
Introduction
Un arrêt tout récent de la CJUE nous permet de revenir sur la question, en droit européen d’abord, puis en droit suisse:
CJUE, arrêt du 13 octobre 2022, L.F. c/ S.C.R.L., C‑344/20, ECLI:EU:C:2022:774, points 30-42
La juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une disposition d’un règlement de travail d’une entreprise interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient, constitue, à l’égard des travailleurs qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette directive.
Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler que la Cour a certes jugé qu’une règle interne d’une entreprise qui n’interdit que le port de signes ostentatoires de grande taille de convictions notamment religieuses ou philosophiques est susceptible de constituer une discrimination directe, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78, dans les cas où ce critère est indissociablement lié à une ou à plusieurs religions ou convictions déterminées (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, points 72 et 73).
Toutefois en l’occurrence, la question posée à la Cour concerne une règle interdisant non pas le port de signes ostentatoires de grande taille, mais bien le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail.
Or, la Cour a également itérativement jugé que l’article 2, paragraphe 2, sous a), de cette directive doit être interprété en ce sens qu’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail n’est pas constitutive d’une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette disposition, dès lors qu’elle vise indifféremment toute manifestation de telles convictions et traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment, une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes (arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C‑157/15, EU:C:2017:203, points 30 et 32, ainsi que du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 52).
À cet égard, la Cour a précisé que, dès lors que chaque personne est susceptible d’avoir soit une religion, soit des convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles, une telle règle, pour autant qu’elle soit appliquée de manière générale et indifférenciée, n’instaure pas une différence de traitement fondée sur un critère indissociablement lié à la religion ou à ces convictions (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 52).
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a pris le soin de rappeler que le droit à la liberté de conscience et de religion, consacré à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte, et qui fait partie intégrante du contexte pertinent pour interpréter la directive 2000/78, correspond au droit garanti à l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, il a le même sens et la même portée que celui-ci (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 48). Or, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, consacré à l’article 9 de cette convention, « représente l’une des assises d’une “société démocratique”[,] au sens de [ladite c]onvention », et constitue, « dans sa dimension religieuse, l’un des éléments les plus vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie » ainsi qu’« un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents », contribuant au « pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société » (Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse, CE:ECHR:2001:0215DEC004239398).
Il convient, à cet égard, d’ajouter qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour qu’il n’est pas allégué que S.C.R.L. n’aurait pas appliqué le règlement de travail en cause au principal de manière générale et indifférenciée ou que la requérante au principal aurait été traitée différemment de tout autre travailleur qui aurait manifesté sa religion ou ses convictions religieuses ou philosophiques par le port visible de signes, de vêtements ou de toute autre manière.
Il ressort également de la jurisprudence constante de la Cour qu’une règle interne telle que celle en cause au principal est susceptible de constituer une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78, s’il est établi, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données (arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C‑157/15, EU:C:2017:203, point 34, et du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 59).
Conformément à l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78, une telle différence de traitement ne serait toutefois pas constitutive d’une discrimination indirecte, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de cette directive, si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires.
S’agissant de la condition relative à l’existence d’un objectif légitime, la volonté d’un employeur d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse peut être considérée comme légitime. En effet, le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la Charte, et revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 63).
Toutefois, la Cour a également précisé que la simple volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité, bien que constituant, en soi, un objectif légitime, ne suffit pas, comme telle, à justifier de manière objective une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, le caractère objectif d’une telle justification ne pouvant être identifié qu’en présence d’un besoin véritable de cet employeur, qu’il lui incombe de démontrer (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 64).
Cette interprétation est inspirée par le souci d’encourager par principe la tolérance et le respect, ainsi que l’acceptation d’un plus grand degré de diversité et d’éviter un détournement de l’établissement d’une politique de neutralité au sein de l’entreprise au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire.
Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la troisième question que l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’ une disposition d’un règlement de travail d’une entreprise interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses ou philosophiques, quelles qu’elles soient, ne constitue pas, à l’égard des travailleurs qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette directive, dès lors que cette disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.
Communiqué de presse : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2022-10/cp220167fr.pdf
Comparaison avec le droit suisse
La liberté de conscience et de croyance (liberté religieuse), réglée par l’art. 15 de la Constitution fédérale, protège le droit de choisir librement sa religion ainsi que de forger ses convictions philosophiques (for intérieur), et de les professer individuellement ou en communauté (aspect extérieur). Concernant ce dernier, l’art. 15 permet à toute personne de vivre selon ses convictions et d’entreprendre les actes qui en résultent (cultes, prosélytisme, prescriptions d’ordre vestimentaire ou alimentaire, etc.)
La protection de l’art. 15 de la Constitution n’est toutefois pas sans limite. Elle en effet concrétisée et limitée par le droit ordinaire, en particulier le droit civil, mais pour ce qui est de ses aspects extérieurs exclusivement. On peut penser aux dispositions sur l’état-civil ou sur l’éducation obligatoire par exemple.
En droit du travail, la question peut se poser notamment sous l’angle du droit de l’employeur de donner des directives et sous celui de la protection contre les licenciements abusifs.
Selon l’art. 321d al. 1 CO, l’employeur peut établir des directives générales sur l’exécution du travail et la conduite des travailleurs et leur donner des instructions particulières. Le travailleur observe alors selon les règles de la bonne foi les directives générales de l’employeur et les instructions particulières qui lui ont été données (art. 321d al. 2 CO).
Le droit de l’employeur de donner des directives est toutefois limité, notamment par l’art. 328 CO (protection de la personnalité du travailleur) qui protège (entre autres) les libertés individuelles et la sphère privée de l’employé. L’employeur devra aussi avoir des égards envers les travailleurs et tenir compte, dans la mesure du possible, des contraintes de la vie privée.
A teneur de l’art. 336 al. 1 let. b CO, le congé est abusif lorsqu’il est donné par une partie en raison de l’exercice, par l’autre partie, d’un droit constitutionnel, à moins que l’exercice de ce droit ne viole une obligation résultant du contrat de travail ou ne porte sur un point essentiel un préjudice grave au travail dans l’entreprise. L’art. 336 al. 1 let. b CO vise, notamment, dans les droits protégés, la liberté de croyance, découlant de l’art. 15 de la Constitution fédérale.
Dans la pratique, des interdictions absolues touchant à la liberté de croyance dans ses aspects « extérieurs » sont toujours soumises à l’examen des circonstances du cas d’espèce, et donc rapportées aux exigences de l’exécution des prestations de travail, aux obligations résultant du contrat de travail, au principe de proportionnalité et à la protection de la personnalité.
Pensons à l’employé qui est licencié parce qu’il n’accepte pas de travailler un certain jour de la semaine pour des raisons religieuses. Le licenciement serait en principe admissible, dans la mesure où l’intéressé ne pourrait pas remplir ses obligations contractuelles de manière significative, mais il serait abusif si l’employeur avait en fait la possibilité effective de répartir le travail du salarié sur les autres jours restants.
De la même manière, la mise en place d’un horaire continu pour les employés musulmans pendant la durée du Ramadan avait été contestée par une employée non musulmane, laquelle y voyait une discrimination à son égard violant l’art. 328 al. 1 CO. La Cour d’appel de la Juridiction des prud’hommes du canton de Genève a, en 2006, écarté ce grief au motif que la différence de traitement qui résultait de cet horaire spécial appliqué aux employés musulmans reposait sur un motif justifié, ce qui excluait toute discrimination. (CAPH/200/2006)
Le raisonnement devrait être le même pour le voile islamique, dont le port devrait violer une obligation résultant du contrat de travail selon une directive claire, non-discriminatoire et proportionnée de l’employeur ou porter un préjudice grave au travail dans l’entreprise pour justifier un licenciement (voir p.ex. JU-TRAV 1991 p. 23). Cela semble peu probable, en pratique.
Le droit suisse semble donc plus tolérant a priori au port de symboles religieux sur le lieu de travail dans les rapports de droit privé, dans la mesure où son interdiction devrait respecter des contraintes plus élevées que celles énoncées en droit européen.
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)