
A.________ a été engagé le 8 janvier 2001 en tant que chef de service au service B.________ de la Chancellerie d’État de la République et canton de Genève. Il a été nommé fonctionnaire le 1 er janvier 2004.
Le 17 février 2020, D.________, collaboratrice au service B.________ depuis avril 2015, a fait part à E.________, cheffe adjointe du service B.________ depuis juin 2018, d’un comportement inapproprié de A.________ à son égard. Le 18 février puis le 6 mars 2020, F.________, collaboratrice au sein du service B.________ de janvier 2011 à août 2018 en qualité de chargée de projet, a transmis à E.________, puis au chef du service des ressources humaines de la chancellerie, un document informatique contenant des notes préparées en vue d’un entretien le 30 mai 2018 avec le chef du service B.________ pour lui remettre sa démission. Ces notes faisaient état de griefs à l’encontre de A.________ concernant la gestion du service et de comportements « dépassant les bornes »; l’intéressé lui avait notamment proposé à plusieurs reprises une relation extra-professionnelle sentimentale.
Le 12 mars 2020, A.________ a été libéré de son obligation de travailler afin de garantir la bonne marche du service. Le 6 avril 2020, le Conseil d’État de la République et canton de Genève a ordonné l’ouverture d’une enquête administrative à l’encontre de A.________ afin d’instruire les faits reprochés ainsi que tous autres faits répréhensibles pouvant encore apparaître ou être révélés en cours d’enquête, a validé la libération de son obligation de travailler et a prononcé sa suspension provisoire avec maintien des prestations à la charge de l’État.
Après avoir entendu les différentes personnes concernées, l’enquêtrice a rendu son rapport le 24 septembre 2020. Elle a conclu que les éléments du dossier ne permettaient pas de retenir des manquements disciplinaires à l’encontre de A.________ en ce qui concernait la gestion de son service. En revanche, plusieurs comportements de ce dernier vis-à-vis de certaines collaboratrices étaient constitutifs de manquements à ses devoirs de service. En décembre 2017, A.________ avait proposé à F.________ d’étendre leur relation professionnelle à une relation amoureuse, ce qu’elle avait refusé. En janvier 2018, il lui avait demandé si la réponse à sa proposition de décembre 2017 était toujours la même et lui avait dit qu’il l’aimait. En 2017, alors que E.________ était enceinte, A.________ lui avait demandé s’il pouvait toucher son ventre, ce qu’il avait fait après qu’elle eut accepté. En 2019, il avait proposé à G.________, chargée de projet au sein du service B.________ depuis février 2019, de lui donner l’adresse d’un acupuncteur s’occupant de couples cherchant à avoir des enfants, alors que cette dernière n’avait pas évoqué cette problématique au sein du service. En décembre 2019, alors qu’il raccompagnait D.________ à son domicile après un événement, il avait évoqué son épouse et les relations amoureuses entre hommes et femmes. Lors d’un entretien de recrutement temporaire d’une candidate venant d’accoucher, il avait posé à cette dernière des questions relatives à l’allaitement ainsi qu’aux activités de ses parents. Le 13 février 2020, il avait proposé à D.________ de prolonger leur relation professionnelle à une relation privée et de passer plus de temps ensemble, lui faisant ainsi des avances qu’elle avait refusées.
Ce faisant, selon l’enquêtrice, il avait manqué à son devoir général de fidélité, violant son obligation d’entretenir des relations dignes et correctes avec ses subordonnées, avec le niveau d’exigence particulièrement élevé pour un cadre supérieur. Venant d’un supérieur hiérarchique s’adressant à de jeunes collaboratrices, dont il savait, concernant D.________ au moins, qu’elle doutait d’elle-même et vivait une période professionnelle et personnelle chargée, il s’agissait de manquements graves et répétés, dès lors qu’il avait eu avec cette dernière un comportement analogue à celui adopté un peu plus d’une année auparavant avec F.________. L’enquêtrice a considéré ces manquements comme fautifs. En effet, A.________, chef de service depuis près de vingt ans, ne pouvait ignorer ni le cadre légal, ni le contexte hiérarchique – qui emportait notoirement un rapport de pouvoir entre supérieur et subordonné, auquel le premier devait être attentif – dans lequel il avait agi. Un tel comportement était en outre de nature à ébranler la considération que les administrés devaient avoir pour les cadres supérieurs de l’administration cantonale, dont on attendait qu’ils donnent en tout temps, par leur comportement en interne comme à l’extérieur, une image irréprochable.
Après avoir donné à A.________ l’occasion d’exercer son droit d’être entendu, le Conseil d’État, par arrêté du 27 janvier 2021 déclaré exécutoire nonobstant recours, l’a révoqué de ses fonctions avec effet au 30 avril 2021 et l’a libéré de son obligation de travailler jusqu’à la fin des rapports de service.
Par arrêt du 6 juillet 2021, la Chambre administrative de la Cour de justice de la République et canton de Genève a admis le recours interjeté par A.________, a annulé la décision de révocation du 27 janvier 2021 et a renvoyé la cause à l’autorité précédente pour nouvelle décision.
La République et canton de Genève, agissant par son Conseil d’État, forme un recours en matière de droit public contre cet arrêt, en concluant principalement à sa réforme dans le sens de la confirmation de la décision de révocation du 27 janvier 2021.
Selon l’art. 16 al. 1 de la loi générale relative au personnel de l’administration cantonale, du pouvoir judiciaire et des établissements publics médicaux (LPAC; RS/GE B 5 05), les fonctionnaires et les employés qui enfreignent leurs devoirs de service, soit intentionnellement soit par négligence, peuvent faire l’objet, selon la gravité de la violation, des sanctions suivantes: 1° le blâme, sanction prononcée par le supérieur hiérarchique, en accord avec sa hiérarchie (let. a); 2° la suspension d’augmentation du traitement pendant une durée déterminée ou 3° la réduction de traitement à l’intérieur de la classe, sanctions prononcées, au sein de l’administration cantonale, par le chef du département ou le chancelier d’État, d’entente avec l’office du personnel de l’État (let. b); 4° le retour au statut d’employé en période probatoire pour une durée maximale de trois ans ou 5° la révocation, sanctions prononcées, à l’encontre d’un fonctionnaire au sein de l’administration cantonale, par le Conseil d’État (let. c).
Les devoirs des membres du personnel de la fonction publique du canton de Genève sont énoncés dans le titre III du règlement du 24 février 1999 d’application de la loi générale relative au personnel de l’administration cantonale, du pouvoir judiciaire et des établissements publics médicaux (RPAC; RS/GE B 5 05.01). Les membres du personnel sont tenus au respect de l’intérêt de l’État et doivent s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice (art. 20 RPAC). Ils se doivent, par leur attitude, d’entretenir des relations dignes et correctes avec leurs supérieurs, leurs collègues et leurs subordonnés, ainsi que de permettre et de faciliter la collaboration entre ces personnes (art. 21 let. a RPAC), d’établir des contacts empreints de compréhension et de tact avec le public (art. 21 let. b RPAC) et de justifier et de renforcer la considération et la confiance dont la fonction publique doit être l’objet (art. 21 let. c RPAC). Ils se doivent de remplir tous les devoirs de leur fonction consciencieusement et avec diligence (art. 22 al. 1 RPAC).
Lorsque l’autorité choisit la sanction disciplinaire qu’elle considère appropriée, elle dispose d’un large pouvoir d’appréciation, lequel est subordonné au respect du principe de la proportionnalité. Son choix ne dépend pas seulement des circonstances subjectives de la violation incriminée ou de la prévention générale, mais aussi de l’intérêt objectif à la restauration, vis-à-vis du public, du rapport de confiance qui a été compromis par la violation du devoir de fonction. Quant au pouvoir d’examen de la juridiction cantonale, il se limite à l’excès ou à l’abus du pouvoir d’appréciation (cf. art. 61 al. 2 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 [LPA; RS/GE E 5 10]).
Dans le domaine des mesures disciplinaires, la révocation est la sanction la plus lourde. Elle implique une violation grave ou continue des devoirs de service. Il peut s’agir soit d’une violation unique spécialement grave, soit d’un ensemble de transgressions dont la gravité résulte de leur répétition. L’importance du manquement doit être appréciée à la lumière des exigences particulières qui sont liées à la fonction occupée. Toute violation des devoirs de service ne saurait cependant être sanctionnée par la voie de la révocation disciplinaire. Cette mesure revêt en effet l’aspect d’une peine et présente un caractère plus ou moins infamant. Elle s’impose surtout dans les cas où le comportement de l’agent démontre qu’il n’est plus digne de rester en fonction.
En l’espèce, les juges cantonaux ont retenu six manquements à l’encontre de l’intimé (= le fonctionnaire révoqué). S’agissant de F.________, l’intimé lui avait fait des avances à deux reprises; la cour cantonale n’a cependant pas retenu que l’intimé aurait fait pression sur elle dans le but de la déstabiliser et d’arriver à ses fins, comme l’avait retenu le Conseil d’Etat dans son arrêté du 27 janvier 2021. L’intimé avait en outre déclaré à D.________ ressentir une forte connexion avec elle et lui avoir demandé si elle était d’accord de pousser les frontières de la relation professionnelle à une relation privée; à l’instar de l’enquêtrice, la cour cantonale a retenu que de telles avances faisaient écho à celles survenues à l’égard de F.________; en revanche, rien ne démontrait l’existence de pressions psychologiques sur D.________, comme l’avait pour sa part retenu le Conseil d’Etat. L’intimé avait encore touché le ventre de E.________ alors qu’elle était enceinte, quand bien même il avait préalablement demandé l’autorisation de le faire. En conseillant à G.________ un acupuncteur pour les couples souhaitant avoir des enfants, l’intimé s’était en outre immiscé dans la vie privée d’une subordonnée, en abordant un sujet relevant de la sphère intime et potentiellement douloureux, ceci sur la base de suppositions liées à sa consommation d’alcool, alors même qu’elle n’avait jamais fait état de problèmes de fertilité. Enfin, l’intimé avait posé à une candidate lors de son entretien de recrutement des questions relatives à l’allaitement et à ses parents.
Sur la base de ces faits, la juridiction cantonale a considéré que l’intimé avait violé à plusieurs reprises ses devoirs de service, notamment le devoir d’un cadre supérieur d’entretenir des relations dignes et correctes avec une subordonnée; il avait également violé ses obligations d’accomplir son travail consciencieusement et avec diligence, d’établir des contacts empreints de compréhension et de tact avec le public et de justifier et renforcer la considération et la confiance dont la fonction publique devait être l’objet.
Cela étant, la cour cantonale a estimé que si les six manquements retenus méritaient sanction, ils ne suffisaient pas à justifier la révocation d’un fonctionnaire jouissant depuis plus de vingt ans d’excellents états de service et dépourvu d’antécédents disciplinaires. S’agissant des manquements de l’intimé à l’égard de F.________ et de D.________, ils étaient graves mais ne revêtaient pas la très lourde gravité que la recourante leur donnait, dès lors que l’intimé n’avait pas exercé de pressions sur ces deux collaboratrices et avait respecté leur refus. En outre, le dossier ne permettait pas de conclure, à l’instar du Conseil d’Etat, à l’adoption par l’intimé d’une stratégie récurrente et systématique visant à poser à ses collaboratrices des questions d’ordre intime et à aborder des questions de genre, voire sexuelles, afin de déterminer, sous le couvert de l’autorité hiérarchique, dans quels cas les frontières de la relation professionnelle pouvaient être repoussées en direction d’une relation privée. Quant aux manquements à l’égard de E.________, de G.________ et d’une candidate lors d’un entretien de recrutement, ils étaient également fautifs et d’une certaine gravité, mais ponctuels.
La recourante (= la République et canton de Genève) reproche au tribunal cantonal d’avoir violé l’interdiction de l’arbitraire en relation avec le principe de la proportionnalité garanti à l’art. 5 al. 2 Cst. D’après elle, en qualifiant les manquements reprochés de « ponctuels », les juges cantonaux auraient arbitrairement minimisé leur portée. Le caractère répétitif et systématique des comportements reprochés à l’intimé aurait dû être reconnu dès lors qu’étaient seules touchées des femmes se trouvant dans un rapport de subordination avec ce dernier, dont certaines étaient même dans un état de fragilité. Aussi la révocation était-elle justifiée face à des manquements de nature à compromettre définitivement le rapport de confiance entre la recourante et l’intimé, compte tenu de la fonction très importante occupée par ce dernier au sein de l’administration cantonale et de son devoir particulier d’exemplarité, de l’exposition du service B.________, de la gravité des multiples manquements et de leur caractère sexiste constant et répété. Enfin, la réintégration de l’intimé dans ses fonctions serait impossible, de sorte que l’arrêt attaqué devrait être qualifié d’arbitraire.
En tant qu’elle reproche au tribunal cantonal d’avoir amoindri de manière arbitraire la gravité des manquements constatés en déniant toute pression de l’intimé sur ses collaboratrices et tout caractère systématique dans la façon d’aborder de manière inappropriée une subordonnée, la critique de la recourante apparaît fondée. En effet, alors qu’il occupait une fonction de haut cadre depuis plus de vingt ans au sein du service B.________ du canton de Genève, l’intimé a eu un comportement inadéquat à l’égard de plusieurs femmes qui se trouvaient toutes dans un rapport de subordination avec lui. Pareille attitude, venant d’un supérieur hiérarchique, est de nature à exercer une pression inadmissible sur les personnes qui en sont l’objet. En outre, en tant qu’ils ont été dirigés à l’endroit de plusieurs de ses subordonnées et, pour l’une d’entre elles, à deux reprises, ce sur une période s’étendant sur plus de deux ans, les agissements de l’intimé étaient constitutifs d’un comportement systématique et répété, propre à faire douter sérieusement de son aptitude à assumer pleinement sa fonction de […], laquelle exige confiance et intégrité. Ces manquements apparaissent difficilement excusables dans les relations de travail, qui plus est dans la fonction occupée par l’intimé, même en tenant compte du fait que sa carrière avait été par ailleurs exempte de reproches.
Quant aux comportements à l’égard de E.________ et de G.________ ainsi qu’à l’égard d’une candidate, également considérés comme fautifs par la cour cantonale, on ne voit pas que leur caractère ponctuel soit de nature à atténuer leur gravité dès lors qu’ils viennent s’ajouter aux autres manquements déjà constatés, démontrant ainsi, sinon une stratégie, à tout le moins une attitude récurrente de la part de son auteur à l’égard de ses subordonnées. Ainsi, si chacun des actes reprochés à l’intimé n’était pas particulièrement grave considéré isolément, la gravité résultait indéniablement de leur répétition. Tout en admettant la gravité des actes de l’intimé et leur répétition en ce qui concerne les avances, la juridiction cantonale n’en a cependant pas tiré les conséquences qui s’imposaient, substituant au contraire arbitrairement son appréciation à celle de l’autorité recourante.
Il était en outre arbitraire de conclure, comme l’ont fait les premiers juges, que la révocation était disproportionnée alors qu’on ne discerne aucun examen du principe de la proportionnalité dans leur motivation. C’est ainsi que s’il n’apparaît pas contestable que la révocation était apte à atteindre le but visé par cette mesure, à savoir l’éloignement définitif de l’intimé du service B.________ – règle de l’aptitude -, la cour cantonale n’a pas examiné la règle de la nécessité ni celle de la proportionnalité au sens étroit (sur les différentes composantes du principe de la proportionnalité, cf. ATF 146 I 157 consid. 5.4). Comme on l’a vu, l’employeur disposait d’un large pouvoir d’appréciation dans son choix de la sanction disciplinaire. En outre, la cour cantonale a retenu que l’autorité étatique pouvait choisir de suivre la voie disciplinaire et que les manquements reprochés étaient graves. En l’occurrence, la révocation était nécessaire compte tenu de la rupture du lien de confiance de l’employeur au vu de la gravité des faits reprochés. On ne voit du reste pas quelle mesure moins incisive, parmi les sanctions disciplinaires énumérées dans la loi cantonale, eût été à même d’atteindre les objectifs visés. Par ailleurs, la juridiction cantonale ne démontre pas que l’intérêt privé de l’intimé à être réintégré dans sa fonction de chef du service B.________ primerait l’intérêt public au bon fonctionnement de l’administration cantonale.
Comme le relève la recourante, l’annulation de la révocation de l’intimé est enfin arbitraire dans son résultat puisqu’elle aurait pour effet la réintégration de ce dernier dans ses fonctions après une absence de son poste de travail depuis le 12 mars 2020 déjà, ce qui ne manquerait pas de déstabiliser le service.
Il découle de ce qui précède qu’il est insoutenable de considérer, comme l’a fait la cour cantonale, que la recourante aurait abusé de son large pouvoir d’appréciation en sanctionnant le comportement de l’intimé par la révocation. Le recours se révèle bien fondé et l’arrêt entrepris doit être annulé, la décision de révocation étant confirmée.
(Arrêt du Tribunal fédéral 8C_610/2021 du 2 février 2022)
Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)