Voyage d’études, révocation disciplinaire de l’enseignant

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A a été engagé le 1er septembre 2015 par le département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse du canton de Genève (ci-après: DIP) en qualité de chargé d’enseignement.

Entre le 9 et 12 avril 2019, il a accompagné les élèves de la classe xxx de l’école de culture générale (ci-après: C.________), dont il n’était pas l’enseignant, lors de son voyage d’études à Barcelone.

La nuit du 11 au 12 avril 2019 lors du voyage d’études à Barcelone, A avait offert l’entrée, aux deux élèves qui l’accompagnaient, dans une discothèque, puis avait commandé une bouteille de vodka, la laissant en libre accès aux deux jeunes filles et ne contrôlant aucunement leur consommation. En quittant l’établissement de nuit au petit matin, une élève était ivre, au point de lui causer une perte de mémoire qui perdurait encore lors du petit-déjeuner quelques heures plus tard, et le trio était tombé sur un groupe de jeunes qui avaient tenté de voler le téléphone de A. À l’arrivée à l’hôtel, et après avoir constaté que les deux élèves ne parvenaient pas à rentrer dans leur chambre, A avait pris la décision de les inviter dans sa chambre et de dormir avec elles, dans le même lit, et ce alors que l’une des élèves, manifestement non consciente de ce qu’elle faisait, y avait déjà pris place, avec pour seul habit sa culotte. Il avait volontairement caché une partie des informations sur la soirée – soit notamment l’heure du retour, l’état d’ivresse de l’une des élèves et le fait que celles-ci avaient dormi dans sa chambre – tant à la responsable du voyage d’études que par la suite à l’enseignante des élèves concernées. Enfin, il n’avait pas jugé bon d’en avertir sa hiérarchie, cherchant à l’inverse à s’assurer de la continuité du mensonge en mettant en place une version commune avec les deux élèves concernées. A est révoqué, et forme recours.

Sur la base de ces faits, la juridiction cantonale a considéré, à l’instar de l’enquêteur et de la recourante, que les fautes commises par l’intimé étaient graves, même si aucun grief d’ordre sexuel n’avait été retenu ni même reproché à l’intimé. Cela étant, les juges cantonaux ont estimé que s’il était indéniable que les manquements commis méritaient sanction, la révocation, qui constituait la sanction la plus lourde, était excessive. Elle ne tenait en effet pas suffisamment compte du fait que les manquements constatés s’étaient déroulés sur une très courte période et découlaient tous de la prise d’une mauvaise décision initiale, à savoir de s’être rendu en discothèque avec les deux élèves. Les manquements commis en lien avec le voyage d’études à Barcelone ne relevaient par ailleurs pas d’une attitude constante de la part de l’intimé, plusieurs de ses collègues ayant confirmé que les cinq autres voyages auxquels il avait participé s’étaient très bien déroulés. S’il était vrai que l’intimé n’avait pas spontanément informé sa hiérarchie des événements qui s’étaient déroulés lors de ce voyage, il avait par la suite admis, dans les grandes lignes, les manquements finalement retenus à son encontre. Par ailleurs, il avait de très bons états de service et ne présentait pas d’antécédents disciplinaires dans son activité d’enseignant. 

Le Canton de Genève recours au Tribunal fédéral.

Dans le canton de Genève, la loi sur l’instruction publique du 17 septembre 2015 (LIP; RS/GE C 1 10) a pour objet de définir les objectifs généraux de l’instruction publique (art. 2 LIP) et s’applique aux degrés primaire et secondaire I (scolarité obligatoire) et aux degrés II et tertiaire ne relevant pas des hautes écoles (degré tertiaire B) dans les établissements de l’instruction publique (art. 1 al. 3 LIP). 

A teneur de l’art. 123 LIP, les membres du personnel enseignant doivent observer dans leur attitude la dignité qui correspond aux missions, notamment d’éducation et d’instruction, qui leur incombent (al. 1); ils sont tenus au respect de l’intérêt de l’État et doivent s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice (al. 2). Cette règle est reprise à l’art. 20 du Règlement fixant le statut des membres du corps enseignant primaire, secondaire et tertiaire B du 12 juin 2002 (RStCE; RS/GE B 5 10.16), qui prévoit que les membres du personnel enseignant doivent observer dans leur attitude la dignité qui correspond aux responsabilités leur incombant. L’enseignant doit en outre jouir d’une bonne réputation (art. 45 al. 1 let. b RStCE).

Sous le chapitre des dispositions propres aux élèves, l’art. 114 al. 1 LIP dispose que chaque élève a droit, dans le cadre scolaire, à une protection particulière de son intégrité physique et psychique et au respect de sa dignité.

En vertu de l’art. 142 LIP, qui règlemente les sanctions disciplinaires, les membres du personnel enseignant qui enfreignent leurs devoirs de service ou de fonction, soit intentionnellement, soit par négligence, peuvent faire l’objet des sanctions suivantes dans l’ordre croissant de gravité: le blâme, la suspension d’augmentation de traitement pendant une durée déterminée, la réduction du traitement à l’intérieur de la classe de fonction, le transfert dans un autre emploi avec le traitement afférent à la nouvelle fonction, pour autant que le membre du personnel dispose des qualifications professionnelles requises pour occuper le nouveau poste et la révocation, notamment en cas de violations incompatibles avec la mission éducative.

 Lorsque l’autorité choisit la sanction disciplinaire qu’elle considère appropriée, elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, lequel est subordonné au respect du principe de la proportionnalité. Son choix ne dépend pas seulement des circonstances subjectives de la violation incriminée ou de la prévention générale, mais aussi de l’intérêt objectif à la restauration, vis-à-vis du public, du rapport de confiance qui a été compromis par la violation du devoir de fonction. 

Quant au pouvoir d’examen de la juridiction cantonale, il se limite à l’excès ou à l’abus du pouvoir d’appréciation (cf. art. 61 al. 2 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 [LPA; RS/GE E 5 10]).

 Dans le domaine des mesures disciplinaires, la révocation est la sanction la plus lourde. Elle implique une violation grave ou continue des devoirs de service. Il peut s’agir soit d’une violation unique spécialement grave, soit d’un ensemble de transgressions dont la gravité résulte de leur répétition. L’importance du manquement doit être appréciée à la lumière des exigences particulières qui sont liées à la fonction occupée. Toute violation des devoirs de service ne saurait cependant être sanctionnée par la voie de la révocation disciplinaire. Cette mesure revêt en effet l’aspect d’une peine et présente un caractère plus ou moins infamant. Elle s’impose surtout dans les cas où le comportement de l’agent démontre qu’il n’est plus digne de rester en fonction. 

Le canton de Genève  reproche d’abord au tribunal cantonal d’avoir amoindri la responsabilité de A de manière arbitraire en considérant que les manquements constatés découlaient d’une seule décision initiale, soit de s’être rendu en discothèque avec les deux élèves. 

 Cette critique apparaît fondée. Le déroulement de la soirée n’était en effet pas un enchaînement inévitable d’événements malheureux, comme semble le penser la cour cantonale, mais bien le résultat prévisible d’une multitude de décisions, dont chacune prise séparément constituait déjà une violation des devoirs d’un enseignant incompatible avec la mission éducative. Ainsi, une fois qu’il était sorti avec les deux élèves, A aurait pu refuser d’entrer dans la discothèque. L’obligation de protection particulière de l’intégrité physique et psychique des élèves concernées, dont il avait la responsabilité, aurait par ailleurs commandé qu’il renonce à l’achat d’une bouteille de vodka, puis qu’il surveille les deux élèves et prévienne leur état d’ébriété. Une fois qu’il était rentré à l’hôtel avec celles-ci et qu’il avait constaté qu’elles ne pouvaient pas accéder à leur chambre, le respect de la dignité des élèves aurait imposé que l’intimé leur laisse sa chambre à usage exclusif, ou du moins son lit. Son devoir de fidélité envers son employeur aurait par ailleurs prescrit qu’il rapporte sans tarder et de façon véridique les faits à sa hiérarchie au lieu de les dissimuler, puis de s’assurer de la continuité du mensonge par une version commune avec les deux élèves. 

 En outre, il apparaît arbitraire de considérer, comme l’ont fait les premiers juges, que la gravité des manquements serait atténuée compte tenu du fait qu’ils se sont déroulés sur « une très courte période ». Comme on vient de le voir, quoique les manquements aient eu lieu sur une période relativement courte, ils n’en constituent pas moins une succession de transgressions distinctes les unes des autres, dont la gravité résulte non seulement de la réitération des comportements inadéquats, mais surtout de leur incompatibilité absolue avec la fonction d’enseignant de l’intimé. Si les autres voyages d’études se sont bien déroulés et si l’intimé ne présente pas d’antécédents disciplinaires dans son activité d’enseignant, ces éléments ne sauraient le dédouaner des graves manquements dont il est question et qui suffisent – à eux seuls – à fonder une révocation. Pour les mêmes motifs, la gravité des violations des devoirs de fonction ne saurait être amoindrie du simple fait que l’intimé a fini par les admettre. En tout état de cause, il apparaît que la nature des faits, la durée et les circonstances dans lesquels ils se sont produits sont objectivement de nature à susciter des interrogations dans l’esprit des élèves, de leurs parents et des autres membres du personnel enseignant et à fonder la conclusion que leur auteur n’est plus digne de rester en fonction. 

 Au vu de ce qui précède, il s’avère insoutenable de considérer, comme l’ont fait les premiers juges, que le canton de Genève aurait abusé de son large pouvoir d’appréciation en sanctionnant le comportement de A par la révocation. 

 Vu ce qui précède, le recours se révèle bien fondé et l’arrêt attaqué doit être annulé, la décision de révocation étant confirmée.

(Arrêt du Tribunal fédéral 8C_335/2021 du 23 novembre 2021)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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