Philippe Ehrenström, Le droit du travail suisse de A à Z, Zurich, Weka, 2015, extrait de l’introduction (pp. 5-6):
Le droit du travail suisse ressemble à un habit d’arlequin trop petit porté par un haltérophile en retraite adipeux. La cohérence, la logique et l’esthétique y trouvent peu leur compte. Quant à l’effet d’ensemble, on a vu mieux ailleurs.
Il est d’usage de moquer le Code de travail de nos voisins français, volume rouge et ventru qui semble enfler comme la grenouille au gré des éditions successives. Le code d’outre-Jura a au moins le mérite de tenter d’être cela, un code, c’est-à-dire un ensemble de normes à peu près coordonnées essayant de régir une matière du droit de manière uniforme et logique. Il est vrai que, sur le fond, ses normes sont parmi les plus arbitraires et les plus absurdes que l’on puisse connaître, mais c’est un autre débat. On essaye en tout cas, au minimum, d’être cohérent, construit et logique en légiférant, même si c’est pour empiler des âneries.
En Suisse, le législateur a toujours été rétif à la codification, préférant l’empilement, le ravaudage, la multiplication des pains et des harengs saurs. Cette absence de volonté unificatrice et logique repose sur un pragmatisme revendiqué, sur une saine absence d’ambition et sur un processus de production du droit très décentralisé.
On peut louer le sens du pragmatisme, le droit collant au réel autant qu’il puisse se faire. On se demandera toutefois si cette noble ambition est toujours satisfaite quand on voit le byzantinisme de certaines de nos normes, mais là encore, c’est une autre question. Pour ce qui est de l’absence d’ambitions, on peut là aussi s’en féliciter tant son contraire est, dans le domaine de la production législative, le prélude de l’effet pervers. C’est le processus de production des normes qui est le plus à craindre, tant on a semblé sous-traiter la fabrication du droit aux seuls acteurs du « partenariat social », aux groupes de pression et aux « stakeholders » de tout poil et de toute plume. Le résultat pulvérise toute idée de cohérence, de logique et de systématique.
Le licenciement est un droit formateur qui produit tous ses effets à réception de la manifestation de volonté ? Oui, mais en matière d’égalité entre femmes et hommes, vous avez la possibilité de revenir dessus en réintégrant l’employée. Le licenciement avec effet immédiat entraîne-t-il la résiliation « sans délai » des rapports de travail ? Sans doute nous dit le Tribunal fédéral, mais on peut, au nom d’un « délai social » prolonger ce qui est sans délai. Or comment prolonger quelque chose que des justes motifs ont rendu improlongeable ? Les employeurs peuvent être condamnés à verser des indemnités en cas de « faute », i.e. de licenciement abusif, immédiat injustifié ou discriminatoire ? Absolument – mais les dispositions sur les plans sociaux obligatoires, concédées aux syndicats ensuite d’obscurs marchandages relatifs au droit des poursuites, permettent maintenant de réclamer un dédommagement en cas de fin des rapports de travail même sans faute de l’employeur. Tout est de la même eau, et la multiplication de canards, pataquès, couacs et autres dissonances plus ou moins bien orchestrées ne va pas ralentir.
A cela s’ajoute que le droit du travail suisse regorge de notions juridiques indéterminées, dont le législateur, sans doute harassé, a laissé le délicat travail d’interprétation aux juges. Et il en faut du courage, pour appliquer ces délicieuses résilles aux arrêtes anguleuses des faits. Cela entraîne la multiplication de décisions de justice qui expliquent que « cela dépend des circonstances », que les « particularités du cas d’espèce priment » et autre affirmations joyeuses que oui mais non, à moins que cela ne soit ne soit le contraire.
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