Portage salarial, contrat de travail simulé

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Un exercice acrobatique!

Un arrêt CAPH/49/2017 du 28.03.2017 de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève se penche sur une situation de « portage salarial » :

 

B.______ SA est une société sise à Genève, dont le but est notamment ______. D.______ en est l’administrateur avec signature individuelle.

Le 27 août 2013, A.______, domiciliée en France, et B.______ SA ont signé une « Convention pour la conclusion d’un contrat de portage salarial et d’encaissement de revenus par une société de droit suisse » (ci-après, la Convention).

Selon le préambule de la Convention, A.______ désirait développer une activité de services d’aide à domicile. Pour cela, B.______ SA lui offrait un support administratif et était disposée à conclure un contrat de travail de type « portage ». Ainsi, A.______ devait financer son salaire en facturant, par le biais de B.______ SA, sa propre clientèle. En retour, B.______ SA lui garantissait que tous les revenus découlant de son activité seraient strictement consacrés à ses charges spécifiques, y compris son salaire.

B.______ SA devait établir un contrat de travail et engager A.______ officiellement comme employée (art. I de la Convention).

Sous les directives de A.______, B.______ SA émettrait des factures concernant les clients de A.______ et les encaisserait en son nom, mais aux seuls risques et profits de A.______ (art. II al. 2 de la Convention).

A teneur de l’art. III al. 1 de la Convention, A.______ déclarait et consentait que le contrat de travail était établi à titre fiduciaire dès l’encaissement des premiers revenus facturés. Ce contrat était établi ainsi à son entière charge et à ses seuls risques et profits. A.______ renonçait donc formellement à tous ses droits d’employée au sens du droit du travail et reprenait à son unique charge économique toutes les obligations contractuelles de B.______ SA en tant qu’employeur.

A.______ s’engageait à verser d’avance les liquidités nécessaires à B.______ SA pour l’accomplissement de ce contrat (art. V al. 1 de la Convention). Pour des raisons de droit fiscal suisse, outre l’avance ou le remboursement intégral de toutes les charges liées à l’accomplissement de ce contrat, notamment les charges salariales et les dépenses de l’employée facturées à la société, cette dernière percevrait une rémunération minimum supplémentaire de 5% sur toutes lesdites dépenses (salaires, charges, sociales, frais et débours d’employés et toutes dépenses liées à l’activité spécifique du mandant). Toutefois, la rémunération minimale annuelle serait de 500 fr. la première année et 1’000 fr. pour les années suivantes (art. V al. 2 de la Convention).

Selon l’art. VII al. 1 de la Convention, en conformité du droit impératif défini à l’art. 404 al. 1 CO, la Convention pouvait être résiliée en tout temps avec effet immédiat, dès que l’une des parties en ferait la demande par écrit en recommandé. Le contrat de travail serait également résilié dans les mêmes délais.

Enfin, la Convention était soumise au droit suisse, en particulier aux dispositions du contrat de mandat définies aux art. 394 et suivants CO (art. VIII al. 1 de la Convention). Exceptionnellement, quel que fût le lieu de domicile des parties, il était prévu que tout litige et toute action résultant de la Convention, par exemple sur sa validité, son exécution, son inexécution ou autre, seraient réglés par les tribunaux ordinaires à Genève (art. VIII al. 2 de la Convention).

Le même jour, A.______ et B.______ SA ont signé un document intitulé « Votre contrat de travail ». Selon celui-ci, A.______ était engagée par B.______ SA, à compter du 1er octobre 2013, en qualité de « responsable département aide à domicile », moyennant un salaire annuel brut de 24’000 fr. payable en douze mensualités, pour dix-huit heures hebdomadaires de travail, plus une participation de 20% sur le chiffre d’affaires annuel dépassant 100’000 fr.

Toujours le 27 août 2013, E.______ SA, société sise à Genève – dont D.______ est l’administrateur-président -, d’une part, et A.______ et B.______ SA, d’autre part, ont conclu un « sous-bail à loyer » portant sur un bureau et des espaces communs, sis au ______ à Genève. La durée du bail était fixée du 1er septembre 2013 au 31 décembre 2018, pour un loyer annuel, charges comprises, de 11’040 fr. Dès le 30 juin 2014, les sous-locataires pouvaient résilier le bail moyennant un délai de trois mois.

Le 23 septembre 2013, A.______ et B.______ SA ont rempli et signé un formulaire individuel de demande pour frontalier, destiné à l’Office cantonal de la population, selon lequel A.______ est désignée comme la salariée de B.______ SA.

Le 18 novembre 2013, une déclaration AVS auprès de la Caisse interprofessionnelle AVS de la Fédération des entreprises romandes a été remplie par A.______ et B.______ SA, mentionnant l’engagement de la première par la seconde, dès le 1er octobre 2013.

Les parties ont ensuite rencontré des difficultés (…).

Par courrier du 18 août 2014, A.______, sous la plume de son conseil, a indiqué que la convention de portage salarial avait été résiliée pour la fin du mois de mai 2014. Elle a réitéré ses griefs en rapport avec ce contrat, sans faire mention d’un quelconque rapport de travail. Le 27 août 2014, B.______ SA a répondu sans faire mention de rapports de travail noués avec A.______.

Par attestation du 11 novembre 2015, l’Office cantonal des assurances sociales a certifié verser des allocations familiales à A.______ pour ses deux enfants depuis le 1er septembre 2014.

Par requête de conciliation datée du 11 février 2016 déposée devant la juridiction des prud’hommes, A.______ a assigné B.______ SA en délivrance de plusieurs documents et en paiement de certains montants (salaire), en se fondant sur le contrat de travail du 27 août 2013.

Le Tribunal des pud’hommes a décliné sa compétence à raison de la matière, les parties ayant simulé la conclusion d’un contrat de travail. L’ « employée » fait appel.

La Chanbre d’appel des prud’hommes de la Cour de Justice (CAPH) rappelle d’abord que le Tribunal des prud’hommes est compétent pour connaître des litiges découlant d’un contrat de travail, au sens du titre dixième du code des obligations (art. 1 al. 1 lit. a LTPH).

Le portage salarial est défini comme le fait, pour un indépendant (le porté), de déléguer à un tiers (le porteur), moyennant rémunération, l’encaissement de ses honoraires et l’acquittement de charges sociales sur ceux-ci. Le solde est ensuite versé en mains du porté (Fuld/Michel, Le portage salarial : analyse en droit du travail et des assurances sociales suisses, in : Jusletter 22 octobre 2012, n. 6; Portmann/Nedi, Neue Arbeitsformen – Crowdwork, Portage Salarial une Employee Sharing, in : Tatsachen – Verfahren – Vollstreckung Festschrift für Isaak Meier, Zurich 2015, p. 535). Selon les auteurs précités, une qualification de la relation de portage en contrat de travail au sens des art. 319 et suivants CO est envisageable, mais il faut alors qu’un lien de subordination existe, ce qui posera souvent problème. En particulier, un contrat de travail n’est pas conclu si le seul but des parties est de soumettre le porté au régime des assurances sociales réservé au salarié (Fuld/Michel, op. cit., n. 54 et 55; Portmann/Nedi, op. cit. p. 538 et 39).

On parle d’acte simulé au sens de l’art. 18 CO lorsque les deux parties sont d’accord que les effets juridiques correspondant au sens objectif de leur déclaration ne doivent pas se produire et qu’elles n’ont voulu créer que l’apparence d’un acte juridique à l’égard des tiers. Leur volonté véritable tendra soit à ne produire aucun effet juridique, soit à produire un autre effet que celui de l’acte apparent; dans ce dernier cas, les parties entendent en réalité conclure un second acte dissimulé. Juridiquement inefficace d’après la volonté réelle et commune des parties, le contrat simulé est nul, tandis que le contrat dissimulé – que, le cas échéant, les parties ont réellement conclu – est valable si les dispositions légales auxquelles il est soumis quant à sa forme et à son contenu ont été observées. Savoir si les parties avaient la volonté (réelle) de feindre une convention revient à constater leur volonté interne au moment de la conclusion du contrat.

En l’espèce,

les parties ont unanimement affirmé que le contrat de travail qu’elles avaient signé était fictif. Il n’existait aucune intention de leur part d’entrer dans une relation de travail, dès lors qu’il n’avait jamais été envisagé qu’un salaire soit versé à l’appelante, ni qu’elle serait soumise à un rapport de subordination envers l’intimée.

Les parties souhaitaient entrer dans une relation de mandat, mais n’ont jamais eu l’intention de la doubler d’un contrat de travail effectif. Certes, la constellation contractuelle porte le nom de portage salarial, mais l’on se trouve précisément dans le cas envisagé par la doctrine où les parties, alors qu’aucun rapport de subordination n’existe, paraphent un contrat de travail dans le seul but de bénéficier de certains régimes légaux propres aux relations de travail.

Par conséquent, le prétendu contrat de travail était simulé, donc nul, et le Tribunal des prud’hommes du canton de Genève n’était pas compétent pour connaître du litige.

(NB : on pourra être nettement plus réservé que les auteurs de doctrine cités dans cet arrêt concernant l’admissibilité du portage salarial en Suisse, tant les risques de requalification sont importants ; cet arrêt illustre aussi le risque complémentaire qu’un contrat s’insérant dans une relation de portage soit considéré comme simulé)

Me Philippe Ehrenström, avocat, ll.m., Genève et Yverdon

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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Un commentaire pour Portage salarial, contrat de travail simulé

  1. Séverine dit :

    Merci pour cet article !

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