
La cour cantonale a alloué à l’employé une indemnité pour tort moral de 5’000 fr. motivée par la grave atteinte que l’employeuse ( = la recourante) avait portée à sa personnalité (art. 328 et 328b CO en lien avec l’art. 49 al. 1 CO). Son argumentation peut se résumer comme suit:
Après le licenciement immédiat de l’employé, l’employeuse avait accédé sans autorisation aux conversations privées que celui-ci avait échangées avec autrui sur son téléphone portable et sa messagerie électronique professionnels.
Le contrat précisait certes que le téléphone portable ne devait être utilisé qu’à des fins professionnelles. L’intéressée savait néanmoins que l’employé en faisait aussi un usage privé puisqu’elle lui avait donné la possibilité de supprimer ses données privées avant de restituer l’appareil. Dans ce contexte, récupérer cinq mois plus tard, sans autorisation, les données du téléphone via le compte iCloud personnel de l’employé constituait non seulement une atteinte à la personnalité, mais aussi une violation du principe de la bonne foi. Quant à la messagerie professionnelle, l’employeuse n’avait pas interdit son utilisation à des fins privées et y avait également accédé sans autorisation alors que le contenu des messages était personnel. Ce faisant, elle avait derechef porté atteinte à la personnalité de l’employé.
L’employeuse entendait récolter des preuves susceptibles d’accabler l’employé. Or, d’autres méthodes moins intrusives lui eussent permis de sauvegarder ses intérêts, notamment en récoltant des informations auprès des employés qui avaient travaillé avec l’intimé et en demandant leur audition en tant que témoins.
D’un point de vue objectif, l’atteinte (illicite) à la personnalité était particulièrement grave. Les données obtenues ne relevaient pas seulement de la sphère privée de l’employé, mais aussi de sa sphère intime, notamment sexuelle. Qui plus est, l’employeuse avait eu accès à l’ensemble des conversations privées que l’employé avait échangées sur son téléphone portable professionnel durant les rapports de travail. Certaines données avaient même été portées à la connaissance de tiers tels que des employés de l’entreprise, des membres de la famille de D1.________ ou des personnes ayant eu accès à la présente procédure, dont les employés de l’assurance chômage.
Sur le plan subjectif, l’atteinte subie par l’employé, déjà fragilisé psychologiquement par la résiliation des rapports de travail, était effectivement de nature à provoquer la forte souffrance morale qu’il disait avoir ressentie.
La recourante conteste cette analyse à divers égards.
L’employeur est tenu de protéger et respecter, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur (art. 328 al. 1 CO).
Il ne peut traiter des données concernant le travailleur que dans la mesure où elles portent sur les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou sont nécessaires à l’exécution du contrat de travail. En outre, les dispositions de la loi fédérale sur la protection des données (LPD, RS 235.1) sont applicables (art. 328b CO).
Selon l’art. 3 LPD, constituent des données (personnelles) toutes les informations se rapportant à une personne identifiée ou identifiable (let. a). Par traitement, il faut comprendre toute opération relative à des données personnelles – quels que soient les moyens et procédés utilisés – notamment la collecte, la conservation, l’exploitation, la modification, la communication, l’archivage ou la destruction de données (let. e).
Tout traitement de données doit être licite, et effectué conformément aux principes de la bonne foi et de la proportionnalité (art. 4 al. 1 et 2 LPD).
Une atteinte à la personnalité est illicite à moins d’être justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi (art. 13 al. 1 LPD; cf. aussi art. 28 al. 2 CC).
La recourante conteste avoir traité des données personnelles au sens de l’art. 3 LPD.
Les informations/données visées par l’art. 3 let. a LPD peuvent consister en des constatations de fait ou en des jugements de valeur se rapportant à une personne identifiée ou identifiable. Peu importe la forme des données (signe, mot, image, son ou une combinaison de ces éléments) et le support sur lequel elles reposent (matériel ou électronique). Constituent ainsi des données au sens de l’art. 328b CO tous les renseignements, indications ou notes concernant la personne du travailleur, ses relations et ses activités, qu’elles portent sur sa vie privée ou professionnelle.
Quant à la notion de traitement, qui est très large comme le montre la définition légale précitée, il est admis qu’elle vise notamment la démarche de l’employeur qui prend intentionnellement connaissance (ou collecte) des données personnelles d’un de ses employés. La simple transmission de données personnelles constitue une communication au sens de l’art. 3 let. f LPD,et partant un traitement de données selon l’art. 3 let. e LPD.
A l’aune de ce qui précède, la recourante conteste sans succès que l’accession à des messages que l’employé avait échangés avec des tiers sur son téléphone portable et sa messagerie électronique professionnels, respectivement leur prise de connaissance et leur transmission à autrui constituent un traitement de données personnelles au sens de l’art. 3 LPD.
Se pose ensuite la question de savoir si ce traitement constitue une atteinte illicite à la personnalité du travailleur, étant entendu que la protection de l’art. 328b CO peut s’exercer même après la fin des rapports de travail-
Les droits de la personnalité d’une personne physique englobent le droit au respect de la vie privée, qui comprend une sphère privée et une sphère intime. En font parties les informations de nature personnelle transmises au moyen de la messagerie électronique. L’irruption d’un tiers dans cette sphère, notamment pour rassembler des informations, constitue une atteinte à la personnalité. En l’occurrence, la nature privée, et parfois même intime, des messages consultés n’est pas contestée, de sorte qu’il n’y a guère de quoi disputer l’atteinte à la sphère privée de l’intéressé. Le cœur du litige porte bien plutôt sur la licéité de cette atteinte.
Il existe des dissensions doctrinales sur la nature et la portée de l’art. 328b CO. Pour la majorité toutefois, cette norme concrétise les principes de proportionnalité et de finalité ancrés à l’art. 4 al. 2 et 3 LPD.
Cela étant, le Tribunal fédéral a précisé que l’art. 328b CO introduit une présomption de licéité du traitement de données lorsqu’elles «portent sur les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou sont nécessaires à l’exécution du contrat» (ATF 130 II 425 consid. 3.3 p. 434). Le traitement de données est en principe licite lorsqu’il est en relation directe avec la conclusion ou l’exécution d’un contrat. L’art. 328b CO concrétise ce fait justificatif dans le domaine des rapports de travail en désignant deux situations qui autorisent a priori le traitement de données.
De façon générale, la doctrine admet qu’un traitement de données s’inscrivant dans le champ de l’art. 328b CO (i.e. a priori licite) doit néanmoins respecter les principes généraux de la LPD, en particulier la bonne foi et la proportionnalité. Ce dernier principe commande de mettre en balance l’intérêt de l’auteur du traitement des données et celui de la personne concernée par ce traitement. Lorsque le traitement de données n’entre pas dans le cadre de l’art. 328b CO, il est présumé illicite et doit pouvoir se fonder sur un autre motif justificatif au sens de l’art. 13 LPD.
La doctrine est encline à distinguer selon que l’employeur a interdit, autorisé ou toléré l’utilisation de la messagerie électronique et du téléphone portable professionnels à des fins privées. La marge de manœuvre de l’employeur serait plus large lorsqu’il a interdit l’utilisation privée de ces moyens de communication, parce qu’il est alors légitimé à contrôler si l’employé respecte ses directives. Des limites doivent être posées. D’aucuns précisent que même en cas d’interdiction, l’employeur doit en principe s’abstenir de prendre connaissance du contenu des courriels privés ou des conversations téléphoniques privées de l’employé.
En l’occurrence, l’employeuse insiste sur le fait que les messages WhatsApp et les courriers électroniques ont été échangés sur des supports professionnels (téléphone portable et ordinateur) qu’elle avait mis à disposition de l’employé. Elle semble ainsi soutenir entre les lignes que le traitement de ces données s’inscrivait dans le cadre autorisé par l’art. 328b CO, en tant qu’il devait établir les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou s’avérait nécessaire à l’exécution du contrat de travail. Ces données – qu’elle distille dans son recours – démontreraient que l’employé n’effectuait pas les heures supplémentaires prétendues et mettraient en relief son incapacité à «manager» du personnel.
La doctrine semble encline à interpréter largement la notion de données «nécessaires à l’exécution du contrat de travail». Plusieurs auteurs indiquent que sont notamment visées les données nécessaires à la conduite d’un procès portant sur un litige relatif aux rapports de travail. Toutefois, lors même que l’accession aux messages privés et leur consultation s’inscriraient dans le champ d’activités a priori autorisées par l’art. 328b CO, ces traitements de données restent assujettis aux principes généraux de la LPD.
Il a été constaté en fait que l’employeuse était mue par le souci de trouver des preuves susceptibles d’accabler l’employé. Elle avait successivement notifié deux résiliations de contrat, l’une ordinaire, l’autre avec effet immédiat, et par deux fois l’employé avait manifesté son opposition; dans un possible accès de rage, il avait annoncé son intention de lui «pourrir la vie» et déclaré vouloir invalider l’avenant d’octobre 2016 relatif au délai de congé. Un procès était dès lors prévisible, et l’employeuse devait bien s’attendre à ce que l’ex-employé émette des prétentions pécuniaires. En revanche, un intérêt à protéger les autres employés ne pouvait guère être revendiqué puisque les rapports de travail avaient pris fin.
Selon la doctrine précitée, la nécessité de recueillir des preuves en prévision d’un procès portant sur la fin des rapports de travail peut entrer dans le champ de l’art. 328b CO.
L’autorité précédente a toutefois jugé qu’il existait d’autres moyens d’investigation moins intrusifs permettant d’atteindre le but recherché par l’employeuse, qui pouvait notamment recueillir des renseignements auprès des employés et les faire auditionner comme témoins. Ce faisant, elle a brandi le principe de proportionnalité et soupesé les intérêts en cause, considérant que celui de l’employeuse à récolter des preuves pour se défendre n’était pas prépondérant dans cette affaire de nature patrimoniale et ne justifiait pas pareille intrusion dans la vie intime de l’intéressé.
Dans les circonstances d’espèce, il faut bien admettre que la Cour de justice n’a pas enfreint le droit fédéral en tirant une telle conclusion, ni abusé de son pouvoir d’appréciation. En jetant en pâture jusque dans son recours des pans de la vie intime de l’employé pour défendre ses intérêts financiers, l’employeuse ne réussit qu’à démontrer son absence totale d’égard pour la personnalité de l’intimé.
Le salarié victime d’une atteinte à la personnalité contraire à l’art. 328 CO (respectivement à l’art. 328b CO) du fait de son employeur peut, le cas échéant, prétendre à une indemnité pour tort moral aux conditions fixées par l’art. 49 al. 1 CO.
Selon cette disposition, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d’argent à titre de réparation morale, pour autant que la gravité de l’atteinte le justifie et que l’auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. N’importe quelle atteinte légère à la réputation professionnelle, économique ou sociale d’une personne ne justifie pas une réparation. L’atteinte doit avoir une certaine gravité objective et doit avoir été ressentie par la victime, subjectivement, comme une souffrance morale suffisamment forte pour qu’il apparaisse légitime qu’une personne, dans ces circonstances, s’adresse au juge pour obtenir réparation.
En l’espèce, la gravité de l’atteinte a été suffisamment soulignée par la cour cantonale. Quant à la souffrance morale de l’employé, elle est d’autant plus évidente que l’employeuse ne lui a pas épargné l’étalage des détails de sa vie intime dans le contexte de la présente procédure. Le fait que l’intéressé ait adopté des comportements importuns à caractère sexuel sur son lieu de travail avant la résiliation de son contrat ne le prive pas pour autant du droit au respect de sa sphère privée et intime. L’employeuse a beau jeu de prétendre que la femme et le fils de son directeur général (D1.________) avaient le droit d’être informés par le menu, à mesure qu’ils seraient eux-mêmes victimes d’atteinte à l’honneur: elle ne saurait légitimer a posteriori son intrusion par ce qu’elle prétend avoir découvert ou l’interprétation qu’elle en livre. Quant aux employés de la caisse de chômage qui n’auraient, à l’en croire et de manière quasi certaine, même pas consulté le dossier, et donc pas pris connaissance des éléments touchant à la vie intime de l’intimé, ce ne sont certes pas les descriptions qui jalonnent les écritures de la recourante qui sont aptes à les en dissuader. C’est donc à bon droit que la cour cantonale a condamné l’employeuse à payer à l’employé une indemnité pour tort moral dont le montant – incontesté en tant que tel – doit être confirmé.
(Arrêt du Tribunal fédéral 4A_518/2020 du 25 août 2021, consid. 4)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)