Les rh et la guerre

Photo de Kris Mu00f8klebust sur Pexels.com

Un grand classique de la vie de l’entreprise en Suisse romande (et ailleurs) est la « sortie de boîte ».

Les forces vives se réunissent au restaurant ou dans un hôtel semi-chic, on y mange, on y boit (parfois – souvent trop), puis tout ce petit monde finit en boîte de nuit jusqu’aux petites heures du matin.

Dans une affaire jugée récemment, on a pu constater que les excès en tous genres pouvaient en amener d’autres. Deux collaborateurs, issus de deux camps opposés dans une guerre passée dans un pays qui n’existe plus, en sont venus à parler politique. L’alcool aidant, les esprits se sont échauffés, et l’un a essayé d’écraser le second sur le parking pour régler définitivement ces vieux comptes ethniques et nationaux (https://www.20min.ch/fr/story/un-repas-dentreprise-a-fini-en-pugilat-il-ecope-de-6-ans-de-prison-961432319081).

C’est dire que la guerre n’est pas éloignée du monde du travail, quand bien même nous avons la chance de ne pas avoir de théâtre d’opération sur le territoire national.

C’est d’autant plus vrai quand c’est l’entreprise elle-même qui se prend de soutenir un camp ou bien l’autre, par une communication visuelle et institutionnelle parfois agressive, parfois non dénuée d’arrière-pensées. Or il faut rappeler ici qu’il peut y avoir des collaborateurs au sein de l’entreprise qui peuvent être liés de près ou de loin à l’une ou l’autre partie au conflit, et qu’outre l’effet de ces prises de position sur le climat de travail, l’employeur a aussi le devoir de protéger la personnalité de ses employés (art. 328 CO). On peut aussi penser au fait que des collaborateurs puissent avoir des proches ou de la famille sur les terrains de guerre, et donc que les prises de position de l’employeur entrainent certaines conséquences….

Il est une page peu connue de l’histoire des rh qui a constitué à engager, dans les années 60,  des anciens militaires pour s’occuper de ce qu’on appelait le « personnel ». Le grand Hélie de Saint Marc raconte qu’à sa sortie de prison, fin décembre 1966, il a – comme beaucoup d’anciens officiers – trouvé un travail à la direction du personnel d’un grand groupe métallurgique français (Mémoires : les champs de braise, Perrin, Tempus, 2002, p. 305). La pratique était en effet, dans ce qu’on n’appelait pas encore les Ressources humaines, de recruter d’anciens cadres de l’armée, dont on supposait que les qualités de meneurs d’hommes, mais aussi d’humanité, les rendaient aptes à mener d’autres troupes dans d’autres combats.

A son entrée en fonction, il est pris pour cible par des syndicalistes qui lui reprochent ses responsabilités lors du putsch d’Alger. On le range dans les « assassins de l’OAS ». S’ensuit une séance tendue dans un café où, face à ses contradicteurs, Saint Marc avance que les évènements d’Alger sont une chose, qu’il a payé pour ses actes, et demande à être jugé pour ce qu’il fera dans l’entreprise. Ses adversaires finissent par acquiescer : l’entreprise c’est l’entreprise, les évènements extérieurs sont les évènements extérieurs – ne mélangeons pas l’une et les autres.

Il y a là certainement une leçon : la guerre doit être, autant que possible, laissée aux portes de l’entreprise, et celle-ci devrait, par l’édiction de directives claires, bannir toute forme de prosélytisme ou de propagande, qu’elle soit religieuse, politique ou mémorielle.

On ne peut certes pas interdire aux entreprises de « s’impliquer » dans la société et à faire plus que les obligations légales qui s’imposent à elles. C’est très bien, et parfois sincère sans doute. Cela pose toutefois des questions pratiques et juridiques complexes (sur laquelle j’avais déjà commis un article en… 2009 : cf. Philippe Ehrenström, Responsabilité sociale de l’entreprise et droit du travail: questions choisies, in: Jusletter 23. Février 2009), et ne semble susciter d’ailleurs qu’une adhésion circonspecte chez les jeunes générations (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/c-est-mon-boulot/emploi-les-jeunes-veulent-de-l-autonomie-et-de-la-flexibilite_5357533.html).

Mais encore convient-il de le faire avec mesure, et finesse.

Rien n’empêche en effet l’employeur de se livrer à des opérations d’aide ou d’assistance, et de fournir – avec modestie – les secours que la conscience et le cœur de ses dirigeants commandent. Il peut ainsi signer (discrètement) un chèque confortable au CICR par exemple. Mais la guerre doit s’arrêter à la porte, comme lorsque Saint Marc se retrouvait face à ses contradicteurs. C’était vrai en 1965, et ça l’est toujours probablement aujourd’hui.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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