
L’intimé (= le travailleur) reproche au premier juge de ne pas avoir écarté les pièces nos 2 à 12, 21, 21bis, 22, 29, 30, 31 et 31bis produites par l’appelante (= l’employeuse). Il soutient que ces pièces, qui consistent en des conversations AM______ [réseau de communication] privées échangées sur le téléphone portable que l’appelante lui avait mis à disposition (pièces nos 3 à 12, 21, 21bis, 22, 29, 30, 31 et 31bis) ainsi qu’en des courriels intimes envoyés depuis sa messagerie professionnelle (pièces nos 2 et 2bis), ont été obtenues en violation des art. 143bis al. 1 et 179novies CP, 328 et 328b CO et 8 CEDH. Les conversations AM______, qui avaient été effacées lors de la restitution du téléphone portable, ont en effet été récupérées sans son autorisation par la fille de D______ par le biais de son compte AN______ [service de cloud] personnel protégé par un mot de passe. Quant aux courriels, l’appelante y a également accédé sans son autorisation alors que leur contenu était personnel. S’agissant de moyens de preuve obtenus illicitement leur prise en considération ne peut intervenir, selon l’art. 152 al. 2 CPC, que si l’intérêt à la manifestation de la vérité est prépondérant, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En effet, les pièces concernées portent une atteinte particulièrement grave à sa sphère intime alors que l’intérêt de l’appelante à leur production n’est que purement économique. Elles ne sont en outre pas indispensables à l’appelante pour faire valoir ses droits. La pesée des intérêts en présence aurait donc dû conduire le premier juge à écarter lesdites pièces.
Aux termes de l’art. 152 al. 2 CPC, le tribunal ne prend en considération les moyens de preuve obtenus de manière illicite que si l’intérêt à la manifestation de la vérité est prépondérant. Contrairement à la preuve irrégulière, recueillie en violation d’une règle de procédure, la preuve illicite est obtenue en violation d’une norme de droit matériel, laquelle doit protéger le bien juridique lésé contre l’atteinte en cause. Conformément à l’art. 152 al. 2 CPC, la preuve obtenue illicitement n’est utilisable que d’une manière restrictive. Le juge doit en particulier procéder à une pesée de l’intérêt à la protection du bien lésé par l’obtention illicite et de l’intérêt à la manifestation de la vérité.
En vertu de l’art. 328 al. 1 CO, l’employeur protège et respecte, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur.
Selon l’art. 328b CO, l’employeur ne peut traiter des données concernant le travailleur que dans la mesure où ces données portent sur les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou sont nécessaires à l’exécution du contrat de travail. Les règles de la loi fédérale du 19 juin 1992 sur la protection des données (LPD; RS 235.1) sont également applicables (art. 328b in fine CO).
Tout traitement de données relatif à un employé constitue une atteinte illicite à sa personnalité, au sens des articles 328 et 328b CO, à moins qu’il ne repose sur un motif justificatif. Un tel motif peut résulter de la loi, en particulier de l’art. 328bCO, d’un intérêt prépondérant privé ou public, ou du consentement de la victime (cf. art. 13 al. 1 LPD).
L’existence d’un juste motif ne suffit toutefois pas encore à rendre licite un traitement de données par l’employeur. Il faut également que le procédé utilisé pour les récolter respecte la personnalité des travailleurs, conformément à l’art. 328 CO, ainsi que les principes généraux du droit, en particulier ceux de la bonne foi et de la proportionnalité. Le traitement de données ne doit ainsi notamment pas être effectué à l’insu du travailleur ni conduire à la conservation de renseignements dont l’employeur avait garanti l’élimination.
La protection de l’art. 328b CO s’exerce non seulement pendant les rapports de travail, mais également après la fin de ceux-ci, sans limitation de temps.
L’employeur qui n’a pas expressément interdit un usage privé de la messagerie professionnelle n’a pas le droit d’accéder aux messages privés de l’employé. A la fin des rapports de travail, il doit offrir à celui-ci de les récupérer sur un support privé, puis de les effacer des serveurs de l’entreprise. Lorsqu’un usage privé de la messagerie professionnelle a été expressément interdit, l’employeur est en droit de consulter, d’archiver ou de détruire librement les courriels qu’elle contient pour autant qu’il s’abstienne de prendre connaissance du contenu d’un éventuel message privé.
En l’espèce, il ne ressort pas du dossier que l’appelante aurait interdit à l’intimé d’utiliser la messagerie professionnelle mise à sa disposition à des fins privées. Ainsi, en prenant connaissance, à la fin des rapports de travail, de courriels intimes que l’intimé a échangé, au moyen de sa messagerie professionnelle, avec une collègue avec laquelle il entretenait une relation, l’appelante a violé le droit de l’intimé à la protection de sa personnalité. Ces courriels, produits dans la procédure, constituent en conséquence des moyens de preuve obtenus illicitement.
S’agissant des extraits de conversation récupérés sur le téléphone mis à disposition de l’intimé, bien que le contrat de travail mentionnait expressément que celui-ci devait être utilisé exclusivement à des fins professionnelles, l’appelante savait que l’intimé en faisait également un usage privé puisqu’elle lui a laissé la possibilité, lors de la résiliation des rapports de travail, de supprimer les données privées y figurant. L’appelante devait en conséquence s’abstenir de prendre connaissance des messages privés de l’intimé. Or, les extraits produits consistent en des conversations AM______ que l’intimé a échangées en dehors du cadre professionnel avec des proches et des collègues, de sorte qu’ils revêtaient un caractère privé. Au demeurant, l’intimé ayant été autorisé à procéder à la suppression des données privées figurant sur son téléphone professionnel avant de procéder à sa restitution, l’appelante ne pouvait, sans violer le principe de la bonne foi, récupérer cinq mois plus tard lesdites données par le biais du compte AN______ de l’intimé sans solliciter l’autorisation de celui-ci. Enfin, le procédé utilisé par l’appelante pour récupérer les conversations litigieuses a été extrêmement intrusif, puisqu’elle a eu accès à l’ensemble des communications échangées par l’intimé sur son téléphone professionnel, y compris à des messages privés envoyés à des personnes étrangères à l’entreprise. D’autres méthodes d’investigations moins invasives auraient été envisageables pour permettre à l’appelante de sauvegarder ses intérêts, notamment la récolte d’informations auprès des employés ayant travaillé avec l’intimé. Pour l’ensemble de ces motifs, il sera également retenu que les extraits de conversations privées produits par l’appelante ont été obtenus en violation des droits de la personnalité de l’intimé et constituent en conséquence des moyens de preuve illicites.
La prise en compte desdits moyens de preuve ne peut en conséquence intervenir, conformément à l’art. 152 al. 2 CPC, que s’il existe un intérêt prépondérant à la manifestation de la vérité.
En l’occurrence, le droit de l’intimé à la protection de sa personnalité a été gravement violé dans la mesure où les données récoltées ne relèvent pas uniquement de sa sphère privée mais également de sa sphère intime. Par ailleurs, la production de ces données n’apparaissait pas indispensable pour la défense des droits de l’appelante, qui avait la possibilité de recourir à d’autres moyens de preuve, notamment à l’audition en qualité de témoin des employés ayant travaillé avec l’intimé. Enfin, le présent litige s’inscrit dans un contexte privé à caractère purement patrimonial et est soumis à la maxime des débats. L’intérêt à la découverte de la vérité ne saurait ainsi prévaloir face au droit de l’intimé à la protection de sa personnalité.
Compte tenu de ce qui précède, c’est à tort que les premiers juges ont tenu compte des pièces nos […] produites par l’appelante, lesquelles seront en conséquence écartées du dossier.
L’appelante reproche à l’autorité précédente d’avoir alloué une indemnité pour tort moral de 5’000 fr. à l’intimé au motif qu’elle aurait gravement porté atteinte à la personnalité de ce dernier.
En cas de violation des articles régissant la protection de la personnalité des travailleurs (art. 328 à 328b CO), l’employé peut prétendre à une indemnité pour tort moral aux conditions de l’art. 49 al. 1 CO.
Selon cette norme, celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité a droit à une somme d’argent à titre de réparation morale, pour autant que la gravité de l’atteinte le justifie et que l’auteur ne lui ait pas donné satisfaction autrement. N’importe quelle atteinte ne justifie pas une indemnité; l’atteinte doit revêtir une certaine gravité objective et doit être ressentie par la victime, subjectivement, comme une souffrance morale suffisamment forte pour qu’il apparaisse légitime de s’adresser au juge afin d’obtenir réparation. Le juge dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer si les circonstances d’espèce justifient une indemnité pour tort moral.
[La Cour ne retient pas de faits de mobbing]. Il sera ainsi uniquement examiné si l’atteinte qu’a porté l’appelante à la personnalité de l’intimé en accédant sans son autorisation à des conversations privées qu’il a échangées sur son téléphone ainsi que sur sa messagerie professionnels présente un degré de gravité suffisant pour justifier le versement d’une indemnité pour tort moral. Comme déjà relevé, les données récoltées concernaient non seulement la vie privée de l’intimé mais également sa vie intime, notamment sa vie sexuelle. L’ampleur de l’atteinte était par ailleurs importante dès lors que l’appelante a eu accès à l’ensemble des conversations privées que l’intimé a échangé sur son téléphone portable professionnel durant les rapports de travail. Enfin, certaines des données récoltées ont été portées à la connaissance de tiers, notamment à certains employés de l’entreprise, aux membres de la famille de D______ ainsi qu’aux différentes personnes ayant eu accès à la présente procédure, notamment aux employés de l’assurance chômage, laquelle est partie à la procédure. L’atteinte que l’intimé a subie (atteinte à la sphère intime et à la considération sociale) présente ainsi, d’un point de vue objectif, un caractère particulièrement grave. Il peut au demeurant être admis que le fait pour l’intimé, déjà fragilisé psychologiquement en raison de la résiliation des rapports de travail, de subir une telle atteinte était de nature à provoquer la forte souffrance morale qu’il allègue avoir ressentie. Partant, la décision de l’autorité précédente d’allouer une indemnité pour tort moral à l’intimé n’est pas critiquable.
Le montant accordé à ce titre, soit 5’000 fr., n’apparaissant pas excessif au regard de l’atteinte subie, il sera confirmé.
(CAPH/163/2020, consid. 2 et 9)
Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)