Bonus et revenu « très élevé » : salaire ou gratification ?

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L’article 322 al. 1 CO dispose que l’employeur paie au travailleur le salaire convenu, usuel ou fixé par un contrat-type de travail ou par une convention collective.

La gratification au sens de l’article 322d CO est une rétribution extraordinaire qui s’ajoute au salaire et qui est versée à certaines occasions. Elle dépend toujours, dans une certaine mesure, de la volonté de l’employeur. Un montant fixé et définitivement convenu à l’avance n’est pas une gratification, mais un salaire. A l’inverse, on ne peut déduire du seul caractère variable de la bonification qu’il s’agit d’une gratification. En fonction de ce que les parties ont convenu concrètement, il peut s’agir aussi bien d’un élément de

Une obligation de l’employeur de verser une gratification peut avoir été convenue expressément dans un contrat écrit ou oral. Mais elle peut également résulter, pendant la durée du contrat de travail, d’actes concluants, par exemple si un certain montant a été versé de manière régulière et sans réserve. Ce n’est pas le paiement régulier comme tel qui est déterminant pour savoir si le travailleur peut exiger une gratification future, mais l’ensemble des circonstances qui entourent le versement.

La gratification doit en principe garder un caractère accessoire par rapport au salaire. Le salaire est la contre-prestation du travail et il ne saurait être pratiquement remplacé par une gratification fixée unilatéralement et a posteriori par l’employeur. Un montant de gratification très élevé en comparaison du salaire annuel, équivalent ou même supérieur à ce dernier, et versé régulièrement, doit être considéré comme un salaire, même si l’employeur en réservait le caractère facultatif. La jurisprudence n’exclut toutefois pas qu’un montant supérieur au salaire puisse être qualifié de gratification, à la condition qu’il s’agisse d’un versement unique et exceptionnel (ATF 139 III 155 consid. 5 = SJ 2013 I 371; 131 III 615 consid. 5.2 = SJ 2006 I 45).

En outre, la réserve du caractère facultatif de la gratification, formulée par l’employeur, n’a aucune portée si elle n’est qu’une formule vide et si l’employeur montre, par son comportement, qu’il se sent tenu de verser une gratification.

Cela étant, dans sa jurisprudence récente, le Tribunal fédéral a précisé, en référence à sa jurisprudence relative à la nécessité du caractère accessoire de la gratification, qu’une telle restriction à l’autonomie privée des parties en vue de protéger le travailleur ne se justifie pas dans la mesure où le salaire du travailleur est très élevé (ATF 139 III 155 précité, consid. 5.3; Richa/Raedler, Le caractère accessoire du bonus, in GesKR 2013 p. 409, p. 415). Une rémunération globale annuelle de 830’000 fr. (bonus compris) constitue un tel haut revenu (ATF 4A_721/2012 du 16 mai 2013). Certains auteurs se sont prononcés en faveur d’un seuil indicatif de 500’000 fr. de salaire fixe au-dessus duquel le revenu devrait être considéré comme un haut revenu (Richa/Raedler, op. cit., p. 413).

Ainsi, lorsque la rémunération suffit largement à financer un train de vie approprié et qu’elle représente en outre un multiple du salaire moyen, un montant supplémentaire, versé comme bonus, doit être considéré comme une gratification, quelle que soit son importance par rapport au salaire, soit même quand le bonus n’est pas accessoire par rapport au salaire fixe (ATF 139 III 155 précité, consid. 5; arrêts du Tribunal fédéral 4A.447/2012 du 17 mai 2013 consid. 2.2; 4A_721/2012 du 16 mai 2013).

Selon certains auteurs, il découle de cette jurisprudence récente (ATF 4A_520/2012 du 26 février 2013, c. 5.3) que les règles jurisprudentielles visant à protéger l’employé et relatives à la requalification de bonus en salaire au sens strict, en raison du nombre et de la fréquence des versements dudit bonus ou de l’absence de réserve concernant son caractère discrétionnaire, ne devraient plus s’appliquer lorsque la rémunération du travailleur dépasse un certain montant (Richa/Raedler, op. cit., p. 415).

En l’espèce, l’intimé fait valoir qu’il avait droit à un bonus pour l’année 2012 et pro rata temporis pour l’année 2013. Il critique en particulier la récente jurisprudence du Tribunal fédéral citée ci-dessus et allègue que sa rémunération ne constituait pas un haut revenu au sens de celle-ci.

Depuis 2008, l’intimé a perçu un salaire annuel brut fixe situé entre 200’000 et 250’000 fr. Entre 2008 et 2011, soit pendant les quatre dernières années avant l’année pour laquelle le versement du bonus est litigieux, la rémunération globale de l’intimé, y compris ce bonus, variait ainsi entre 510’219 fr. et 528’821 fr.

Certes, ces rémunérations globales sont élevées mais elles demeurent largement inférieures à celles considérées par le Tribunal fédéral, comme des hauts revenus. Le salaire fixe de l’intimé est également de moitié inférieur au seuil de 500’000 fr. suggéré par la doctrine.

Le salaire de l’intimé n’apparaît donc pas pouvoir être qualifié de haut revenu au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Ainsi demeurent pleinement applicables les règles jurisprudentielles de protection de l’employé concernant la gratification, en particulier les règles relatives à la nécessité du caractère accessoire de la gratification, à la fréquence de son versement et à la réserve de son caractère discrétionnaire.

L’intimé a perçu des bonus de son employeur de façon ininterrompue entre 2000 et 2011, soit pendant douze ans. L’appelante a régulièrement rappelé le caractère discrétionnaire dudit bonus. En 2006, le bonus de l’intimé s’élevait à 195’000 fr., représentant 117% du salaire fixe. Depuis 2007, les bonus étaient toujours supérieurs à 250’000 fr., représentant entre 115 et 165% du salaire fixe. Aucune réduction significative dudit bonus durant les années 2001, 2002, 2008, 2009 et 2010, pour lesquels l’appelante a pourtant fait état des difficultés financières traversées par son entreprise, ne peut être constatée.

Le bonus versé à l’intimé ayant été, pendant les six dernières années, bien supérieur à son salaire annuel fixe, ce bonus a perdu son caractère accessoire.

En outre, la réserve du caractère discrétionnaire dudit bonus, formulée par l’appelant pendant plus de dix ans, était une formule vide et, par son comportement, l’appelant a montré qu’il n’entendait pas réduire le montant du bonus dans des situations financières difficiles, car il se sentait tenu d’en verser un à l’intimé.

Ainsi, dès lors que ce bonus n’était plus accessoire par rapport au salaire de l’intimé et parce que la réserve de son caractère discrétionnaire était, en réalité, une formule vide, ledit bonus de l’intimé doit être requalifié d’élément de son salaire.

(GE CAPH 54/2015 consid. 5)

Pour en savoir plus sur le bonus comme élément de salaire ou gratification:

Philippe Ehrenström, Le salaire: droit du travail, fiscalité, prévoyance – regards croisés, Zurich, Weka, 2015, pp. 13 et ss.

Formation « Salaire et droit du travail », diverses dates, Lausanne

Addendum: le Tribunal fédéral a maintenant précisé ce qu’il fallait entendre pas « très haut revenu ». Voir sur ce site la note à ce propos.

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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