Atteintes à la personnalité du travailleur (mobbing)

pelicansPar arrêt du 23 août 2017, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal du canton de Neuchâtel a condamné l’employeuse à payer 6’000 fr. à B.________ (employée) en réparation du tort moral infligé par le dentiste, organe de l’employeuse.

En substance, la Cour d’appel a retenu les faits suivants:

– peu après l’arrivée de B.________, le dentiste a décidé sans explication et sans motif objectif de modifier le partage des tâches entre ses deux collaboratrices, affectant la prénommée essentiellement à des tâches de bureau tandis que N.________ devait assister le dentiste au fauteuil. Rien n’indiquait que celle-ci ait été plus qualifiée que celle-là pour ce type de travail. B.________ était tout au plus appelée au fauteuil lorsque le dentiste et l’autre assistante ne s’en sortaient pas à quatre mains. Les deux employées se sont plaintes de cette répartition auprès du dentiste, sans succès. Les deux assistantes et l’apprentie devaient par ailleurs s’occuper des tâches ménagères. N.________ en assumait beaucoup moins que B.________ du fait qu’elle travaillait au fauteuil à plein temps.

– Le dentiste traitait différemment ses deux assistantes sans que le moindre motif le justifie. Il avait des exigences plus élevées à l’encontre de B.________ et s’énervait plus facilement contre elle (et contre l’apprentie). Il se montrait vite colérique face aux éventuelles fautes que B.________ pouvait faire dans ses devis ou facturations. Comme celle-ci commettait peu de fautes, il ne se fâchait pas régulièrement, mais fortement. Il allait jusqu’à s’acharner sur elle des fautes commises par N.________. Lorsque le dentiste s’énervait contre B.________, il avait un regard menaçant; il pouvait également avoir une attitude menaçante vis-à-vis de l’apprentie. Il avait besoin de temps à autre de «décharger ses humeurs » sur quelqu’un. En septembre 2010, il a reproché à B.________ d’avoir abusé de son temps de pause alors qu’elle n’avait pris que 12 minutes pour manger; l’employée a fondu en larmes.

– Dans le cadre des reproches qu’il adressait à B.________, le dentiste l’a régulièrement menacée de licenciement ou de retenues sur son salaire, en adoptant un regard ou une posture menaçante. Ces menaces pouvaient aussi être proférées contre N.________. B.________ a reproché plusieurs fois au dentiste son comportement, notamment ses menaces qu’elle jugeait injustifiées.

– Le dentiste a tenté de faire pression sur B.________ pour influencer son témoignage dans une enquête pénale initiée par l’apprentie.

– Il s’est moqué plusieurs fois du poids de B.________ et des problèmes d’ouïe qu’elle a connus dès 2008.

– Il a sollicité des massages de la nuque et/ou des épaules auprès de B.________ et N.________; il est revenu à la charge auprès de chacune d’elles à plusieurs reprises malgré leurs refus. Ces demandes ne visaient pas uniquement à soulager les dorsalgies du dentiste, mais à solliciter des massages de la part de ses employées en tant que femmes.

– L’allégation selon laquelle la fréquence des comportements inadéquats du dentiste à l’encontre de B.________ était d’une à deux fois par semaine est crédible.

L’ambiance générale de travail s’est dégradée au fil des ans. En 2010, le dentiste a changé d’attitude, devenant de plus en plus exigeant et se fâchant de plus en plus vite. Après le départ de l’apprentie, il est devenu infernal, faisant «payer les pots cassés » à B.________.

En droit, la Cour d’appel a considéré que le dentiste avait fait subir à B.________ plusieurs types d’atteinte à la personnalité sous la forme de reproches injustifiés, relégation à des travaux moins intéressants sans justification, comportement importun de caractère sexuel, menaces et intimidations. Cette politique consistant à faire d’un de ses employés un bouc émissaire en lui adressant des reproches injustifiés et à diviser ainsi ses employés pour mieux régner était typique du mobbing, tout comme le fait de retirer à un employé des tâches entrant dans son cahier des charges alors que sa compétence n’est pas en cause. Les demandes de massage avaient porté atteinte à la sphère intime de B.________.

Examinant ensuite la question d’une indemnité pour tort moral (art. 49 CO), l’autorité d’appel a résumé le comportement du dentiste en soulignant notamment que l’employée précitée servait régulièrement de « défouloir» au dentiste qui «déchargea[i]t sur elle ses humeurs, à coups de reproches, de colères et de menaces de licenciement et de retenues sur salaire». Le lien de causalité entre les atteintes à la personnalité et les souffrances psychiques endurées, attestées par une incapacité de travail de plus de neuf mois, était manifeste. La Cour peinait à voir un hasard dans le fait que toutes les employées dont l’existence ressortait du dossier étaient parties soit en raison d’un licenciement, soit pour cause de maladie.

La Cour d’appel a jugé que l’atteinte subie justifiait une indemnité de 6’000 fr.

L’employeuse a saisi le Tribunal fédéral d’un recours constitutionnel subsidiaire ; l’employée intimée a conclu au rejet du recours. L’autorité précédente s’est référée à son arrêt.

La recourante invoque d’abord la protection contre l’arbitraire (art. 9 Cst.), et ce dans l’établissement des faits et l’appréciation des preuves. Ce grief est écarté.

En droit, la recourante dénonce une application arbitraire de l’art. 328 CO. Les juges cantonaux auraient méconnu arbitrairement les notions de harcèlement sexuel et de mobbing.

L’art. 328 al. 1 CO impose à l’employeur de protéger et respecter, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur; il doit en particulier manifester les égards voulus pour sa santé, veiller au maintien de la moralité et veiller à ce que les travailleurs ne soient pas harcelés sexuellement. L’employé victime d’une atteinte à sa personnalité contraire à cette disposition peut prétendre à une indemnité pour tort moral aux conditions fixées par l’art. 49 al. 1 CO (art. 97 al. 1 et 99 al. 3 CO); n’importe quelle atteinte légère ne justifie pas une telle réparation.

La jurisprudence définit le harcèlement psychologique (mobbing) comme un enchaînement de propos et/ou d’agissements hostiles, répétés fréquemment pendant une période assez longue, par lesquels un ou plusieurs individus cherchent à isoler, à marginaliser, voire à exclure une personne sur son lieu de travail. La victime est souvent placée dans une situation où chaque acte pris individuellement peut être considéré comme supportable alors que l’ensemble des agissements constitue une déstabilisation de la personnalité, poussée jusqu’à l’élimination professionnelle de la personne visée. Il n’y a pas harcèlement psychologique du seul fait d’un conflit dans les relations professionnelles ou d’une mauvaise ambiance de travail, ou encore du fait qu’un supérieur hiérarchique n’aurait pas toujours satisfait aux devoirs qui lui incombent à l’égard de ses collaborateurs.

Sur la base des constatations relatives au comportement du dentiste, qui sont exemptes d’arbitraire et dont il ressort notamment que l’attitude a changé en 2010 bien avant le départ de l’apprentie, le dentiste devenant de plus en plus exigeant et irascible, puis «infernal» après le départ de l’apprentie, les juges cantonaux pouvaient retenir sans arbitraire une violation de l’art. 328 CO. Il importe peu que le comportement du dentiste ne réponde pas en tous points à la définition du harcèlement psychologique et qu’il n’ait pas nécessairement cherché à isoler et exclure l’employée en particulier. Le fait que le dentiste ait pu avoir une attitude tout aussi critiquable à l’encontre d’autres collaboratrices n’est évidemment pas propre à exclure une atteinte à la personnalité de l’employée intimée. En revanche, à l’instar du mobbing, le comportement de l’administrateur de la recourante doit être apprécié dans son ensemble, de sorte que même si chaque acte pris isolément peut apparaître tolérable, et même si les manquements ont été crescendo au fil de la relation contractuelle, les juges cantonaux pouvaient conclure sans arbitraire que le comportement pris dans sa globalité portait atteinte à la personnalité de l’employée. Dans ce contexte, peu importe que la demande inconvenante de masser la nuque et les épaules du dentiste réponde ou non à la notion de harcèlement sexuel, qui ne paraît pas avoir été arbitrairement méconnue.

(Arrêt du Tribunal fédéral 4D_72/2017 du 19 mars 2018)

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Yverdon-les-Bains

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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