
« Il y a bien des années, vivait un empereur qui raffolait tellement de beaux habits neufs qu’il dépensait tout son argent pour être bien habillé. (…) Un jour vinrent deux escrocs, ils se firent passer pour tisserands et dirent qu’ils s’entendaient à tisser l’étoffe la plus extraordinaire que l’on pût imaginer. Non seulement les couleurs et le dessin en étaient d’une beauté peu commune, mais les habits taillés dans cette étoffe avaient la merveilleuse propriété d’être invisible pour quiconque n’était bon à rien dans son emploi ou encore était d’une bêtise inadmissible[i]. »
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L’Etat de droit caractérise une société dans laquelle chacun est soumis au respect du droit. Il est considéré comme le signe distinctif des régimes démocratiques, et est souvent opposé à des nations ou à des régimes que l’on réprouve pour différentes raisons.
En droit suisse, l’art. 5 Cst énumère les principes de l’activité de l’État telle que régie par le droit, soit les principes de légalité (al. 1), d’intérêt public et de proportionnalité (al. 2), de bonne foi (al. 3) et de primauté du droit international (al. 4). D’autres composants de l’État de droit découlent d’autres dispositions constitutionnelles, en particulier le principe de la séparation des pouvoirs (Tit. 5), l’indépendance des autorités judiciaires (art. 191c Cst), les garanties de procédure (art. 29 ss Cst.) – dont le droit d’être entendu et le droit d’accès à un juge (29 al. 2 et 29a Cst.)
Cela étant dit, on considère aussi qu’à l’Etat de droit formel (formeller Rechtsstaat) s’ajoute l’Etat de droit substantiel (materialer Rechtsstaat), qui recouvre la garantie des droits fondamentaux avec tout ce qu’elle comporte comme obligations et engagements au plan à la fois institutionnel et normatif. La matière ne se limite donc pas à l’art. 5 Cst. et aux dispositions évoquées ci-dessus.
Nul ne contestera en tout cas que le droit d’accès au juge soit un élément essentiel de l’Etat de droit tel que nous le comprenons en Suisse.
Et en pratique ?
Il est intéressant ici de se pencher sur l’ Ordonnance du 4 mars 2022 instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine[ii] (O-Ukraine), laquelle a fait l’objet récemment de développements très intéressant par Sandrine Giroud, Grégoire Mangeat et Berem Brun.[iii]
L’O-Ukraine contient notamment des mesures financières, dont le gel d’avoirs et de ressources économiques (art. 15 O-Ukraine), la déclaration obligatoire concernant ceux-ci (art. 16 O-Ukraine), des mesures relatives à différents biens ou territoires, des restrictions de voyage, etc.
Depuis le 23.11.2022, l’art. 28e al. 1bis O-Ukraine fait aujourd’hui interdiction aux prestataires suisses de «fournir, directement ou indirectement […] des services de conseil juridique […] au gouvernement de la Fédération de Russie ou à des personnes morales, des entreprises ou des entités établies dans ce pays».
Les « services » en cause ne sont d’abord pas définis, mais – comme il s’agit de reprendre les sanctions de l’UE – celle-ci a eu l’occasion de préciser qu’ils couvrent tous les conseils en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales impliquant une application ou une interprétation du droit, la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci, et la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques, mais non la représentation, les conseils, la préparation de documents ou la vérification des documents dans le cadre des services de représentation en justice, à savoir dans des affaires ou des procédures devant des organes administratifs, des cours ou d’autres tribunaux officiels, ou dans des procédures d’arbitrage et de médiation.[iv]
Comme le relèvent Sandrine Giroud, Grégoire Mangeat et Berem Brun, « (…) l’art. 28e O-Ukraine crée une distinction entre représentation en justice et conseil juridique, alors que ces activités sont toutes deux «typiques» des avocats. Distinguer et interdire le conseil est juridiquement problématique, car c’est exclure, sans base légale, un élément fondamental de la mission des avocats. Cette distinction est également problématique en pratique du point de vue de la prévisibilité et de la sécurité du droit. En effet, il n’est pas aisé, voire impossible, de déterminer où s’arrête le conseil juridique et où commence la représentation en justice ».[v] Les notions utilisées sont d’ailleurs aussi peu claires que possibles : services «nécessaires» à «l’exercice des droits de la défense» (let. a) ou «pour garantir l’accès aux procédures» (let. c) ?
Il est dès lors juste de souligner que la légalité et la proportionnalité des restrictions prévues par l’art. 28e al. 1bis O-Ukraine apparaissent très contestables, notamment sous l’angle de l’art. 36 Cst., car elles violent l’essence même des droits fondamentaux et ne reposent que sur une ordonnance. On ne voit pas très bien non plus comment la restriction d’accès au juge en Suisse serait à même d’influencer le comportement de la Russie en Ukraine.[vi]
Curieusement, le Conseil fédéral considère néanmoins que l’interdiction de fournir des services juridiques telle que prévue par l’art. 28e O-Ukraine « (…) assure néanmoins l’accès à la justice suisse et le respect intégral de l’état de droit. Telle était la condition imposée par le Conseil fédéral pour la reprise de ces nouvelles restrictions ».[vii]
Comment expliquer cette curieuse appréciation ?
Cette discrépance entre l’explication et le contenu réel de l’art. 28 e al. 1bis O-Ukraine pourrait relever à première vue d’un divorce entre les mots et la réalité des choses. L’exécutif pense ceci, mais il fait cela, ou autre chose, il est un peu en dehors de ce qu’il dit (ou beaucoup), ses propos sont marqués du sceau de la contradictions, etc.
Mais pour expliquer cela, il n’y a en fait que deux hypothèses, et deux hypothèses seulement :
La 1ère est celle de la maladresse, du conseiller trop pressé, de la traduction rapide et brouillonne de nouvelles sanctions européennes avec gains de fonction (car les précédentes étaient peu efficaces, pour le moins). L’exécutif aurait alors (re)pris le train des sanctions en marche avec la subtilité d’un labrador lancé après une balle en caoutchouc sur un parquet ciré, et adopté ce fameux art. 28e al. 1bis dans la foulée.
La 2e est celle qu’a développé Eric Werner, notamment dans La démocratie comme réalité.[viii] En fait, l’exécutif n’est pas idiot, il sait pertinemment que l’art. 28e al. 1bis O-Ukraine viole le droit d’accès au juge et l’Etat de droit – dont il chante les louanges par ailleurs (quand ça lui chante). Dans ce cadre, l’art. 28e al. 1 bis O-Ukraine traduit sa compréhension de l’Etat de droit aujourd’hui, dans ce contexte, et contre ces destinataires-là. Il nous dit, en substance, l’Etat de droit, en ce jour et en cette heure, concernant cet objet particulier, c’est cela – et il faudra bien vous en contenter. Il n’y aucune erreur d’appréciation, de précipitations – les mots correspondent bien à la réalité des choses, quitte à redéfinir les premiers. Demain, ce sera ailleurs, autrement, et contre d’autres destinataires – vous verrez bien !
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« Jamais les habits de l’empereur n’avaient obtenu un tel succès.
Mais voyons, il n’a rien sur lui dit un petit enfant. Seigneur Dieu, écoutez la voix de cet innocent dit son père. Et l’on se chuchota de l’un à l’autre ce que disait cet enfant.
Mais voyons il n’a rien sur lui cria finalement tout le peuple. L’empereur frissonna car il lui semblait bien qu’ils avaient raison, mais il se dit quelque chose comme « Il faut que je défile jusqu’au bout. » Et les chambellans allèrent, portant la traîne qui n’existait pas.[ix] »
[i] Hans Christian Andersen, Œuvres, t. I, trad. Régis Boyer, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p.88
[ii] RS 946.231.176.72 – https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2022/151/fr, déjà modifiée près de 25 fois depuis son entrée en vigueur !
[iii] GIROUD/MANGEAT/BRUN, L’Etat de droit et les avocats à l’épreuve des sanctions contre la Russie, Anwaltsrevue|Revue de l’avocat 2/2023 pp. 63–68 ; accessible en libre accès ici : https://anwaltsrevue.recht.ch/de/artikel/02arv0223the/letat-de-droit-et-les-avocats-lepreuve-des-sanctions-contre-la-russie#footnote-25-marker)
[iv] Règlement (UE) 2022/1904 du Conseil du 6.10.2022 modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine, JO L 259 I/3, 6.10.2022, considérant 19, p. 3
[v] GIROUD/MANGEAT/BRUN, op.cit. p. 67
[vi] GIROUD/MANGEAT/BRUN, op.cit. p. 68
[vii] SECO, Communiqué de presse du 23.11.2022 ; https://www.seco.admin.ch/seco/fr/home/seco/nsb-news/medienmitteilungen-2022.msg-id-91875.html).
[viii] Eric Werner, La démocratie comme réalité, Antipresse, 1er mai 2022, pp. 10-13
[ix] Hans Christian Andersen, op. cit, p. 92
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Et Joyeuses Pâques quand même !
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)