Mobbing et licenciement abusif

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La résiliation ordinaire du contrat de travail est abusive lorsqu’elle intervient dans l’une des situations énumérées à l’article 336 al. 1 CO, lesquelles se rapportent aux motifs de la partie qui résilie. Cette disposition restreint, pour chaque cocontractant, le droit de mettre unilatéralement fin au contrat. L’énumération de l’article 336 al. 1 CO n’est cependant pas exhaustive et un abus du droit de résiliation peut se révéler aussi dans d’autres situations qui apparaissent comparables, par leur gravité, aux hypothèses expressément visées. En particulier, on admet que le congé est aussi abusif quand le motif de ce congé est imputable à la violation par l’employeur de ses propres obligations.

Les obligations de l’employeur sont notamment concrétisées à l’article 328 CO, lequel prévoit que l’employeur protège et respecte, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur ; il manifeste les égards voulus pour sa santé et veille au maintien de la moralité (al. 1) ; il prend, pour protéger la vie, la santé et l’intégrité personnelle du travailleur, les mesures commandées par l’expérience, applicables en l’état de la technique, et adaptées aux conditions de l’exploitation ou du ménage, dans la mesure où les rapports de travail et la nature du travail permettent équitablement de l’exiger de lui (al. 2). Le harcèlement psychologique, ou mobbing, constitue une violation de l’article 328 CO (arrêt du TF du 10.06.2020 [4A_310/2019] cons. 4.1.1).

Le licenciement est abusif – avec les conséquences pécuniaires que cela implique – quand l’employeur exploite sa propre violation du devoir de protéger l’employé, découlant de l’article 328 CO. C’est le cas quand le congé a été motivé par une incapacité de travail causée par une situation de mobbing imputable à l’employeur. Il peut aussi en être ainsi, par exemple, lorsque l’employeur est confronté à un employé au caractère difficile et qu’il laisse une situation conflictuelle s’envenimer sans prendre les mesures adéquates pour l’atténuer, puis se prévaut de ce que l’ambiance est devenue préjudiciable au travail pour licencier le salarié apparaissant, en raison de son mauvais caractère, comme un fauteur de troubles.

La violation des obligations prévues à l’article 328 CO entraîne en outre la responsabilité contractuelle (art. 97 ss CO) de l’employeur pour le préjudice matériel et/ou, aux conditions fixées par l’article 49 al. 1 CO (cf. art. 99 al. 3 CO), pour le tort moral causé au travailleur.

On définit le mobbing comme un enchaînement de propos et/ou d’agissements hostiles, répétés fréquemment pendant une période assez longue, par lesquels un ou plusieurs individus cherchent à isoler, à marginaliser, voire à exclure une personne sur son lieu de travail. La victime est souvent placée dans une situation où chaque acte pris individuellement peut être considéré comme supportable, alors que l’ensemble des agissements constitue une déstabilisation de la personnalité poussée jusqu’à l’élimination professionnelle de la personne visée. Le mobbing peut consister à empêcher la victime de s’exprimer et de communiquer, à l’isoler, à répandre des rumeurs malsaines sur son compte, à lui attribuer ou à lui retirer des tâches sans la consulter, ou encore à lui donner des tâches nettement inférieures ou nettement supérieures à ses qualifications, dans le but de la dévaloriser. Il n’y a pas harcèlement psychologique du seul fait d’un conflit dans les relations professionnelles, d’une incompatibilité de caractères, d’une mauvaise ambiance de travail, ou du simple fait qu’un supérieur hiérarchique n’aurait pas toujours satisfait à ses devoirs envers ses collaborateurs, ni du fait qu’un membre du personnel serait invité – même de façon pressante, répétée, au besoin sous la menace de sanctions disciplinaires ou d’une procédure de licenciement – à se conformer à ses obligations résultant du rapport de travail.

Le Tribunal fédéral a notamment retenu un harcèlement violant l’article 328 CO dans le cas d’un employé mis à l’écart et soumis à des pressions vraisemblablement destinées à le faire démissionner, ainsi qu’à des directives reflétant un autoritarisme déplacé, dur, injuste, blessant, rabaissant et vexatoire (arrêt du TF du 13.10.2004 [4C.343/2003] cons. 3.2).

La même solution a prévalu dans un cas où le mobbing était caractérisé par une communication négative, une très grande agressivité, une disqualification professionnelle permanente, des abus de pouvoir répétés et des tracasseries en tout genre, notamment en rapport avec les horaires et vacances (arrêt du TF du 04.04.2003 [2C.2/2000], partie C des faits).

Dans un cas récent, le Tribunal fédéral a retenu l’absence de violation de l’article 328 CO quand le comportement d’un directeur envers une subordonnée – fragilisée par un grave accident dont son époux avait été la victime – avait été critiquable, et même détestable, mais s’était inscrit sur une durée limitée, dans le contexte d’une période de transition qui était objectivement difficile. Il existait aussi un conflit de personnalités incompatibles entre le directeur et l’intéressée, laquelle avait subi une déconvenue en devant affronter de nouvelles méthodes de travail et une hiérarchie qu’elle n’avait pas connues jusque-là. L’intéressée, de nature très émotionnelle et encline à s’identifier au projet, occupait un poste à responsabilités, bien rémunéré, de sorte que l’on pouvait attendre d’elle une résistance au stress et à la critique plus élevée que la moyenne. Une haute rémunération est en principe liée aux responsabilités qu’un poste entraîne et aux attentes que l’on peut avoir envers la personne qui l’occupe. Il était sans pertinence que le directeur n’ait lui-même pas eu les qualités requises pour son niveau de fonction (arrêt du TF du 10.06.2020 [4A_310/2019] cons. 4.3.7).

Le harcèlement n’a en outre pas été retenu dans un cas où des dissensions entre un employé et une supérieure avaient pour origine une divergence de vues concernant le concept du travail à effectuer, la supérieure imposant un concept uniforme, modifiant la pratique suivie par l’employé. L’employé n’avait pas supporté de devoir se plier aux conceptions de sa supérieure. Celle-ci avait sans doute commis quelques maladresses qui, sans être excusables, s’expliquaient davantage par le climat de travail tendu que par une volonté délibérée de nuire à l’employé. L’essentiel des nombreux agissements évoqués paraissait avoir sa cause dans un manque de confiance réciproque et un défaut de communication qui ont conduit la supérieure hiérarchique à imposer ses vues de manière unilatérale, et l’employé à adopter ouvertement une attitude d’opposition ; le Tribunal fédéral relevait que le fait de ne pas pouvoir gérer de manière optimale un tel conflit n’équivalait pas à du mobbing (arrêt du TF du 30.08.2007 [1C_156/2007] cons. 4.3).

Il n’a pas été retenu non plus dans le cas d’une directrice dont le comportement, qui concernait l’ensemble des collaborateurs, était motivé par le seul objectif de rendre un service plus efficace et non pas par l’intention d’isoler, de marginaliser et d’exclure une employée, qui n’avait pas subi de traitement différent des autres collaborateurs (arrêt du TF du 26.04.2007 [2A.770/2006] cons. 5.1).

La personne qui allègue avoir subi un harcèlement psychologique doit le prouver (art. 8 CC). Il résulte cependant des particularités du mobbing que ce dernier est généralement difficile à prouver, si bien qu’il faut éventuellement admettre son existence sur la base d’un faisceau d’indices convergents. Dans la mesure où les témoins directs de ce genre d’atteinte font souvent défaut, il peut être tenu compte d’autres indices, notamment des déclarations de personnes auxquelles la victime s’est confiée, et il serait inadmissible d’écarter d’emblée les témoignages d’autres personnes ayant été victimes de comportements hostiles et qui éprouvent du ressentiment envers l’auteur de ceux-ci. Certains auteurs considèrent que les exigences en matière de preuve sont strictes, le faisceau d’indices exigé devant être non seulement convergent, mais aussi probant (Wyler/Heinzer, Droit du travail, 4ème éd., p. 448 ; on notera cependant que les arrêts auxquels ces auteurs se réfèrent ne disent pas exactement cela).

Le juge dispose d’une marge d’appréciation pour déterminer, sur la base des circonstances d’espèce, si les indices réunis permettent ou non de retenir un mobbing (arrêts du TF du 08.07.2021 [8C_590/2020] cons. 4.1 et du 10.06.2020 [4A_310/2019] cons. 4.1.1).

Le seul fait qu’un comportement ne réponde pas en tous points à la définition du mobbing n’exclut pas nécessairement une atteinte illicite à la personnalité ; tel peut notamment être le cas d’un comportement critiquable « non discriminatoire », qui accable plusieurs employés (arrêt du TF du 10.06.2020 [4A_310/2019]cons. 4.3.7).

La doctrine majoritaire, suivant en cela un arrêt cantonal, admet que l’employeur qui a pris toutes les mesures raisonnablement exigibles pour mettre fin à un mobbing est en droit de licencier la personne harcelée plutôt que la personne harceleuse lorsque l’intérêt de l’entreprise le commande, ce choix se fondant sur la liberté contractuelle de l’employeur de mettre fin au contrat (Wyler/Heinzer, Droit du travail, 4e éd., p. 452, avec des références).

L’employeur qui n’empêche pas que son employé subisse un mobbing contrevient à l’article 328 CO (ATF 125 III 70 cons. 2a p. 73). Selon cette disposition, l’employeur doit non seulement respecter la personnalité du travailleur, mais aussi la protéger ; il doit donc non seulement s’abstenir lui-même d’actes de mobbing, mais aussi prendre des mesures adéquates si la personnalité du travailleur fait l’objet d’atteintes, notamment de la part d’autres membres du personnel (arrêt du TF du 09.07.2007 [4A_128/2007] cons. 2.2).

Le Tribunal fédéral a retenu que l’employeur peut devoir répondre d’atteintes à la personnalité commises par des auxiliaires, au sens de l’article 101 CO, soit en particulier par des supérieurs hiérarchiques ou des personnes responsables du personnel. Il n’y a ainsi par exemple pas d’obstacle de principe à l’application de l’article 101 CO concernant l’imputation à l’employeur du comportement du directeur d’une société anonyme, accusé de mobbing à l’encontre de l’une de ses subordonnées directes (arrêt du TF du 10.06.2020 [4A_310/2019] cons. 4.3.1). Plus spécifiquement, le Tribunal fédéral a retenu une telle responsabilité dans des cas où l’atteinte émanait du secrétaire général d’une association (ATF 130 III 699 cons 5.2), d’un entraîneur au sein d’un club de football organisé en société anonyme (ATF 137 III 303 cons 2.2.2), ou encore d’un supérieur hiérarchique (arrêt du TF du 01.03.2011 [4A_665/2010] cons. 6.1; cf. aussi l’arrêt du TF du 13.10.2004 [4C.343/2003] cons. 4.1). Le Tribunal fédéral admet cependant que, de façon générale, la question du lien de causalité fonctionnelle entre l’activité confiée à un auxiliaire et l’acte dommageable suscite des discussions. Il relève que, dans le cas de l’article 328 CO, la doctrine majoritaire tend à distinguer selon la place hiérarchique de l’auteur de l’atteinte au sein de l’entité employeuse, reconnaissant en général la qualité d’auxiliaire au seul supérieur direct de la victime de l’atteinte et expliquant que le rapport de subordination est l’essence même du contrat de travail et que le supérieur hiérarchique est le délégataire même implicite de l’obligation de respecter la personnalité du travailleur qui lui est subordonné. Le Tribunal fédéral constate que l’opinion contraire, qui s’oppose à l’application de l’article 101 CO au motif que l’atteinte à la personnalité est un acte illicite, semble minoritaire. Il laisse cependant la question ouverte, dans sa jurisprudence la plus récente (arrêt du TF du 10.06.2020 [4A_310/2019] cons. 4.3.1).

L’article 101 al. 1 CO institue une responsabilité quasi causale. Son application sans réserves peut cependant paraître inéquitable lorsque l’employeur a pris toutes les mesures de prévention, d’organisation et de surveillance nécessaires et que, sans qu’il ait pu être au courant, des atteintes à la personnalité, par exemple sous la forme d’un harcèlement psychologique, se sont produites dans son entreprise. Il pourrait être préférable de considérer que l’article 328 CO constitue une norme d’imputation sui generis qui serait assortie de réelles preuves libératoires, en ce sens que l’employeur pourrait s’exonérer en prouvant qu’il a pris les mesures que l’on peut raisonnablement exiger de lui pour prévenir un harcèlement ou y mettre fin.

(Arrêt de la Cour civile du Tribunal cantonal neuchâtelois CACIV.2021.64 du 03.12.2021)

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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