
A ce stade, le litige porte uniquement sur le paiement des heures de travail supplémentaires.
Selon l’arrêt attaqué, l’employé ne peut pas prétendre à la rémunération des heures supplémentaires au sens de l’art. 321c al. 3 CO, malgré l’absence d’un accord dérogatoire passé par écrit. Pour la cour cantonale, le recourant commet un abus de droit en exerçant cette prétention alors qu’il ne pouvait ignorer la pratique de l’entreprise envers les conducteurs de travaux, consistant à ne pas compenser ni rémunérer les heures supplémentaires, et qu’il a accepté son salaire chaque mois durant cinq ans – y compris et surtout les augmentations successives et importantes – et des gratifications elles aussi croissantes, sans jamais réclamer le paiement ou la compensation des heures supplémentaires effectuées. En d’autres termes, l’employé a volontairement tardé à faire valoir la nullité de l’accord non écrit pour en retirer un avantage, soit la perception de généreuses prestations de la part de l’employeuse, qui ne les aurait certainement pas accordées dans la même mesure s’il avait rapidement et périodiquement réclamé le paiement de ses heures supplémentaires.
En revanche, la cour cantonale a jugé que l’employé avait droit à l’indemnité pour travail supplémentaire prévue par l’art. 13 al. 1 LTr (RS 822.11) à partir de la 61ème heure supplémentaire accomplie dans l’année. En effet, s’il est possible, en droit privé, que le travailleur renonce à l’avance au paiement des heures supplémentaires, tel n’est pas le cas en droit public, la règle impérative de l’art. 13 LTr empêchant toute dérogation au principe de la rétribution du travail supplémentaire au taux de 125 %. Faute d’avoir instauré de manière claire et précise un système de rémunération ou de compensation du travail supplémentaire effectué, l’employeuse ne peut pas invoquer un abus de droit de la part de l’employé qui prétend à la rétribution des heures accomplies à ce titre.
Il n’est plus contesté que le temps de travail de l’employé était soumis à la durée maximale prévue par l’art. 9 al. 1 let. a LTr, à savoir 45 heures par semaine. Cet horaire est également celui convenu entre les parties. Les parties ne remettent pas en cause non plus les heures de travail effectuées entre octobre 2011 et septembre 2015 au-delà de la durée hebdomadaire de 45 heures, telles que retenues par la cour cantonale.
C’est le lieu de rappeler que la rétribution des heures supplémentaires, soit celles dépassant l’horaire contractuel, est réglée par l’art. 321c CO et que, dès que les heures supplémentaires dépassent le maximum légal fixé dans la LTr, elles constituent du travail supplémentaire au sens de l’art. 12 LTr et doivent impérativement faire l’objet d’une rémunération comprenant le salaire de base majoré de 25 % selon l’art. 13 LTr, à partir de la 61ème heure supplémentaire accomplie dans l’année civile pour la catégorie de travailleurs à laquelle le recourant appartient (ATF 126 III 337 consid. 6c).
Selon l’art. 321c al. 3 CO, l’employeur est tenu de rétribuer les heures de travail supplémentaires qui ne sont pas compensées par un congé en versant le salaire normal majoré d’un quart au moins, sauf clause contraire d’un accord écrit, d’un contrat-type de travail ou d’une convention collective.
Cette disposition est en partie impérative en ce sens que les parties ne peuvent y déroger qu’en respectant la forme écrite. Plus précisément, elles peuvent, sous l’une des formes prescrites par l’art. 321c al. 3 CO, prévoir, au début ou au cours des rapports de travail, que les heures supplémentaires seront rémunérées sans supplément ou ne seront pas rémunérées, à tout le moins lorsque la rémunération des heures supplémentaires est comprise forfaitairement dans le salaire de l’intéressé; un tel accord ne peut porter que sur les heures supplémentaires qui seraient accomplies à l’avenir, car la mise en œuvre combinée de l’art. 321c al. 3 et de l’art. 341 al. 1 CO empêche le travailleur de renoncer valablement au salaire pour les heures supplémentaires déjà effectuées. Comme l’accord dérogatoire concerne la rétribution forfaitaire d’heures supplémentaires futures, il peut être mis en échec en application de la théorie de l’imprévision, si le travailleur est amené en définitive à accomplir des heures supplémentaires en nombre excédant notablement ce qui était prévisible lors de la conclusion dudit accord.
De manière générale, le travailleur qui conteste la validité d’un accord en invoquant une règle impérative ne commet pas un abus de droit. En effet, il serait contraire à l’esprit de la loi de priver le travailleur, par le biais de l’art. 2 al. 2 CC, de la protection spéciale qui lui est conférée par le droit impératif.
Des circonstances particulières peuvent toutefois faire apparaître comme abusif l’exercice d’un droit à caractère impératif, comme le droit à la rétribution des heures supplémentaires au taux de 125 % en l’absence d’un accord écrit préalable. Ainsi, une dénonciation abusive du vice de forme a été retenue de la part d’un travailleur qui, afin de toucher un revenu additionnel, avait expressément refusé le renfort proposé par l’employeur, puis avait clairement conclu avec celui-ci un accord verbal par lequel il renonçait au supplément prévu pour les heures supplémentaires (arrêt bâlois cité in arrêt 4A_172/2012 du 22 août 2012 consid. 6.1). Par ailleurs, l’art. 2 al. 2 CC peut trouver exceptionnellement application lorsque l’intérêt protégé par la norme de droit impératif n’existe plus ou a été préservé d’une autre manière (ATF 129 III 493 consid. 5.1). Un abus de droit peut être également retenu si l’ayant droit tarde à faire valoir la nullité pour en retirer un avantage (ATF 138 III 401 consid. 2.3.2). Plus généralement, le fait d’attendre pour faire valoir la prétention (dans le délai de prescription) ne peut constituer un abus de droit que si des circonstances particulières font apparaître l’exercice du droit comme incompatible avec l’inaction antérieure, par exemple si l’écoulement du temps procure à l’ayant droit un avantage injustifié (131 III 439 consid. 5.1; 129 III 493 consid. 5.1; 110 II 273 consid. 2).
En l’espèce, il n’existe aucun accord écrit entre les parties prévoyant que la rémunération des heures supplémentaires serait incluse de manière forfaitaire dans la rétribution versée par l’employeur et que l’employé renoncerait ainsi à la rétribution spécifique des éventuelles heures supplémentaires. Faute de convention dérogatoire formellement valable, l’employé peut donc prétendre en principe à une rémunération au taux de 125 % du salaire horaire de base pour les 1586,5 heures supplémentaires accomplies entre octobre 2011 et septembre 2015.
Des circonstances particulières rendent-elles cette prétention abusive, comme la cour cantonale l’a admis ?
Selon l’arrêt attaqué, l’employé a volontairement tardé à se prévaloir de la nullité de l’accord non écrit entaché d’un vice de forme pour en retirer un avantage. Il n’est constaté nulle part dans la décision entreprise que, pendant les rapports de travail, l’employé savait qu’un accord dérogatoire sur le paiement des heures supplémentaires devait revêtir la forme écrite pour être valable. En revanche, la question se pose de savoir si, en réclamant le paiement des heures supplémentaires après la fin du contrat, l’employé commet un abus de droit en raison d’un » accord non écrit » survenu pendant les rapports de travail.
A ce propos, la cour cantonale n’a pas établi, en fait, une volonté réelle concordante des parties de rémunérer forfaitairement les heures supplémentaires par le biais du salaire et/ou d’une prestation particulière comme la gratification. En effet, elle a relevé expressément qu’il n’existait pas de preuve » stricte » que l’employé n’aurait eu d’augmentations ni de son salaire ni de sa gratification s’il n’avait effectué aucun travail supplémentaire et, partant, aucune heure supplémentaire vu la coïncidence entre l’horaire légal maximal et l’horaire contractuel.
Contrairement à ce que l’employé soutient dans son recours, ce passage de l’arrêt attaqué n’est pas contradictoire avec l’examen, en droit, des comportements des parties interprétés selon le principe de la confiance. A cet égard, la cour cantonale paraît avoir déduit le consentement de l’employé à la rémunération forfaitaire de ses heures supplémentaires du fait que l’intéressé a accepté son salaire chaque mois et les augmentations importantes accordées, ainsi que des gratifications elles aussi croissantes, sans jamais demander à l’employeuse la compensation ou la rémunération des heures supplémentaires accomplies.
A elle seule, l’acceptation tacite d’une augmentation de salaire ne peut être interprétée de bonne foi comme la renonciation du travailleur à la rémunération spécifique des heures supplémentaires qu’il serait amené à accomplir à l’avenir. Mais le contexte ainsi que l’ampleur et la fréquence des augmentations peuvent être des éléments à prendre en considération pour interpréter, selon le principe de la confiance, le silence de l’employé.
En l’espèce, le recourant savait que, dans l’entreprise qui l’employait, les heures supplémentaires effectuées par les conducteurs de travaux n’étaient ni compensées ni rémunérées. Pour le même poste et sans changement dans les tâches à effectuer, l’employé a vu son salaire augmenter de plus de 50 % en cinq ans. Parallèlement, la gratification versée a considérablement augmenté.
Dès l’augmentation de salaire du 1er août 2011, le recourant, vu la connaissance qu’il avait de la pratique au sein de l’entreprise et l’absence de modification de ses tâches, pouvait se rendre compte que son salaire, augmenté de 6,2 % seulement sept mois après la première augmentation, était susceptible de comprendre la rémunération forfaitaire d’éventuelles heures supplémentaires.
Or, l’employé a fourni ensuite régulièrement à l’employeuse le décompte de ses heures de travail, sans chercher à éclaircir la question de la rémunération des heures supplémentaires pourtant importantes qu’il effectuait chaque mois et sans jamais réclamer leur paiement. Le silence peut valoir acte concluant. En acceptant tacitement des augmentations de salaire de 6,2 % et 3,5 % en sept mois, puis à hauteur de plus de 10% chaque année, l’employé laissait entendre qu’il agréait le système en cours dans l’entreprise et renonçait dès lors à la rétribution spécifique des heures supplémentaires.
En demandant le paiement des heures supplémentaires à la fin des rapports de travail, au motif de l’absence d’un accord formellement valable, l’employé commet un abus de droit dans les circonstances particulières de l’espèce. En effet, son inaction lui a permis de bénéficier d’augmentations de salaire substantielles qui, comme la cour cantonale le relève à juste titre, n’auraient certainement pas été accordées dans une telle ampleur si l’employé avait non seulement adressé à l’employeuse le décompte de ses heures supplémentaires, mais également réclamé leur paiement à intervalles réguliers pendant la durée du contrat.
Au surplus, on ne voit pas en quoi le recourant peut se prévaloir de la théorie de l’imprévision qu’il invoque à titre subsidiaire.
En conclusion, la cour cantonale n’a pas violé le droit fédéral en rejetant, pour cause d’abus de droit, la prétention de l’employé en rémunération des heures supplémentaires.
Il convient à présent d’examiner si, comme l’employeuse le prétend, l’employé commet également un abus de droit en réclamant le paiement de son travail supplémentaire au taux de 125 %.
Il n’est pas contesté que l’employé n’exerçait pas une fonction dirigeante élevée au sens de l’art. 3 let. d LTr, ce qui l’aurait exclu du champ d’application de la LTr.
A la différence de la rétribution des heures supplémentaires, la rémunération à hauteur de 125 % du salaire de base du travail supplémentaire non compensé par un congé de même durée résulte d’une disposition impérative – l’art. 13 LTr – à laquelle les parties ne peuvent pas déroger, en prévoyant par exemple que la rétribution pour le travail supplémentaire serait forfaitairement incluse dans le salaire de base; il s’ensuit qu’une renonciation du travailleur au paiement des heures supplémentaires selon l’art. 321c al. 3 CO ne peut valoir renonciation à la rémunération du travail supplémentaire fondée sur l’art. 13 LTr.
En l’espèce, cette différence se révèle déterminante pour apprécier l’existence d’un éventuel abus de droit de la part de l’employé.
La prétention fondée sur l’art. 321c al. 3 CO, exercée après la fin des rapports de travail, est abusive parce que, par son attitude, l’employé a laissé croire, pendant la durée du contrat, qu’il renonçait à la rémunération spécifique des heures supplémentaires et acceptait une rétribution forfaitaire, ce qui a amené l’employeuse à lui accorder plusieurs augmentations de salaire substantielles. Or, pour le travail supplémentaire, l’employé ne pouvait pas renoncer à l’indemnité prévue à l’art. 13 al. 1 LTr. Pour sa part, faute d’avoir indiqué sur les fiches de salaire la part afférente aux heures de travail supplémentaires, l’employeuse ne pouvait pas avoir rempli son obligation légale de payer le travail supplémentaire, y compris avec un supplément de salaire de 25 %. Le silence opposé par l’employé aux différentes augmentations de salaire ne saurait dès lors avoir une quelconque portée juridique. En d’autres termes, il n’y a pas de circonstances particulières qui rendraient abusif l’exercice, à la fin des rapports de travail, de la prétention en indemnisation du travail supplémentaire.
Le grief de la recourante tiré d’une violation de l’art. 2 al. 2 CC est mal fondé.
C’est donc à bon droit que la cour cantonale a rejeté les prétentions en paiement des heures supplémentaires, y compris les 60 premières heures au-delà du maximum légal, et a alloué à l’employé ses prétentions en paiement du travail supplémentaire.
(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_304/2021 et 4A_312/2021 du 10 mars 2023)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)