Comment fermer une chaîne de télévision

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La Grande chambre de la CJUE a, le 27.07.2022, rendu un arrêt dans une affaire T-125/22 opposant RT France au Conseil de l’Union européenne, dont on a extrait ce qui suit :

Quant aux faits :

La requérante (RT France) est une société par actions simplifiée à associé unique, établie en France, qui a pour activité l’édition de chaînes thématiques. L’intégralité du capital social de la requérante est détenue par l’association ANO « TV Novosti » (ci-après « TV Novosti »), association autonome à but non lucratif de la Fédération de Russie, sans capital social, ayant son siège social à Moscou (Russie), laquelle est presque entièrement financée par le budget de l’État russe.

Le 2 septembre 2015, la requérante a conclu avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, France), devenu l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, France), une convention pour la diffusion du service de télévision non hertzien dénommé RT France. Elle est opérationnelle en France depuis 2017 et son contenu est diffusé également dans tous les pays francophones, par le biais de satellites ou d’Internet.

Le 1er mars 2022, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision attaquée et, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement attaqué, afin d’interdire des actions de propagande continues et concertées, menée par la Fédération de Russie à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, menées par l’intermédiaire de certains médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, de telles actions constituant une menace pour l’ordre et pour la sécurité publics de l’Union.

L’article 4 octies de la décision 2014/512/PESC du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 13) se lit comme suit :

« 1. Il est interdit aux opérateurs de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX, y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur l’internet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallés.

2. Toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX sont suspendus. »

Le nom de la requérante a été inscrit à l’annexe IX de la décision 2014/512.

L’article 2 septies du règlement (UE) no 833/2014 du Conseil, du 31 juillet 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 1) se lit comme suit :

« 1. Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant des personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV, y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’internet.

2. Toute licence ou autorisation de diffusion et tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV sont suspendus. »

Le nom de la requérante a été inscrit à l’annexe XV du règlement no 833/2014.

En application de ces dispositions, la diffusion par tout moyen des contenus provenant, notamment, de la requérante a été interdite temporairement dans l’ensemble des pays de l’Union.

Quant au droit :

La requérante reproche [notamment] au Conseil d’avoir adopté les actes attaqués au mépris de ses droits de la défense et du principe du contradictoire qui leur est inhérent [§65 et ss].

 Concernant le non-respect du droit d’être entendue de la requérante:

Le droit d’être entendu dans toute procédure, prévu à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, qui fait partie intégrante du respect des droits de la défense, garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant qu’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ne soit prise à son égard.

Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire le nom d’une personne sur une liste figurant à l’annexe d’un acte portant mesures restrictives, le respect des droits de la défense exige que l’autorité compétente de l’Union communique à la personne concernée les motifs et les éléments retenus à sa charge sur lesquels cette autorité envisage de fonder sa décision. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son égard.

L’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet toutefois des limitations à l’exercice des droits consacrés par celle-ci, pour autant que la limitation concernée respecte le contenu essentiel du droit fondamental en cause et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elle soit nécessaire et réponde effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union. À cet égard, la Cour a, à plusieurs reprises, jugé que les droits de la défense pouvaient être soumis à des limitations ou dérogations, et ce tant dans le domaine des mesures restrictives adoptées dans le contexte de la politique étrangère et de sécurité commune.

Par ailleurs, l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée.

Si une dérogation au droit fondamental au respect du droit d’être entendu a été admise par la jurisprudence dans le cas d’une décision initiale de gel de fonds, laquelle doit, par sa nature même, pouvoir bénéficier d’un effet de surprise et s’appliquer immédiatement, afin, en substance, de ne pas compromettre son efficacité, rien ne s’oppose à ce qu’une telle dérogation ne puisse pas également être admise lorsque, compte tenu des circonstances spécifiques d’un cas d’espèce, caractérisées par la nécessité d’intervenir avec une extrême urgence, la mise en œuvre immédiate d’une mesure est essentielle pour assurer son efficacité au regard des objectifs qu’elle poursuit et notamment pour éviter qu’elle ne soit privée de portée et d’effet utile. [§84]

À cet égard, d’une part, premièrement, force est de relever que les mesures restrictives en cause s’inscrivent dans un contexte extraordinaire et d’extrême urgence. Dans ledit contexte, les mesures restrictives en cause font partie intégrante d’une série de mesures d’une envergure inédite adoptées par le Conseil entre la dernière semaine du mois de février, au cours de laquelle a eu lieu la première violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine le 21 février 2022, lorsque le président russe a reconnu l’indépendance et la souveraineté des régions de Donetsk et de Lougansk et a donné l’ordre à ses forces armées d’entrer dans ces zones, et le début du mois de mars 2022. L’aggravation rapide de la situation et la gravité des violations commises ont rendu difficile toute forme de modulation des mesures restrictives visant à prévenir l’extension du conflit. Dans ce contexte, l’Union a donc réagi rapidement face à une violation d’obligations erga omnes imposées par le droit international afin de contrecarrer, avec toutes les mesures n’impliquant pas l’usage de la force dont elle disposait, l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

Par ailleurs, l’adoption des mesures restrictives en cause immédiatement après le début de l’agression militaire, afin de garantir leur plein effet utile, répondait également à l’exigence de mettre en place des formes multiples de réaction rapide à cette agression, compte tenu surtout de la circonstance, que, à ce moment-là, ladite agression était perçue comme étant destinée à avoir une courte durée.

« D’autre part (…) dans une stratégie de lutte contre les menaces dites hybrides, (….)  l’exigence d’adopter des mesures restrictives visant des médias, tels que la requérante, financés par le budget de l’État russe et contrôlés, directement ou indirectement, par les dirigeants de ce pays, qui est le pays agresseur, en ce qu’ils étaient considérés être à l’origine d’une activité continue et concertée de désinformation et de manipulation des faits, est devenue, à la suite du déclenchement du conflit armé, impérieuse et urgente, afin de préserver l’intégrité du débat démocratique au sein de la société européenne. » [§88]

« En effet, (…)  il convient de relever que la couverture médiatique intensive des premiers jours de l’agression militaire de l’Ukraine, telle qu’elle ressort des différents éléments, tirés de sources publiques, versés au dossier de l’affaire par le Conseil, a eu lieu à un moment critique où les actions d’un média, tel que la requérante, étaient susceptibles d’avoir une influence délétère significative sur l’opinion publique, créant également une menace potentielle à l’ordre et à la sécurité publics de l’Union. » [§89]

« À cet égard, il convient également de tenir compte du fait que les médias audiovisuels, qui peuvent, notamment, suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier, ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite, dès lors que, par les images, ils peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer (…) » [§90]

Aussi, dans les circonstances très particulières de l’espèce, c’est à juste titre que le Conseil, sur proposition du haut représentant et de la Commission, a décidé d’intervenir avec la plus grande rapidité, dès les premiers jours du déclenchement de la guerre, pour éviter le risque de voir fortement atténuée voire, en substance, annihilée l’efficacité des mesures restrictives en cause, en interdisant, en particulier, la diffusion de contenus, notamment, de la requérante, dans le but de suspendre temporairement l’activité d’un tel vecteur de propagande, en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine, sur le territoire de l’Union.

Au vu de tout ce qui précède, compte tenu du contexte tout à fait exceptionnel dans lequel les actes attaqués ont été adoptés, à savoir celui du déclenchement d’une guerre aux frontières de l’Union, de l’objectif qu’ils poursuivent et de l’efficacité des mesures restrictives prévues par ceux-ci, il convient de conclure que les autorités de l’Union n’étaient pas tenues d’entendre la requérante préalablement à l’inscription initiale de son nom sur les listes en cause et, par conséquent, qu’il n’y a pas eu violation de son droit d’être entendue.

Concernant la méconnaissance de la liberté d’expression et d’information :

La requérante fait valoir que les actes attaqués méconnaissent la liberté d’expression et d’information garantie par l’article 11 de la Charte, qui correspond à l’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »).

La requérante rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), la liberté d’expression et d’information constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun, de sorte que l’ingérence de l’État ne serait pas nécessaire dans une telle société, si elle avait pour effet de dissuader la presse de contribuer à un débat ouvert sur des questions d’intérêt public. Il ressortirait également de la jurisprudence de la Cour EDH que, dans le domaine de la diffusion audiovisuelle, l’État est tenu, d’une part, de garantir l’accès du public, par l’intermédiaire de la télévision et de la radio, à une pluralité d’opinions et de commentaires reflétant notamment la diversité des opinions politiques dans le pays et, d’autre part, de garantir la protection des journalistes et des autres professionnels de médias audiovisuels contre les entraves à la communication de ces informations et de ces commentaires. Ainsi, la puissance publique devrait s’abstenir de limiter les supports d’information quels qu’ils soient. À l’instar de la CEDH, la Charte s’opposerait par principe à toute interdiction de publication et de diffusion. [§117]

En définitive [selon la recourante], quelle que soit la ligne éditoriale d’un média, ou son audience, une interdiction générale et absolue de diffusion constituerait un véritable acte de censure et ne saurait être considérée comme nécessaire ni comme proportionnée afin d’atteindre efficacement les objectifs invoqués par le Conseil. [§128]

Enfin, la requérante conteste le caractère réversible de la mesure en cause. En effet, sans la possibilité d’exercer son activité, elle ne pourrait qu’encourir une mise en liquidation.

Aux termes de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, toute personne a droit à la liberté d’expression, ce qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. Aux termes de l’article 11, paragraphe 2, de la Charte, la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. Ainsi qu’il résulte des explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17) et conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits garantis à l’article 11 de celle-ci ont le même sens et la même portée que ceux garantis à l’article 10 de la CEDH.

La Cour EDH a déjà jugé que la liberté d’expression constituait l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que l’article 10 de la CEDH ne faisait pas de distinction selon la nature du but recherché, ni selon le rôle que les personnes physiques ou morales avaient joué dans l’exercice de cette liberté. Sous réserve de l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH, cette liberté est applicable non seulement aux « informations » ou « idées » accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais également à celles qui offensent, choquent ou inquiètent, conformément aux exigences du pluralisme, de la tolérance et de l’esprit d’ouverture sans lesquelles il n’existe pas de « société démocratique ».

À cet égard, la Cour EDH a également précisé que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituaient le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte que, en principe, il peut être jugé nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance, l’usage et l’apologie de la violence, s’il est veillé à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi.

 Il ressort du texte même de l’article 10 de la CEDH que le droit à la liberté d’expression ne constitue pas une prérogative absolue et peut, en conséquence, faire l’objet de limitations. À cet égard, plusieurs principes peuvent être identifiés dans la jurisprudence de la Cour EDH, selon laquelle, d’une part, il est nécessaire de faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par les autorités sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime et, d’autre part, ladite disposition ne garantit toutefois pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général.

« Le droit des médias et, plus particulièrement, des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique ou, en d’autres termes, dans le respect des principes d’un journalisme responsable (voir Cour EDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, CE:ECHR:2022:0405JUD002847012, point 180 et jurisprudence citée). » [§136]

À titre liminaire, il convient de relever que la requérante a fait l’objet d’une interdiction temporaire de diffusion de contenus en tant que média placé sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, pour avoir mené des actions de propagande visant, notamment, à justifier et à soutenir l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie.

Cette interdiction temporaire de diffusion constitue une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte.

Pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’expression doit répondre à quatre conditions. Premièrement, la limitation en cause doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre la liberté d’expression d’une personne, physique ou morale, doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, la limitation en cause doit respecter le contenu essentiel de la liberté d’expression. Troisièmement, elle doit répondre effectivement à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, la limitation en cause doit être proportionnée [§145]. Ces conditions correspondent, en substance, à celles prévues par la jurisprudence de la Cour EDH.

Il s’ensuit que le Conseil pouvait adopter des mesures restrictives susceptibles de limiter la liberté d’expression de la requérante, pourvu que ces limitations respectent les conditions, rappelées ci-dessus, qui devaient être réunies pour que cette liberté puisse être légitimement restreinte.

(…)

Sur le respect du contenu essentiel de la liberté d’expression

En l’espèce, force est de constater que les mesures restrictives en cause ont un caractère temporaire et réversible. En effet, il résulte de l’article 9 de la décision 2014/512, telle que modifiée, qu’elle s’applique jusqu’au 31 juillet 2022 et qu’elle fait l’objet d’un suivi constant. Le maintien des mesures restrictives en cause après le 31 juillet 2022 nécessitera l’adoption de la part du Conseil d’une nouvelle décision et d’un nouveau règlement.

Contrairement à ce que prétend la requérante, le maintien des mesures restrictives en cause après le 31 juillet 2022 est subordonné à l’existence de deux conditions cumulatives. En effet, ces mesures pourraient être maintenues, d’une part, jusqu’à ce que l’agression de l’Ukraine prenne fin et, d’autre part, jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande contre l’Union et ses États membres. S’agissant de deux conditions cumulatives, si l’une des deux cessait d’être satisfaite, il n’y aurait plus lieu de maintenir les mesures en cause. La requérante ne saurait donc alléguer que celles-ci ont vocation à s’appliquer sans limite de temps définie au préalable par le Conseil.

« En outre, il convient d’observer que les actes attaqués n’empêchent pas toute activité inhérente à la liberté d’information et d’expression. En effet, (…)  l’interdiction temporaire de diffusion imposée à la requérante ne l’empêche pas d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, comme des enquêtes et des entretiens. Il est donc possible d’affirmer, à l’instar du Conseil, que la requérante et ses journalistes demeurent autorisés à poursuivre certaines activités qui sont liées à la liberté d’information et d’expression et que, en principe, ladite interdiction n’est pas de nature à entraver l’exercice par la requérante d’autres activités potentiellement génératrices de revenus. » [§156]

« De plus, il doit être relevé, à l’instar du Conseil, que les actes attaqués n’interdisent pas à la requérante de diffuser ses contenus en dehors de l’Union, y compris dans des pays francophones, de sorte que les mesures restrictives en cause ne portent pas atteinte à son droit d’exercer sa liberté d’expression en dehors de l’Union (…). En définitive, la requérante n’a été empêchée ni de produire des émissions et des contenus éditoriaux ni de les vendre à des entités non concernées par les mesures en cause, y compris TV Novosti et les autres médias du groupe RT établis dans des pays tiers, qui pourraient donc diffuser ces contenus en dehors de l’Union. » [§157]

« Pour ces raisons, il y a lieu de conclure que la nature et l’étendue de l’interdiction temporaire en cause respectent le contenu essentiel de la liberté d’expression et ne remettent pas en cause cette liberté en tant que telle. » [§159]

(…)

Sur le caractère proportionné des mesures restrictives en cause

« (…), le Conseil pouvait valablement considérer que la requérante diffusait des programmes contenant une lecture des événements ayant trait à l’agression militaire de l’Ukraine en faveur de cette agression ainsi que de la narration qu’en avaient faite les responsables politiques de la Fédération de Russie, y compris en ce qui concernait l’existence de menaces imminentes d’agressions de la part de l’Ukraine et de l’OTAN (…), et utilisant un vocabulaire similaire, voire identique, à celui utilisé par les organes gouvernementaux russes, tel que la référence à une « opération militaire spéciale », à une « opération de police » ou à une « action défensive et préventive de la Fédération de Russie », plutôt qu’« à une guerre » (…) » [§186]

« Plus particulièrement, (…) dans les émissions de la requérante, une grande place a été donnée à des commentateurs externes, invités par la rédaction de la chaîne connaissant leur orientation, qui tendaient à justifier l’agression militaire de l’Ukraine et dont les affirmations n’étaient pas suivies, sauf à de rares exceptions, par des réactions de la part des présentateurs du plateau. Si, parfois, leurs opinions ont été contrebalancées par d’autres opinions exprimées par des intervenants différents, cela ne suffit toutefois pas à rééquilibrer des propos exprimant une narration largement en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine. À cet égard, il convient d’ailleurs de rappeler que, selon la Cour EDH, dans la mesure où l’éditeur a le pouvoir d’imprimer la ligne éditoriale, il partage indirectement les « devoirs et responsabilités » qu’assument les rédacteurs et journalistes lors de la collecte et de la diffusion d’informations auprès du public, rôle qui revêt une importance accrue en situation de conflit et de tension (…). » [§187]

« C’est donc à juste titre que le Conseil a pu considérer que les différents éléments de preuve susmentionnés constituaient un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants susceptibles de démontrer, d’une part, que la requérante soutenait de manière active, avant l’adoption des mesures restrictives en cause, la politique déstabilisatrice et agressive menée par la Fédération de Russie au regard de l’Ukraine, qui a finalement débouché sur une offensive militaire d’envergure, et, d’autre part, que la requérante avait, notamment, diffusé des informations justifiant l’agression militaire de l’Ukraine, susceptibles de constituer une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union. » [§188]

« Cette conclusion n’est pas remise en cause par les documents et les fichiers vidéos que la requérante a versés au dossier de l’affaire. (…) De telles séquences ne sont pas susceptibles, en tant que telles, d’attester d’un traitement globalement équilibré par la requérante des informations concernant la guerre en cours (…), dans le respect des principes en matière de « devoirs et responsabilités » des médias audiovisuels tels qu’énoncés par la jurisprudence de la Cour EDH (…) » [§189]

« Au vu de toutes ces considérations, la requérante n’établit pas que le Conseil a commis une erreur d’appréciation des faits en considérant qu’elle était un média placé, en substance, sous le contrôle permanent des dirigeants de la Fédération de Russie et qu’elle diffusait par ses programmes des propos continus et concertés à destination de la société civile dans l’Union visant à justifier et à soutenir l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, menée en violation du droit international et de la charte des Nations unies. Elle n’établit pas non plus que le Conseil a commis une erreur d’appréciation en qualifiant ces propos d’actions de propagande en faveur de ladite agression (…). » {§191]

« (…) dans le cadre de son activité durant la période qui a précédé l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie et, surtout, pendant les jours qui ont suivi cette agression, la requérante a réalisé une action systématique de dissémination d’informations « sélectionnées », y compris des informations manifestement fausses ou trompeuses, révélant un déséquilibre manifeste dans la présentation des différents points de vue opposés, dans le but précis de justifier et de soutenir ladite agression. » [§211]

« Dans ces conditions, c’est à juste titre que le Conseil a pu considérer nécessaire de prévenir, dans le respect de l’article 11 de la Charte, des formes d’expression visant à justifier et à soutenir un acte d’agression militaire, perpétrée en violation du droit international et de la charte des Nations unies. » [§212]

Les considérations qui précèdent suffisent, compte tenu de l’ensemble des circonstances exposées ci-dessus et, en particulier, du contexte extraordinaire de l’espèce, pour établir que les limitations à la liberté d’expression de la requérante que les mesures restrictives en cause sont susceptibles de comporter sont proportionnées, en ce qu’elles sont appropriées et nécessaires, aux buts recherchés.

Le recours de RT France est rejeté.

Arrêt: https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=E291CE90DE512633C2382DB0E691C191?text=&docid=263501&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=5049

Communiqué de presse :

Note (en sourdine) : l’auteur de ce blog a connu, il y un siècle, dans un autre millénaire, un temps où l’on considérait que la libre formation de l’opinion découlait essentiellement de la confrontation, parfois rugueuse, de différents points de vue. Il ne s’y trouvait aucune naïveté : nous considérions que les différents médias exprimaient des avis divergents, souvent ceux de leurs propriétaires ou de leurs financiers, privés ou publics, jamais une vérité absolue (qui n’était pas de ce monde), et qu’il appartenait donc au citoyen de faire la balance en s’informant à droite, à gauche et ailleurs. C’était le temps où, enfant, l’auteur passait devant les locaux de l’agence Tass à Genève, où l’on pouvait lire l’Humanité, Présent et le Wall Street Journal et où Radio Free Europe engageait (à l’ouest) de grandes plumes  dissidentes pour ses émissions à destination des contrées derrière le rideau de fer. Le climat a changé. L’UE ferme aujourd’hui dans les faits un média au nom (notamment) de la libre détermination de l’opinion, alors que le juge européen se fait critique de télévision.

Me Philippe Ehrenström, avocat, LLM, CAS, Genève et Onnens (VD)

A propos Me Philippe Ehrenström

Ce blog présente certains thèmes juridiques en Suisse ainsi que des questions d'actualité. Il est rédigé par Me Philippe Ehrenström, avocat indépendant, LL.M. (Tax), Genève et Yverdon.
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