
Le 1er novembre 2020, le Conseil d’État de la République et canton de Genève (ci-après : le Conseil d’État) a adopté l’arrêté d’application de l’ordonnance fédérale sur les mesures destinées à lutter contre l’épidémie de COVID-19 en situation particulière du 19 juin 2020 et sur les mesures de protection de la population (ci-après : l’arrêté du 1er novembre 2020), publié dans la Feuille d’avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 2 novembre 2020.
L’arrêté comprend notamment les articles ci-après :
Article 1 – État de nécessité
L’état de nécessité, au sens de l’article 113 de la constitution de la République et canton de Genève, du 14 octobre 2012, est déclaré.
Les mesures prévues dans le présent arrêté visent à prévenir la propagation du coronavirus.
Chapitre 5 Mesures visant les installations et les établissements accessibles au public
Article 11 – Fermeture
1 Sont fermés :
d. les installations et établissements offrant des consommations, notamment bars, cafés-restaurants, cafeterias, buvettes et établissements assimilés ouverts au public, à l’exception des cantines d’entreprises, d’établissements de formation ouverts et de structures d’accueil, moyennant un plan de protection. Les services à l’emporter et de livraison sont réservés ;
Par acte posté le 19 novembre 2020, la société A______ Sàrl a interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle), concluant préalablement à l’octroi de l’effet suspensif au recours et à la suspension avec effet immédiat de l’art. 11 al. 1 let. d de l’arrêté du 1er novembre 2020, et principalement à l’annulation de l’art. 11 al. 1 let. d de l’arrêté, le tout « sous suite de frais et dépens ».
Le 25 novembre 2020, le Conseil d’État a prolongé la durée de validité des mesures prévues par l’arrêté du 1er novembre 2020 jusqu’au 17 décembre 2020 à minuit (art. 21 al. 2 [nouvelle teneur] de l’arrêté modifiant l’arrêté, du 1er novembre 2020, d’application de l’ordonnance fédérale sur les mesures destinées à lutter contre l’épidémie de COVID-19 en situation particulière du 19 juin 2020 et sur les mesures de protection de la population [ci-après : l’arrêté du 25 novembre 2020]).
Par communiqué de presse du même jour, publié sur le site Internet de l’État de Genève, le Conseil d’État a annoncé la réouverture des restaurants dès le 10 décembre 2020. (…) Ces réouvertures étaient toutes placées a minima sous le régime de la Confédération, à savoir : fermeture de 23h00 à 06h00 ; quatre personnes maximum par table ; obligation de consommer assis et transmission des coordonnées. La distance physique, l’hygiène des mains et le port du masque en position assise demeuraient des consignes à respecter également.
Selon l’art. 66 LPA, en cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, le recours n’a pas d’effet suspensif (al. 2) ; toutefois, lorsqu’aucun intérêt public ou privé prépondérant ne s’y oppose, la juridiction de recours peut, sur la demande de la partie dont les intérêts sont gravement menacés, restituer l’effet suspensif (al. 3). D’après l’exposé des motifs du projet de loi portant sur la mise en œuvre de la chambre constitutionnelle, en matière de recours abstrait, l’absence d’effet suspensif automatique se justifie afin d’éviter que le dépôt d’un recours bloque le processus législatif ou réglementaire, la chambre constitutionnelle conservant toute latitude pour restituer, totalement ou partiellement, l’effet suspensif lorsque les conditions légales de cette restitution sont données (PL 11311, p. 15).
Lorsque l’effet suspensif a été retiré ou n’est pas prévu par la loi, l’autorité de recours doit examiner si les raisons pour exécuter immédiatement la décision entreprise sont plus importantes que celles justifiant le report de son exécution. Elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, qui varie selon la nature de l’affaire. La restitution de l’effet suspensif est subordonnée à l’existence de justes motifs, qui résident dans un intérêt public ou privé prépondérant à l’absence d’exécution immédiate de la décision ou de la norme
L’octroi de mesures provisionnelles – au nombre desquelles figure l’effet suspensif – présuppose l’urgence, à savoir que le refus de les ordonner crée pour l’intéressé la menace d’un dommage difficile à réparer. En matière de contrôle abstrait des normes, l’octroi de l’effet suspensif suppose en outre généralement que les chances de succès du recours apparaissent manifestes.
L’art. 27 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. – RS 101) garantit la liberté économique. Cette liberté comprend notamment le libre choix de la profession, le libre accès à une activité économique lucrative privée et son libre exercice (al. 2). Cette liberté protège toute activité économique privée, exercée à titre professionnel et tendant à la production d’un gain ou d’un revenu. Elle peut être invoquée aussi bien par les personnes physiques que par les personnes morales.
La liberté économique comprend le principe de l’égalité de traitement entre personnes appartenant à la même branche économique. Selon ce principe, déduit des art. 27 et 94 Cst., sont prohibées les mesures étatiques qui ne sont pas neutres sur le plan de la concurrence entre les personnes exerçant la même activité économique. On entend par concurrents directs les membres de la même branche économique qui s’adressent avec les mêmes offres au même public pour satisfaire les mêmes besoins. Ne sont considérés comme concurrents directs que les entreprises situées dans la circonscription territoriale à laquelle s’applique la législation en cause. L’art. 35 Cst-GE contient une garantie similaire.
Conformément aux art. 36 Cst. et 43 Cst-GE, toute restriction d’un droit fondamental doit reposer sur une base légale qui doit être de rang législatif en cas de restriction grave (al. 1) ; elle doit en outre être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui (al. 2) et, selon le principe de la proportionnalité, se limiter à ce qui est nécessaire et adéquat à la réalisation des buts d’intérêt public poursuivis (al. 3), sans violer l’essence du droit en question (al. 4).
Les restrictions graves à une liberté nécessitent ainsi une réglementation claire et expresse dans une loi au sens formel, les cas de danger sérieux, direct et imminent étant réservés (art. 36 al. 1 Cst. ; art. 43 al. 1 Cst-GE). Lorsque la restriction d’un droit fondamental n’est pas grave, la base légale sur laquelle se fonde celle-ci ne doit pas nécessairement être prévue par une loi, mais peut se trouver dans des actes de rang inférieur ou dans une clause générale. Savoir si une restriction à un droit fondamental est grave s’apprécie en fonction de critères objectifs.
Pour qu’une restriction d’un droit fondamental soit conforme au principe de la proportionnalité tel que garanti par les art. 5 al. 2 et 36 al. 3 Cst., il faut qu’elle soit apte à atteindre le but visé, que ce dernier ne puisse être atteint par une mesure moins incisive et qu’il existe un rapport raisonnable entre les effets de la mesure sur la situation de la personne visée et le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public (art. 36 al. 3 Cst.).
La Confédération légifère sur la lutte contre les maladies transmissibles, les maladies très répandues et les maladies particulièrement dangereuses de l’être humain et des animaux (art. 118 al. 2 let. b Cst.).
Le Conseil fédéral peut édicter des ordonnances et prendre des décisions, en vue de parer à des troubles existants ou imminents menaçant gravement l’ordre public, la sécurité extérieure ou la sécurité intérieure ; ces ordonnances doivent être limitées dans le temps (art. 185 al. 3 Cst.).
Sur la base de l’art. 6 al. 2 let. a et b de la loi fédérale sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme, du 28 septembre 2012 (LEp – RS 818.101), le Conseil fédéral a adopté l’ordonnance sur les mesures destinées à lutter contre l’épidémie de COVID-19 en situation particulière du 19 juin 2020 (ordonnance COVID-19 – RS 818.101.26). D’après l’art. 1 al. 2 de cette ordonnance, les mesures visent à prévenir la propagation du coronavirus (COVID-19) et à interrompre les chaînes de transmission.
L’art. 40 LEp prévoit par ailleurs que les autorités cantonales compétentes ordonnent les mesures nécessaires pour empêcher la propagation de maladies transmissibles au sein de la population ou dans certains groupes de personnes (al. 1). Elles peuvent en particulier (al. 2) : prononcer l’interdiction totale ou partielle de manifestations (let. a), fermer les écoles, d’autres institutions publiques ou des entreprises privées ou réglementer leur fonctionnement (let. b), interdire ou limiter l’entrée et la sortie de certains bâtiments ou zones ou certaines activités se déroulant dans des endroits définis (let. c). Les mesures ordonnées ne doivent pas durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour prévenir la propagation d’une maladie transmissible et elles doivent être réexaminées régulièrement (al. 3). Selon l’art. 75 LEp, les cantons exécutent la présente loi dans la mesure où son exécution n’incombe pas à la Confédération, en particulier en désignant les autorités compétentes.
En outre, sur la base de l’art. 40 LEp, le canton peut prendre des mesures temporaires applicables régionalement si le nombre d’infections est élevé localement ou menace de le devenir (art. 8 al. 2 de l’ordonnance COVID-19 situation particulière – RS 818.101.26).
À Genève, l’art. 21 de la loi sur la santé du 7 avril 2006 (LS – K 1 03) prévoit que l’État encourage les mesures destinées à prévenir les maladies qui, en termes de morbidité et de mortalité, ont des conséquences sociales et économiques importantes ainsi que les mesures visant à limiter les effets néfastes de ces maladies sur la santé et l’autonomie des personnes concernées (al. 1). Il prend les mesures nécessaires pour détecter, surveiller, prévenir et combattre les maladies transmissibles en application de la LEp (al. 2) et encourager leur prévention (al. 3).
Selon l’art. 9 al. 1 LS, le médecin cantonal est chargé des tâches que lui attribuent la présente loi, la législation cantonale ainsi que la législation fédérale, en particulier la LEp. L’art. 121 LS précise que la direction générale de la santé, soit pour elle le médecin cantonal notamment, exécute les tâches de lutte contre les maladies transmissibles prévues par la LEp (al. 1). Elle peut en particulier ordonner les mesures nécessaires pour empêcher la propagation de maladies transmissibles dans la population ou des groupes de personnes (al. 2 let. a ch. 3).
Selon l’art. 1 de la loi sur l’exercice des compétences du Conseil d’État et l’organisation de l’administration du 16 septembre 1993 (LECO – B 1 15), le Conseil d’État exerce le pouvoir exécutif et prend les décisions de sa compétence. Il peut en tout temps évoquer, le cas échéant pour décision, un dossier dont la compétence est départementale en vertu de la loi ou d’un règlement ou a été déléguée lorsqu’il estime que l’importance de l’affaire le justifie et pour autant qu’il ne s’agisse pas d’une matière où il est autorité de recours (art. 3 LECO).
En l’espèce, la mesure considérée constitue une ingérence dans la liberté économique de la recourante. Prima facie, il s’agit d’une atteinte grave. Si elle est certes temporaire, force est de rappeler que cette mesure a déjà été prise au printemps, et qu’à teneur de l’arrêté du 25 novembre 2020, elle se voit prolongée jusqu’au 17 décembre 2020.
A priori, la mesure a un fondement légal (cf. ACST/36/2020 du 23 novembre 2020 consid. 10) et poursuit un intérêt important, voire vital, de santé publique (ibid., consid. 11).
Selon la recourante, le principal problème posé par la mesure litigieuse tiendrait au respect du principe de la proportionnalité.
En l’occurrence, on pourrait à première vue admettre que la mesure litigieuse est apte à atteindre le but visé, dès lors que toute limitation des contacts interpersonnels contribue à la diminution des risques d’infection.
La question de savoir si des mesures moins incisives auraient pu être prises est en revanche plus délicate. Le 18 octobre 2020, le Conseil fédéral a ordonné des mesures très contraignantes à l’égard des établissements de restauration, soit l’obligation pour les clients de rester assis (art. 5a al. 1 let. a de l’ordonnance COVID-19), la fermeture des établissements entre 23h00 et 06h00 (let. b) et la limitation des clients par table à quatre (let. c). Ces mesures, entrées en vigueur le 29 octobre 2020 (RO 2020 4503), s’ajoutaient aux mesures déjà mises en place, soit notamment la collecte des coordonnées des personnes présentes (annexe 4 de l’ordonnance COVID-19) et la mise en œuvre, par les exploitants d’établissements accessibles au public, d’un plan de protection, prévoyant des mesures en matière d’hygiène et de distance (art. 4 al. 2 let. a de l’ordonnance COVID-19), le respect de l’obligation de porter un masque facial (let. b) et des mesures limitant l’accès à l’établissement de manière à ce que la distance requise soit respectée (let. c).
Dans ce contexte, la nécessité d’une mesure aussi radicale que la fermeture complète des établissements offrant des consommations, alors même que des mesures contraignantes venaient d’entrer en vigueur sur le plan fédéral, ne s’impose pas à l’évidence. Pour autant, on ne saurait y voir une violation manifeste du principe de la proportionnalité. Ainsi que l’a rappelé l’intimé, il ne faut pas perdre de vue que le canton de Genève était l’une des régions les plus touchées par l’épidémie et que des mesures drastiques s’imposaient. À cela s’ajoute que la durée de la mesure litigieuse semble limitée, le Conseil d’État ayant annoncé la réouverture des restaurants dès le 10 décembre 2020 (cf. communiqué de presse du 25 novembre 2020). Or, dans la mesure où une reprise d’activité, toujours strictement encadrée par les mesures contraignantes ordonnées par les autorités, devrait en principe s’effectuer très prochainement, il ne se justifie pas de déroger à la pratique restrictive en matière d’effet suspensif dans le cadre d’un contrôle abstrait des normes. En revanche, si la mesure litigieuse devait se prolonger au-delà du 10 décembre 2020, la question de l’octroi de l’effet suspensif pourrait être revue à brève échéance dans le cadre d’une nouvelle demande de mesures provisionnelles, une appréciation différente de celle de la présente décision n’étant, suivant les circonstances, pas exclue.
À relever enfin que dans la mesure où l’arrêté concerne l’ensemble des établissements genevois offrant des consommations, le grief tiré de la violation de l’égalité de traitement ne paraît pas non plus, à première vue, suffisant pour accorder l’effet suspensif, étant précisé que chaque établissement était libre d’organiser ou non des services de livraison ou à l’emporter.
Il s’ensuit que la demande d’octroi de l’effet suspensif sera, en l’état, rejetée.
(Arrêt de la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice du canton de Genève ACST/38/2020 du 3 décembre 2020)
Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)