Cancel culture et droit du travail

Photo de Noelle Otto sur Pexels.com

La cancel culture (« culture de l’annulation ») est une pratique née aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, notamment sur les réseaux sociaux, des individus ou des groupes responsables d’actions ou de comportements perçus comme problématiques, et ce en vue de les ostraciser (Cancel culture, Wikipedia, consulté le 11 octobre 2020 –  https://fr.wikipedia.org/wiki/Cancel_culture#cite_note-1). Le but est de susciter la vindicte et de favoriser les représailles contre les « ennemis », en forçant par exemple les employeurs à licencier les « coupables », les bailleurs à expulser leurs locataires, les partenaires commerciaux à rompre les contrats, etc. On doit ainsi détruire la « cible » dans sa vie personnelle et professionnelle, tous les moyens étant, à cet égard, considérés comme légitimes. Dans les faits, ces véritables campagnes de lynchage ne s’embarrassent guère de nuance, et il est évidemment exclu de laisser les cibles se défendre ou faire valoir leur point de vue, sans même parler de défense.

A première vue, le concept, comme maintes sottises sociétales et progressistes, vient de la gauche américaine, celle qui a renoncé depuis longtemps à la défense des classes populaires pour celle des minorités « visibles » et de « sensibilités » exacerbées dans un débat public toujours plus hystérique. Il a depuis traversé l’Atlantique. La pratique n’est toutefois pas si nouvelle que cela, que l’on pense par exemple aux « piloris électroniques » que l’on voit aussi fleurir en Suisse https://droitdutravailensuisse.com/2017/10/30/name-and-shame-electronique-et-gestion-du-personnel/) ou aux grandes campagnes de dénonciation qui peuvent viser des chanteurs, des écrivains, voire des … employés d’une entreprise de toilettes mobiles du canton de Berne (https://www.20min.ch/fr/story/une-entreprise-vire-plusieurs-neonazis-299234337561). On pensera aussi à la pitoyable affaire du « Slip français », marque de sous-vêtements dont la cocarde tricolore orne fièrement les produits. Certains de leurs salariés avaient  ainsi participé, dans un cadre tout à fait privé et sans lien avec l’entreprise, à une soirée déguisée dont le thème était l’Afrique. Le visage noirci, tout ce petit monde s’était filmé et le tout avait fuité sur les réseaux sociaux. Débusqués par des « social justice warriors », objet d’un « bad buzz » intense sur le net, les salariés avaient finalement été sanctionnés par leur employeur. (Voir https://www.village-justice.com/articles/polemique-slip-francais-principe-droit-respect-leur-privee-des-salaries-par,33381.html).

Un article récent publié dans Le Temps, journal pour le moins favorable à ces nouveaux dadas transatlantiques, posait la question de savoir si la Cancel culture, dans le monde du travail, ressortait de l’engagement social de l’employeur ou de la stratégie commerciale (https://www.letemps.ch/societe/cancel-culture-sphere-professionnelle-engagement-social-strategie-commerciale). Il est tout à fait remarquable, et significatif, que l’auteur ne laissait à peu près aucune place, ne manifestait aucun intérêt pour la victime de ces procédés « d’annulation », préférant se demander si l’effet recherché par ces « social justice warriors » ressortait de l’intérêt collectif bien compris ou du cynisme de l’entreprise. C’est oublier que la Cancel culture, sauf à ressusciter le temps des affiches « Wanted dead or alive » ne se marie pas avec le droit du travail, et qu’il conviendrait de le rappeler aux employeurs peu courageux.

La première question, me semble-t-il, est donc de savoir comment l’employeur est entré en possession des éléments de campagne des « annuleurs ». C’est en effet le lieu de rappeler que l’art. 328b CO prévoit que l’employeur ne peut traiter des données concernant le travailleur que dans la mesure où ces données portent sur les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou sont nécessaires à l’exécution du contrat de travail, les dispositions de la loi fédérale du 19 juin 1992 sur la protection des données (LPD ; RS 235.1) étant applicables par ailleurs. Or le fait de googler, visionner, conserver les images d’un évènement privé organisé et suivi par des employés, de même que le traitement de messages et de « dénonciations » pour des faits extra-professionnels ou privés est un traitement de données, et il ne correspond manifestement pas aux critères de l’art. 328b CO ou à ceux de la LPD (information et finalité du traitement par exemple).

La deuxième question est celle des devoirs des employés concernés. Car au fond, que leur reprocherait-on ? Une violation de leurs obligations de diligence et de fidélité (art. 321a CO) ? C’est oublier que ces obligations sont liées au travail et ne s’étendent pas à la vie privée et sociale du travailleur. Il y a toutefois une exception à ce principe pour les entreprises dites de « tendance » (Tendezbetrieb – églises, partis politiques, syndicats, etc.), dont on admet que les objectifs particuliers nécessitent une certaine adhésion qui peut permettre d’exiger certains comportements aussi dans le domaine privé.

Une cause célèbre (ATF 130 III 699) concernait l’employé d’un syndicat qui militait par ailleurs dans un groupe à tendance religieuse plutôt opposé aux syndicats et aux activités de gauche. Bien que pas très convaincant dans le cas d’espèce, l’arrêt exposait en tout cas clairement la situation des entreprises de « tendance », notamment sous l’angle de l’art. 336 al. 1 let. b CO.

Quant aux chartes et autres engagements ronflants que prennent souvent les employeurs sur des questions de société, leur opposabilité dans le cadre d’un litige est très limitée, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont pas valablement incorporés dans le contrat ou parce qu’ils violent les droits de la personnalité et les libertés des employés (Philippe Ehrenström, L’intégration de la responsabilité sociale de l’entreprise dans le contrat de travail, in : Tendances et perspectives RH, Zurich, 2013, pp.103-113).

La troisième question est celle du motif du licenciement, en supposant que la campagne « d’annulation » ait porté ses fruits. L’art. 336 al. 1 let. b CO prévoit en effet que le congé est abusif lorsqu’il est donné par une autre partie en raison de l’exercice par l’autre partie d’un droit constitutionnel, à moins que l’exercice de ce droit ne viole une obligation résultant du contrat de travail ou ne porte sur un point essentiel un préjudice grave au travail dans l’entreprise. Cette disposition vise l’exercice de l’ensemble des libertés fondamentales et des droits constitutionnels, comme la liberté religieuse (art. 15 Cst.), la liberté d’expression et d’opinion (art. 16 Cst.), l’appartenance à un parti politique ou à un groupement (art. 23 Cst.), etc.

La situation, sur le plan des entreprises de « tendance » est évidemment assez claire : si vous êtes employé par un groupement d’opinion, et que vous professez d’autres opinions, l’exercice de vos droits constitutionnels porte un dommage évident au travail dans l’entreprise.

Dans toutes les autres hypothèses, on voit mal que les pensées, actions et comportements privés des employés puissent justifier un licenciement, sauf si, bien évidemment, ils ont des conséquences directes manifestes sur l’exécution du travail. On peut penser ici à des hypothèses où le travailleur ferait preuve de prosélytisme sur le lieu de travail, ou alors à des cas où les opinions et les actes se traduisent par des difficultés pratiques ou concrètes dans le cadre de l’exécution des prestations de travail (refus de travailler avec des femmes ou avec des personnes de telle religion par exemple).

Sorti de ce cadre, un licenciement prononcé après une tentative « d’annulation » serait évidemment grossièrement abusif. Le Tribunal fédéral a ainsi justement considéré qu’un licenciement prononcé contre un travailleur uniquement pour restaurer l’image de la société était inadmissible (ATF 131 III 53).

Il serait d’ailleurs aussi susceptible d’attenter à la personnalité du travailleur.

En effet, la quatrième question est celle des obligations de l’employeur sous l’angle de l’art. 328 CO, qui doit protéger et respecter, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur. Il ne peut dès lors, pour des raisons de simples convenances, « sacrifier » un employé qui aurait suscité l’ire des « social justice warriors » sans considération pour sa personnalité, sans élucider les faits, le défendre si nécessaire, et tout faire en général pour ne pas succomber à la chasse aux sorcières.

Car, et c’est la véritable morale de cette histoire, la Cancel culture, dans le monde du travail, revient à utiliser des moyens de lâches pour susciter des réactions d’employeurs tout aussi lâches. Il est permis d’agir autrement, dans le respect du droit, et avec élégance et dignité.

Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)

Addendum 16.10.2020: cette note, qui date de moins d’une semaine, est déjà rattrapée par l’actualité: https://www.lepoint.fr/faits-divers/lyon-une-dentiste-licenciee-pour-des-tatouages-nazis-14-10-2020-2396502_2627.php

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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