Coronavirus et rémunérations variables (bonus, gratifications, etc.)

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Introduction

Le coronavirus a eu un impact dévastateur sur l’économie suisse. La chute, brutale, de l’activité a détérioré les trésoreries, retardé ou annulé les commandes, cassé l’expansion des marchés et fermé des débouchés que l’on croyait sûrs. L’incertitude a gelé toutes les démarches d’expansion et les investissements, les employeurs cherchant les instruments de la survie, ou au moins ceux de l’attente et du moindre mal. Mais passé le temps de l’urgence, dont l’extension de la réduction de l’horaire de travail, viendra le temps des mesures à court ou moyen terme. Parmi celles-ci, les employeurs examineront naturellement le statut des rémunérations variables dues ou encore à venir, dans un souci de réduction des charges et de sauvegarde des liquidités.

Le sort des rémunérations variables n’est pas anodin. Elles représentent en effet souvent des montants importants, et constituent des outils majeurs de motivation et de rémunération dans bien des branches et professions. Pour y répondre, il convient d’abord de qualifier la rémunération en cause, puis de clarifier son exigibilité pour le passé et enfin de déterminer leur sort dans le futur quand des circonstances extérieures rendent impossibles les conditions de leur octroi. L’exercice dépend bien évidemment des circonstances particulières du cas d’espèce, de l’économie contractuelle de la relation de travail et de la pratique des entreprises. Mais les considérations ci-après donneront aux lecteurs intéressés quelques premières indications.

Les différentes rémunérations en droit suisse

Le cadre (étroit) du droit suisse de la rémunération est plutôt vieillot. Il importe dès lors de commencer par définir un certains nombres de termes.[1]

Le salaire, d’abord, est la contre-prestation principale de l’employeur à la prestation de l’employé (art. 322 CO). Il est dû, sans réserve ni condition, principalement en raison de l’écoulement du temps (art. 323 al. 1 CO – prestations périodiques). Le salaire est exigible et versé à la fin du mois (art. 76 al. 1 et 323 al. 1 CO). Par ailleurs, à la fin du contrat, toutes les créances qui en découlent deviennent exigibles (art. 339 al. 1 CO).

La participation au résultat (art. 322a CO) est une rémunération dépendant des résultats de l’entreprise, indépendamment de la part prise par le travailleur à cette fin (contrairement à la provision de l’art. 322b CO). On considère qu’elle une modalité variable du salaire, pouvant constituer une part accessoire de la rémunération ou plus importante, voire prédominante si le travailleur a droit à une rémunération convenable dans tous les cas (art. 349 al. 2 CO par analogie). Elle peut prendre diverses formes, réglées contractuellement : part au bénéfice, part au chiffre d’affaire, prime déterminée par un facteur objectif, etc. Comme la participation aux résultats est un élément de salaire au sens de l’art. 322 CO, le travailleur a droit à une part de la participation calculée pro rata temporis en cas d’interruption des rapports de travail pendant un exercice. Concernant le calcul de cette rémunération, l’art. 322a al. 1 CO établit que c’est le résultat de l’exercice annuel établi conformément aux prescriptions légales et aux principes généralement reconnus qui est déterminant. La disposition n’est cependant pas impérative, les parties peuvent donc convenir d’autres modalités.

La provision (art. 322b CO) dépend du résultat de l’activité déployée par le travailleur et non du résultat global de l’entreprise. Elle fait partie, comme la participation au résultat, du salaire.

La gratification (art. 322d al. 1 CO) est une rétribution spéciale que l’employeur accorde en sus du salaire à certaines occasions telles que Noël ou la fin de l’exercice annuel. La gratification doit rester accessoire par rapport au salaire. Elle ne peut avoir qu’une importance secondaire dans la rétribution du travailleur. La gratification se distingue également du salaire en ceci que son versement dépend au moins partiellement du bon vouloir de l’employeur. Alors que le salaire est impérativement protégé – il ne peut donc, par exemple, être subordonné au fait qu’à l’échéance l’employé soit effectivement présent dans l’entreprise –, d’autres règles, plus flexibles, peuvent s’appliquer aux gratifications, qui peuvent donc être soumises à des conditions tant pour ce qui est de leur principe que de leur exigibilité.

Le bonus, bien que la notion soit présente dans maints contrats de travail, n’est pas réglementé en droit suisse. Il doit dès lors toujours être qualifié juridiquement afin de déterminer s’il s’agit d’un élément de salaire (variable) ou d’une gratification. La nuance est évidemment importante : le salaire seul entre dans le calcul de toute une série de prétentions ou de droits, il est inconditionnel dès l’échéance, par exemple, alors que la gratification peut être soumise à toute une série de termes et de conditions, tant pour ce qui est de son principe que de son exigibilité. Juridiquement, et au terme d’une évolution jurisprudentielle récente et plutôt confuse, l’appréciation d’un bonus contractuel doit se faire de la manière suivante :

– Le bonus comme élément de salaire variable : son principe est prévu dans le contrat, mais son montant est déterminé / déterminable en fonction de critères objectifs prédéterminés (évolution du chiffre d’affaire, résultats individuels, etc.) Il ne dépend pas ainsi du bon vouloir de l’employeur, tant pour ce qui est de son principe que de son montant. Il s’agit dès lors d’un élément de salaire (variable) auquel l’employé a droit dès qu’il est exigible.

– Le bonus comme gratification à laquelle l’employé a droit : soit les parties ont convenu par contrat du versement du bonus (principe) sans prévoir de modalités quant à la détermination du montant, soit le bonus a été versé pendant trois années consécutives sans réserves ni conditions à l’employé. Il existe ainsi en faveur de l’employé un droit à recevoir le bonus (Anspruch auf die Gratifikation) et, du côté de l’employeur, une obligation de le verser, même si ce dernier jouit d’une certaine liberté dans la fixation du montant. L’employé n’a droit à une part proportionnelle du bonus en cas d’extinction des rapports de travail avant l’occasion qui donne lieu à la rétribution spéciale que s’il en a été convenu ainsi (art. 322d al. 2 CO).

– Le bonus comme gratification à laquelle l’employé n’a pas droit : le bonus est versé avec la réserve de son caractère facultatif. Il s’agit alors d’une gratification « pure », sous deux réserves – le paiement du bonus a eu lieu pendant des décennies, sans réserve ni conditions, ou le bonus est bien plus élevé que le salaire annuel et doit être requalifié en salaire (principe de l’accessoriété). Cette dernière exception (requalification du bonus en vertu du principe de l’accessoriété) ne s’applique pas aux « très hauts revenus », i.e. les revenus effectivement touchés (et qui peuvent donc être calculés sur une période précédente) qui dépassent, toutes catégories confondues – salaire, salaire variable, gratification – cinq fois le salaire médian suisse sur la période considérée, usuellement l’année civile. Dans cette dernière hypothèse, le bonus est alors une gratification, qui peut être soumise à conditions tant pour ce qui est de son principe que de son montant ou de son paiement.

Exigibilité de la rémunération variable (passé)

La plupart des dispositions contractuelles prévoient que les rémunérations variables sont/ peuvent être payées en l’année x + 1 sur la base de l’année x. Sont-elles toutes également exigibles ?

La gratification « pure », dépendante uniquement du bon vouloir de l’employeur, n’engage évidemment aucunement celui-ci. Il peut donc librement décider de ne pas verser de gratifications en 2020, les gratifications promises en 2019 devant par contre être payées, même si le paiement en a été différé contractuellement, et pour autant qu’elles n’aient pas été soumises à conditions supplémentaires.

Si l’employé a un certain « droit » à la gratification, soit que celle-ci a été versée sans réserve ni condition pendant trois années sans réserve ni condition pendant trois années, soit des dispositions contractuelles le prévoient, il faut évidemment déterminer la part de « liberté » de l’employeur quant à son montant. Elle sera ainsi très faible en cas de versements inconditionnels de montants similaires pendant trois ans, plus large si le montant est soumis à conditions ou à l’arbitraire de l’employeur.

La gratification versée pendant des décennies, ou celle qui viole le principe de l’accessoriété (hors « très hauts revenus »), doivent être requalifiés en salaire et sont dues comme lui.

S’il s’agit de salaire variable enfin, même si son montant est déterminé après l’année de référence, celui-ci est aussi dû sans condition ni atermoiement.

Conditions de la rémunération variable pour le futur

L’exercice est évidemment plus délicat concernant la rémunération variable future, calculée par exemple sur l’exercice 2020 et payée en 2021. Les circonstances exceptionnelles et imprévisibles de la pandémie, et leurs conséquences dévastatrices sur l’activité économique, vont rendre difficile, voire impossible, l’octroi de rémunérations variables basées sur le résultat global de l’employeur ou sur l’activité particulière de l’employé eu égard à la dégradation générale des conditions et des résultats.

D’aucuns prétendent que ces circonstances font partie du risque économique que doit supporter l’employeur, et que les employés ne devraient en conséquence pas avoir à pâtir des conséquences de cet état de fait dans leurs rémunérations variables, qui peuvent être tout à fait importantes en rapport de leur salaire fixe. Dans un arrêt CAPH/181/2014 du 26 novembre 2014, la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève avait retenu qu’on ne saurait opposer à un employé qu’il n’avait pas atteint ses objectifs alors que l’employeur l’avait libéré de son obligation de travailler. L’employé avait donc droit à sa rémunération variable. Mais la situation apparaît évidemment différente ici en ce que ce sont les circonstances objectives qui empêchent le déploiement d’une activité qui permettrait d’atteindre les critères de la rémunération variable, et non une simple décision de l’employeur. Par ailleurs, il s’agit de rémunérations variables complémentaires, et non de la contreprestation principale de l’employeur, et elles sont souvent corrélées avec des facteurs objectifs que l’employé ne maîtrise pas comme la situation économique globale, les résultats du groupe ou de la branche, etc. Il apparaît donc difficile de prétendre au paiement malgré tout de rémunérations variables si les conditions objectives de leur existence ont (temporairement) disparu.

D’autres invoques donc l’art. 119 CO et l’impossibilité de prester. Mais l’analogie m’est pas convaincante non plus : le travailleur n’est pas dans l’impossibilité de travailler, sauf dans les domaines où la fermeture de l’activité a été ordonnée par le Tribunal fédéral. La situation n’est donc pas très différente de celle d’une crise économique majeure et brutale, comme celle de 2008. Même dans les activités qui ont dû fermer, une activité résiduelle est possible, et la fermeture n’est de toute façon que provisoire. La situation, là encore, est comparable à une interruption et à une dégradation brutale de la situation, mais pas à une impossibilité.

Conclusion

La marge de manœuvre des employeurs sera réduite pour les rémunérations variables 2019 payées en 2020, sauf cas de « gratifications pure » et dispositifs contractuels particuliers qui limiteraient le principe, l’exigibilité ou le calcul de la rémunération variable due en son principe.

L’employeur sera par contre beaucoup plus libre pour les rémunérations variables 2020 payables en 2021, dont il est à craindre que les conditions objectives mises à leur octroi ne seront de toute façon que difficilement remplies.

Dans tous les cas, il est temps d’ores et déjà de se pencher sur les rémunérations variables pour les intégrer aux mesures de crise, et aux plans d’assainissement de la situation.

[1] Sur ces notions : Philippe Ehrenström, Le salaire suisse. Aspects pratiques, droit du travail et droit fiscal, Zurich, WEKA Business media AG, 2018

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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