(Projet de recension d’Aurélien Witzig, Ressorts méconnus du droit du travail suisse, in : Rémy Wyler/ Anne Meier/ Sylvain marchand (éds), Regards croisés sur le droit du travail : Liber Amicorum pour Gabriel Aubert, Genève / Zurich, 2015, pp. 347-358)
Aurélien Witzig, auteur d’une thèse remarquée sur les rémunérations variables (Le renouveau des rémunérations variables, Genève, 2015), entend éclairer ici, dans une démarche qu’il qualifie d’« archéologique », le fonctionnement du droit du travail en en décryptant ses « ressorts », i.e. les fondements et les tensions intellectuelles qui le traversent. Il considère en effet qu’ils sont méconnus, soit mal compris ou tout simplement non identifiés, ce qui a notamment pour corollaire un usage immodéré de poncifs chez les praticiens du droit du travail. Les opinions de ceux-ci étant souvent « par la force des choses » marquées idéologiquement, les réflexions de l’auteur permettraient de disposer des « armes nécessaires » pour débusquer ces « marques d’idéologies » afin de réfléchir plus librement et plus sereinement au droit du travail suisse.
Les contraintes du format étant ce qu’elles sont, l’auteur ne propose toutefois pas un recensement exhaustif de ces « ressorts », mais concentre son examen sur ceux qui ressortent à l’histoire du droit du travail suisse, avant d’en observer les évolutions.
Les « ressorts historiques » du droit du travail suisse seraient donc le fait de considérer le travail comme un objet contractuel, d’une part, et celui de voir dans le travailleur un sujet de protection, d’autre part.
L’auteur s’étonne que l’on considère a priori le travail comme susceptible de faire l’objet d’un rapport contractuel synallagmatique, ce que maints exemples historiques démentent (esclavage, corporations). Cette approche n’est en fait possible qu’en séparant le travail de la personne du travailleur et en le traitant comme un objet, au terme d’un processus issu de la conjonction de l’héritage romaniste, de la philosophie des Lumières et de la rationalisation de l’économie.
Cette conception « formelle » de la relation de travail aurait abouti à des « atrocités sociales », la « fiction du corps détachable de la personne du travailleur qui en ferait un objet contractuel [ayant] montré ses limites dans la souffrance subie par des millions d’ouvriers de la Révolution industrielle ». C’est le point de départ de nombreuses législations sociales visant le travail des enfants, la limitation de la durée du travail, etc., qui ont consacré le travailleur comme sujet de protection. Pour ce faire, le législateur a réinséré la « notion de communauté » dans le contrat bilatéral en prenant en considération, outre le travail et sa rémunération, des aspects propres au travailleur comme sa situation personnelle, familiale ou sociale. Les rapports de service ne seraient ainsi plus simplement un échange de prestations mais aussi un « lien de communauté ». L’auteur voit dans les art. 341, 361 et 362 CO (impossibilité de renoncer, règles impératives et semi-impératives) la manifestation la plus flagrante de ce processus d’alliage entre la conception contractuelle et la conception communautaire de la relation de travail, et en donne d’autres exemples.
Ce panorama historique dressé à grands traits, l’auteur aborde ensuite dans un deuxième temps l’évolution de ces « ressorts » du passé. Il estime que le droit du travail suisse est aujourd’hui en proie à un processus de dé-contractualisation, sous la pression conjuguée de deux tendances : la volonté de non-contractualisation de tout ou partie de la relation de travail par les employeurs, et une tentative de constitutionnalisation de cette même relation de la part des travailleurs.
La non-contractualisation a pour objectif de ménager le plus possible de flexibilité à l’intérieur du cadre contractuel du rapport de travail. Cela peut concerner la relation de travail elle-même (formules d’auto-emploi ou de « travailleurs indépendants), sa durée (contrats sur appel ou occasionnels), son lieu d’exécution (clauses de mobilité), sa rémunération (gratifications, bonus, etc.), d’autres objets encore. La jurisprudence a opposé à cette tendance un certain nombre de cadres (requalification de la rémunération discrétionnaire, prise en compte des intérêts du travailleur en matière de mobilité ou d’horaire par exemple) découlant de la protection de la confiance, de l’égalité de traitement, etc.
La constitutionnalisation de la relation de travail a passé notamment par l’art. 328 CO, lequel représente la porte d’entrée des droits fondamentaux du travailleur dans la relation de travail. On discerne aussi l’influence du droit des personnes (art. 27 CC ; l’auteur aurait pu ajouter la LPD).
Le danger de ce mécanisme repose, selon l’auteur, en ce que la constitutionnalisation de la relation de travail entraîne une objectivation croissante des choix sur la base d’éléments détachables de la personne du salarié. Il conviendrait, selon l’auteur, d’y opposer le droit comme référence tierce et dogmatique, en vue de borner la toute-puissance de la partie forte. Le meilleur moyen de faire émerger ce droit serait d’utiliser « les divers procédés que la tradition sociale européenne nous a légués », soit la négociation collective entre partenaires de travail, secteur par secteur, sous l’égide d’une garantie par l’Etat. Cela reviendrait à donner davantage de place à la négociation collective en droit du travail.
Au terme de la lecture de la contribution d’Aurélien Witzig, on peut d’abord partager le regret de l’auteur quant à l’absence fréquente de perspective historique et synthétique en droit du travail. C’est d’autant plus regrettable que le processus de production du droit du travail est, en Suisse, très éclaté, souvent peu cohérent ou coordonné, avec des résultats en rapport.
Le panorama dressé par Aurélien Witzig, d’une parfaite concision, est aussi appuyé par une culture juridique, historique et philosophique que l’on devine considérable, et procède d’une réflexion de très haute tenue. Il est très rare de lire ce genre de prose dans des ouvrages juridiques.
L’auteur atteint-il, pour autant, les buts qu’il s’était lui-même fixé, à savoir dépasser les idéologies et les poncifs dans une démarche « archéologique » afin de disposer des « armes nécessaires » pour débusquer les « marques d’idéologies » et réfléchir plus librement et plus sereinement au droit du travail suisse ?
Le partenariat social, le droit comme tierce force surplombante, sont des concepts qui ne sont en fait ni plus ni moins marqués d’idéologie que d’autres. Tout au plus pourra-t-on relever qu’ils s’inscrivent dans une certaine tradition en Suisse, non dénuée de succès, et qu’ils sont eux-mêmes pourvoyeurs de tensions que l’auteur n’analyse pas (le droit comme tierce force surplombante peut-il être le résultat d’un processus décentralisé et éclaté de production des normes juridiques ?)
De la même manière, ce n’est pas trahir des « marques d’idéologie » que de relever certaines évolutions du marché du travail (développement de la polyactivité, « uberisation » des services, baisse du nombre de contrats de travail « traditionnels » dans maintes économies, etc.) qui s’insèrent difficilement dans le cadre étroit des art. 319 et ss CO. Or on voit mal la « négociation collective » prendre en compte ces tendances, qui sont à cheval sur la relation de travail et le mandat au sens large, et qui relèvent de la figure du « travailleur indépendant », parfait oxymore en droit suisse (malheureusement).
On conclura donc la lecture de ces pages, tout à fait remarquables, en souhaitant à l’auteur de faire preuve d’une audace conceptuelle à la hauteur de sa prodigieuse érudition. Cela viendra très certainement. La lecture de cette contribution est en tout cas vivement recommandée aux praticiens.