conseil fédéral, prévoyait ces sanctions pour appuyer l’interdiction faite aux ressortissants yougoslaves de porter et de transporter des armes à feu dans les lieux publics.
Par contraste, cet arrêt confirme plutôt que la peine prévue dans l’ordonnance 2 Covid-19 est disproportionnée. La sévérité de la peine prévue dans l’ordonnance sur l’acquisition et le port d’armes s’explique par le fait que l’acte conduisant à la sanction pénale est particulièrement inquiétant puisqu’il présuppose que l’auteur détienne une arme, malgré l’interdiction. La peine, sévère, n’est pas disproportionnée car l’interdiction ne porte, elle, que très peu atteinte à la liberté de l’auteur (cf. ATF 123 IV 29 cons. 3b). L’obligation pour un gérant de magasin de restreindre l’assortiment de biens usuellement proposés à la vente est, au contraire, une atteinte importante à la liberté économique et l’adoption, en sus (dans l’ordonnance), d’une peine sévère heurte le principe de la proportionnalité.
Au vu des considérations qui précèdent, la peine qui était prévue à l’article 10d de l’ordonnance 2 Covid-19 doit être considérée comme disproportionnée et, partant, contraire aux exigences constitutionnelles.
Pour conclure, on observera encore que le jugement prononcé par la Cour de justice du canton de Genève le 7 octobre 2020 (AARP/345/2020), qui a guidé les réflexions du premier juge (jugement entrepris cons. 13), ne permet pas de remettre en question la conclusion qui précède. Les magistrats genevois ont notamment considéré que les restrictions imposées à l’activité économique de l’appelant respectaient le principe de la proportionnalité et ils en ont d’emblée conclu que cela était également le cas des sanctions pénales prévues pour la violation de ces restrictions (jugement précité de la Cour de justice, cons. 3.6.1). Ce raisonnement ne peut être suivi dans la mesure où il ne tient pas compte du fait qu’une mesure dictée par un impératif sanitaire (apte à prévenir un risque déterminé) peut être proportionnée et que la sanction pénale y relative peut se révéler incompatible avec le principe de la proportionnalité. La distinction entre la mesure et la peine est, comme on l’a vu, essentielle puisque, selon l’examen qu’il convient d’effectuer (mesure ou peine), la marge de manœuvre du juge sera différente. Il est dès lors indispensable d’examiner la sanction pénale pour elle-même avant d’en tirer une conclusion.
On relèvera encore – sans en faire un élément déterminant dans la mesure où les parties ne pouvaient pas en avoir connaissance lors des débats du 15 mars 2022 (la Cour pénale ayant obtenu l’information le 17 mars 2022) – que la Cour européenne des droits de l’homme (troisième section) a eu l’occasion d’examiner les sanctions pénales prévues dans l’ordonnance 2 Covid-19 en lien avec le principe de la proportionnalité dans une affaire Communauté Genevoise d’Action Syndicale (CGAS) c. Suisse (requête no 21881/20) tranchée le 15 mars 2022.
L’association requérante avait saisi la Cour le 26 mai 2020. Invoquant l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle s’était plainte d’avoir dû, après l’adoption de l’ordonnance 2 Covid-19, renoncer à l’organisation d’une manifestation prévue le 1er mai 2020 et retirer sa demande d’autorisation. Comme elle ne pouvait pas attaquer l’ordonnance devant une instance interne, elle avait saisi directement la Cour européenne des droits de l’homme. Après avoir rappelé que la situation d’urgence ne justifiait pas toute mesure prise par un gouvernement, la Cour s’est exprimée explicitement sur les sanctions prévues à l’article 10d Ordonnance 2 Covid-19, adopté le 17 mars 2020 (n. 89 ss). Elle a rappelé que ces sanctions, de nature pénale, appelaient une justification particulière. Soulignant que la disposition prévoyait une peine privative de liberté de trois ans maximum ou une peine pécuniaire (sauf commission d’une infraction plus grave au sens du code pénal), la Cour a qualifié celles-ci de « sanctions très sévères » (n. 89) et elle a retenu qu’à la lumière de l’importance de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique, du caractère général et de la durée considérablement longue de l’interdiction des manifestations publiques entrant dans le champ des activités de l’association requérante, « ainsi que de la nature et de la sévérité des sanctions prévues », l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion (tel que garanti par l’art. 11 CEDH) n’était pas proportionnée aux buts poursuivis (faire face à la crise sanitaire) (n. 90).
Même si la Cour s’est prononcée sur la question des sanctions prévues dans la norme litigieuse en lien avec la liberté de réunion, on peine à concevoir que son appréciation aurait été différente si elle avait dû prendre position sur ces mêmes sanctions en rapport avec une autre interdiction prévue dans l’ordonnance 2 Covid-19. La Cour européenne a en effet pris la peine de s’arrêter spécifiquement sur ces sanctions, les qualifiant expressément de « sanctions très sévères » ; elle a souligné qu’elles appelaient une justification particulière (alors que le Conseil fédéral n’a fourni à cet égard aucune motivation et qu’il a finalement renoncé à ces sanctions quelques mois plus tard, lorsqu’il a communiqué le projet de loi Covid au Parlement) ; enfin, la Cour a expressément mentionné ces sanctions dans les éléments qui l’ont conduit à retenir la violation du principe de la proportionnalité.
L’article 10d de l’ordonnance 2 Covid-19 étant contraire à la Constitution fédérale, il ne peut être appliqué.
Il résulte de ce qui précède que l’appel doit être admis, le jugement précédent annulé et réformé en ce sens que le prévenu est libéré de la prévention de violation de l’ordonnance 2 Covid-19 les 18 et 19 mars 2020 à Z.________.
(Arrêt de la Cour pénale du Tribunal cantonal (NE) CPEN.2021.42 du 05.04.2022, consid. 8 ; publication prévue dans la RJN)
Moralité : le droit d’urgence ne permet pas de faire n’importe quoi, et il est précieux que le juge ordinaire le dise clairement et distinctement….
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)