
L’appelante reproche au Tribunal d’avoir admis, à tort, sa compétence ratione loci pour connaître du litige et d’avoir ainsi violé l’art. 34 al. 1 CPC, en ne prenant en considération que l’aspect quantitatif et non qualitatif de la relation de travail.
Le Tribunal du domicile ou du siège du défendeur ou celui du lieu où le travailleur exerce habituellement son activité professionnelle est compétent pour statuer sur les actions relevant du droit du travail (art. 34 al. 1 CPC).
Le lieu de travail habituel se détermine d’après les circonstances concrètes du cas d’espèce. Il se trouve là où se situe le centre de l’activité effective du travailleur. Un lieu de travail temporaire et fugace ne fonde pas de compétence selon l’art. 34 CPC. Le lieu d’exercice de l’activité doit revêtir une certaine épaisseur temporelle. Ce for, à l’inverse du siège de l’entreprise, n’est pas lié à un critère formel, mais à un lien effectif entre le lieu d’exercice du rapport de travail et le lieu du tribunal compétent. Pour cette raison, un lieu de travail hypothétiquement prévu par les parties n’entre pas en considération lorsqu’aucun travail effectif n’y a été exécuté. Lorsque le travailleur exerce son activité simultanément dans plusieurs lieux, il faut déterminer un lieu de travail principal, en comparant les durées passées à travailler dans chacun de ces lieux.
Le for peut donc se trouver dans un lieu où l’employeur n’a aucune sorte d’établissement ni installation fixe. Le lieu où un travailleur accomplit habituellement son travail est celui dans lequel, ou à partir duquel, ce travailleur s’acquitte en fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur, cela parce que c’est à cet endroit que le travailleur peut à moindres frais intenter une action judiciaire à son employeur et que le juge de ce lieu est le plus apte à trancher la contestation relative au contrat de travail. Lorsque l’activité fournie est dispensée ou répartie entre plusieurs lieux, le for se trouve en principe dans celui où le travailleur est occupé pendant la majeure partie de son temps de travail, à moins qu’un autre de ces lieux ne présente un rapport suffisamment stable et intense avec l’objet du litige pour qu’il doive être considéré comme un lieu d’attache prépondérant. Lorsque plusieurs lieux d’occupation revêtent une importance égale, il n’existe pas de compétence concurrente entre eux et aucun ne fonde la compétence d’un tribunal.
Dans le cas d’un travailleur qui se consacrait à la promotion des produits de son employeuse dans plusieurs Etats européens, la Cour de justice a relevé parmi les éléments pertinents que ce travailleur exerçait sa tâche depuis un bureau établi à son domicile où il revenait après chaque déplacement professionnel. Appliqué aux voyageurs de commerce et aux autres travailleurs affectés au service extérieur d’une entreprise, ce critère qualitatif détermine un rattachement géographique prépondérant, propre à fonder la compétence du for correspondant, au lieu où le travailleur planifie et programme ses déplacements, et accomplit ses tâches administratives; le cas échéant, ce lieu coïncide avec son domicile personnel. Lorsqu’aucun des lieux en concours ne se révèle prépondérant, aucun for du lieu de l’activité habituelle n’est non plus disponible ; cette situation singulière doit n’être envisagée qu’avec retenue.
Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral a statué sur le cas d’un directeur commercial, non affecté au service extérieur de son employeur, mais néanmoins occupé de manière prépondérante à des déplacements à l’étranger. Un rattachement géographique concluant au regard de l’art. 34 al. 1 CPC se trouvait là où l’employé travaillait lorsqu’il n’était pas en déplacement, c’est-à-dire soit à Vernier (Genève), soit à Neuheim (Zoug). D’un point de vue quantitatif, les activités respectivement pratiquées dans chacun de ces lieux ne présentaient pas de différence significative. Il n’y avait donc pas lieu d’élucider si en moyenne, l’employé travaillait plutôt trois jours ouvrables par mois à Vernier et deux à Neuheim, ou plutôt deux à Vernier et trois à Neuheim. En outre, la nature des activités n’était connue que de manière lacunaire, de sorte qu’une appréciation qualitative était également malaisée. Dans cette situation, il serait admissible de retenir qu’il n’existait pas de lieu de l’activité habituelle, aux termes de l’art. 34 al. 1 CPC, et qu’il n’existait pas non plus de for correspondant. Il a cependant constaté qu’à Vernier, siège du groupe auquel l’employeuse était intégrée, l’employé prenait part à des séances de direction et rencontrait des clients. Au regard de ces éléments qualitatifs, certes ténus, le Tribunal fédéral a admis la compétence à raison du lieu de l’activité habituelle de l’employé à Vernier (arrêt du Tribunal fédéral 4A_131/2019 du 11 septembre 2019 consid. 3).
De manière générale, la jurisprudence admet une exception au principe quantitatif lorsqu’un autre lieu présente un rapport suffisamment stable et intense avec l’activité prévue contractuellement, même si le travailleur n’est pas présent majoritairement dans cet endroit. Cette jurisprudence doit notamment s’appliquer lorsque l’employé est occupé de manière prépondérante à des déplacements. Le critère temporel s’efface au profit du critère qualitatif, à savoir le lieu où l’employé planifie et organise ses déplacements et où il accomplit ses tâches administratives. Peu importe que ces activités ne représentent qu’une partie accessoire du temps de travail, par exemple 10 à 20 % seulement.
Si l’on devait se limiter au critère quantitatif, l’absence d’une intensité temporelle suffisante avec un lieu considéré pourrait priver les parties, en particulier le travailleur, du for du lieu habituel de travail, qui correspond pourtant au for protecteur à son égard. L’action ne pourrait être ouverte qu’au domicile ou siège du défendeur, ce qui n’est guère satisfaisant.
Selon la jurisprudence, lorsque plusieurs lieux de travail revêtent une importance identique, aucun d’entre eux ne crée de for. Le Tribunal fédéral considère cependant que le for du lieu habituel de travail ne peut être écarté que de manière exceptionnelle, dans des situations singulières, qui semblent a priori difficilement imaginable en pratique. Même admise de manière restrictive, l’hypothèse consistant à écarter tout lieu habituel de travail n’est guère convaincante puisqu’elle empêche le travailleur de bénéficier d’un for de proximité, pourtant voulu par le législateur. Il convient dans chaque cas de déterminer le point central des relations de travail, au moyen du critère quantitatif ou qualitatif, qui doit permettre de dégager le lieu où, ou à partir duquel, l’activité professionnelle est déployée.
En l’espèce, il est constant que le siège et les bureaux de l’appelante sont situés à Berne et qu’elle ne dispose d’aucun établissement à Genève, de sorte que le for genevois, s’il est admis, ne peut être que le for alternatif prévu à l’art. 34 al. 1 CPC, soit celui où le travailleur exerçait habituellement son activité professionnelle.
Le Tribunal a retenu que, lorsqu’il n’était pas en déplacement à l’étranger, l’intimé travaillait principalement à son domicile à Genève, et seulement deux à quatre jours à Berne, où il assistait aux réunions du comité de direction ou aux séances bilatérales avec son supérieur hiérarchique. L’appelante ne remet pas en cause en appel la répartition du temps de travail retenue par le Tribunal dans son jugement auprès de ces différents lieux, soit l’aspect quantitatif prépondérant du travail de l’intimé à Genève, ni le fait que ce dernier ne disposait pas d’un bureau individuel à Berne, ni qu’elle lui avait installé un poste de travail à son domicile. Elle base son appel, en se référant notamment à l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_131/2019 du 11 septembre 2019, sur le fait que cet aspect quantitatif aurait dû être relégué au second plan au profit de l’aspect qualitatif, prépondérant dans la situation présente, que le Tribunal a omis d’examiner. Selon elle, peu importe que l’intimé ait passé finalement plus de temps à son bureau genevois qu’à celui de Berne, dès lors que c’est à Berne, en qualité de membre de la direction, qu’il prenait, lors des réunions du comité de direction et des séances avec son supérieur, les décisions importantes dans le cadre de son activité auprès de l’entreprise, de sorte que le lien avec ce lieu était plus important qu’avec le canton de Genève.
L’appelante ne saurait être suivie. En premier lieu, la jurisprudence sur laquelle elle se fonde (4A_131/2019 du 11 septembre 2019) vise une situation de travail dans le cadre de laquelle, d’un point de vue quantitatif, les activités pratiquées par le travailleur dans deux lieux distincts ne présentaient pas de différence significative, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, l’aspect quantitatif étant, dans le présent cas, plus important à Genève qu’à Berne. En second lieu, si l’aspect quantitatif peut certes s’effacer au profit de l’aspect qualitatif lorsqu’un autre lieu présente des liens suffisamment étroits, il s’agit toutefois-là d’une exception qui vise à éviter l’absence de for ou l’obligation pour le travailleur d’ouvrir action au siège de la société, pour lui reconnaître le droit d’agir au for du lieu depuis lequel il planifie et organise son travail. L’application de l’aspect qualitatif ne saurait cependant conduire à priver l’employé du for de proximité, qui constitue le for protecteur. Or, à suivre l’appelante, tel serait le cas en l’espèce, si l’aspect quantitatif en faveur du for genevois était relégué au second plan en faveur du for qualitatif, qu’elle considère, à tort, être à Berne. L’intimé se verrait ainsi priver du for de protection de proximité, où il travaillait la majeure partie de son temps, au profit du for du siège de son employeur, ce qui est contraire au but de protection de la partie la plus faible au contrat.
Quoi qu’il en soit, l’analyse de l’aspect qualitatif ne permet pas de retenir une autre solution que celle du for genevois. En effet, si certes l’intimé se rendait à Berne environ deux jours par mois, parfois quatre, pour assister aux comités de direction et rencontrer son supérieur hiérarchique, il ne prenait pas seulement des décisions à cette occasion. Il ressort des enquêtes qu’il exerçait également une position dirigeante depuis son bureau de Genève, situé à son domicile, puisqu’il était en contact permanent avec ses collaborateurs directs, et ne se déplaçait pas forcément à Berne pour rencontrer son supérieur hiérarchique, mais discutait avec lui, en lieu et place, par téléphone. Il organisait également à son domicile des réunions avec les responsables de A______ France, ce qui était apprécié de la direction. Par ailleurs, lorsqu’il rentrait de son travail à l’étranger, son point d’attache était son bureau de C______, et non le bureau de Berne qu’il partageait, à tout le moins avec son subalterne, voire avec l’ensemble des représentants de A______ France. C’est manifestement depuis Genève également qu’il organisait ses déplacements et effectuait toutes les tâches administratives liées à son activité professionnelle, puisque sa présence à Berne se limitait, selon l’appelante, aux séances de direction et à certaines séances avec son supérieur hiérarchique. Si, certes, il était en communication permanente avec le siège de Berne, c’est bien depuis son bureau de C______ qu’il l’était, et qu’il exerçait principalement son activité professionnelle, lorsqu’il ne se trouvait pas en déplacement, et ce, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. C’est ainsi depuis le canton de Genève qu’il s’acquittait en fait de l’essentiel de ses obligations et qu’il pouvait, à moindre frais, intenter une action judiciaire à son employeur.
Au vu de l’ensemble de ce qui précède, c’est donc à raison que le Tribunal a retenu sa compétence ratione loci pour connaître du litige.
Le grief sera ainsi rejeté.
L’appelante soutient encore que l’intimé commettrait un abus de droit (art. 2 CC) en prétendant que son lieu de travail se situerait dans le canton de Genève, alors que son contrat et les avenants successifs, indiquaient que son lieu de travail était à Berne.
Le principe de la bonne foi (art. 2 al. 1 CC) et l’interdiction de l’abus de droit (art. 2 al. 2 CC) sont des principes fondamentaux de l’ordre juridique suisse (art. 5 al. 3 Cst.). Ils s’appliquent aussi en procédure civile (art. 52 CPC). Ils s’adressent à tous les participants au procès, parties et juge. Constitue notamment un abus de droit l’attitude contradictoire d’une partie. Lorsqu’une partie adopte une certaine position, elle ne peut pas ensuite soutenir la position contraire, car cela revient à tromper l’attente fondée qu’elle a créée chez sa partie adverse; si elle le fait, c’est un venire contra factum proprium, qui constitue un abus de droit qui ne mérite pas la protection du droit.
Le for du lieu habituel de l’activité convenue répond à un but de protection du travailleur à titre de partie socialement la plus faible ; c’est pourquoi celui-ci ne peut pas y renoncer valablement par une convention antérieure à la naissance du différend (art. 35 al. 1 let. d CPC). Il n’est certes pas garanti au travailleur qu’un lieu d’activité habituel, avec le for correspondant, doive être identifié et reconnu quelles que soient les circonstances particulières de ses propres tâches. On doit néanmoins n’envisager qu’avec retenue la situation singulière où aucun for du lieu habituel de l’activité n’est disponible.
Selon la jurisprudence européenne, reprise sur le plan interne, le lieu habituel de travail se définit selon un critère temporel et correspond au lieu où le travailleur est occupé la majeure partie de son temps, au regard de l’intégralité de la période d’activité exercée. Peu importe le lieu de travail initialement convenu, notamment celui figurant sur le contrat de travail
.En l’espèce, aucun abus de droit ne saurait être imputé à l’intimé, le travailleur étant autorisé à faire valoir le for alternatif de l’art. 34 al. 1 CPC, et ce, indépendamment du contenu du contrat et de ses avenants sur l’indication de son lieu de travail. Le travailleur ne peut donc renoncer valablement à ce for alternatif et, s’il l’invoque, ne peut en aucun cas commettre un abus de droit, puisque l’institution légale de ce for correspond à un but de protection du travailleur, à titre de partie socialement la plus faible. De plus, l’intimé n’a pas, en cours de procédure, modifié sa position concernant le for qu’il considère, à raison, être compétent.
Le grief sera donc également rejeté.
(Arrêt de la Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève CAPH/174/2021 du 08.09.2021)
Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)