Introduction
La situation de l’actionnaire-administrateur pose régulièrement des problèmes de délimitation et de qualification en rapport avec celle de l’employé. Rien n’empêche en effet que soient cumulées ces différentes qualités, mais elles obéissent à des règles différentes et visent des buts différents. La pratique a donc élaboré différents critères permettant d’établir l’existence ou l’inexistence d’un contrat de travail, en parallèle avec des fonctions d’administrateur et d’actionnaires.
Qualification du contrat
Par le contrat individuel de travail, le travailleur s’engage, pour une durée déterminée ou indéterminée, à travailler au service de l’employeur et celui-ci à payer un salaire fixé d’après le temps ou le travail fourni (art. 319 al. 1 CO). Les éléments caractéristiques de ce contrat sont une prestation de travail, un rapport de subordination, un élément de durée et une rémunération.
Le contrat de travail se distingue avant tout des autres contrats de prestation de services, en particulier du mandat, par l’existence d’un lien de subordination, qui place le travailleur dans la dépendance de l’employeur sous l’angle personnel, organisationnel et temporel ainsi que, dans une certaine mesure, économique. Le travailleur est assujetti à la surveillance, aux ordres et instructions de l’employeur; il est intégré dans l’organisation de travail d’autrui et y reçoit une place déterminée.
Le critère de subordination doit être relativisé en ce qui concerne les personnes exerçant des professions typiquement libérales ou ayant des fonctions dirigeantes. Comme l’indépendance de l’employé est beaucoup plus grande, la subordination est alors essentiellement organisationnelle. Dans un tel cas, plaident notamment en faveur du contrat de travail la rémunération fixe ou périodique, la mise à disposition d’une place de travail et des outils de travail, ainsi que la prise en charge par l’employeur du risque de l’entreprise; le travailleur renonce à participer au marché comme entrepreneur assumant le risque économique et abandonne à un tiers l’exploitation de sa prestation, en contrepartie d’un revenu assuré.
Les critères formels, tels l’intitulé du contrat, les déclarations des parties ou les déductions aux assurances sociales, ne sont pas déterminants. Il faut bien plutôt tenir compte de critères matériels relatifs à la manière dont la prestation de travail est effectivement exécutée, tels le degré de liberté dans l’organisation du travail et du temps, l’existence ou non d’une obligation de rendre compte de l’activité et/ou de suivre les instructions, ou encore l’identification de la partie qui supporte le risque économique. Ainsi, des instructions qui ne se limitent pas à de simples directives générales sur la manière d’exécuter la tâche, mais qui influent sur l’objet et l’organisation du travail et instaurent un droit de contrôle de l’ayant droit, révèlent l’existence d’un contrat de travail plutôt que d’un mandat.
S’agissant des rapports juridiques entre une personne morale et ses organes, singulièrement entre une société anonyme et les membres du conseil d’administration ou de la direction, ils peuvent relever à la fois du droit des sociétés et du droit des contrats. Sous ce dernier aspect, la tendance est plutôt de considérer que les directeurs sont liés par un contrat de travail et les administrateurs par un mandat ou un contrat sui generis analogue au mandat. En tous les cas, lorsque l’organe dirigeant exerce son activité à titre principal, le critère décisif en faveur du contrat de travail est le rapport de subordination, l’intéressé étant alors soumis à des instructions, par exemple du conseil d’administration. Par définition, il n’existe aucun rapport de subordination lorsqu’il y a identité économique entre la personne morale et son organe dirigeant; un contrat de travail ne saurait ainsi lier une société anonyme et son actionnaire et administrateur unique.
Seul l’examen de l’ensemble des circonstances du cas concret permet de déterminer si l’activité en cause est exercée de manière dépendante ou indépendante.
Exemple no 1 : Arrêt du Tribunal fédéral 4A_500/2018 du 11 avril 2019
La cour cantonale a retenu que le demandeur ( = le travailleur) était libre dans l’aménagement de son temps de travail; il fixait lui-même ses horaires sans devoir accomplir un nombre d’heures prédéfinies et planifiait librement ses périodes de vacances ou ses déplacements professionnels.
S’agissant du lieu de travail, la cour cantonale a retenu que le demandeur n’était pas tenu d’exercer son activité dans un lieu déterminé. Le siège de la société se trouvait d’ailleurs à son domicile, ce qui est inhabituel pour un employé.
S’agissant des instructions, la cour cantonale a retenu qu’il n’était pas établi que le demandeur effectuait, pendant toute la période litigieuse, ses tâches de gestion sur la base d’instructions de la société, respectivement. Sa qualité d’actionnaire à 50%, puis à 40%, rendait d’ailleurs difficile son assujettissement à des directives particulières. L’obligation faite au demandeur de rendre compte de son activité et de faire avaliser ses choix de gestion ne démontrait notamment pas une relation hiérarchique avec A.________, cofondateur, coadministrateur et coactionnaire de la société, celui-ci souhaitant légitimement exercer une surveillance sur la marche des affaires de la société.
A l’encontre de ce raisonnement, le demandeur plaide l’existence d’une relation hiérarchique, ce qu’il déduit essentiellement du fait qu’il n’avait pas la signature bancaire individuelle et qu’il ne pouvait prendre aucune décision, même simple et courante, sans l’aval de A.________. Il ajoute à cela les réunions organisées mensuellement par A.________, soit bien plus que ne le fait généralement un conseil d’administration, pour conclure que ses faits et gestes devaient être validés par ce dernier. Le demandeur ne démontre pas que la cour cantonale aurait commis l’arbitraire en refusant de tenir pour établi qu’il effectuait ses tâches de gestion sur la base d’instructions de la société. Le demandeur ne nie par ailleurs pas qu’il était légitime que A.________, qui supportait entièrement le financement du projet, surveille les coûts et les choix de gestion effectués par le demandeur. Il ne nie pas non plus qu’il avait un pouvoir décisionnel fort au sein de la société, puisque son accord était nécessaire à tout engagement ou licenciement de personnel. Dans ces circonstances particulières, l’on ne saurait donc retenir que le demandeur, bien que soumis à une certaine surveillance de la part de son coadministrateur, était soumis à des instructions comme le serait un travailleur.
Selon l’arrêt attaqué, il était indéniable que le demandeur se trouvait dans un rapport de dépendance économique à l’égard de A.________, l’unique investisseur, ce rapport ne constituant toutefois qu’un critère secondaire insuffisant pour retenir un rapport de subordination. Le critère économique n’est en effet pas tenu pour être déterminant dans la jurisprudence; la dépendance économique était par ailleurs propre à la société depuis sa constitution, étant établi que le demandeur apportait une idée et A.________ l’entier du financement nécessaire à son développement.
Enfin, le demandeur soutient que le traitement fixe qu’il percevait, l’établissement de fiches de salaire et les déductions sociales opérées n’ont pas été pris en compte par la cour cantonale. Selon la jurisprudence constante, ces critères ne sont toutefois que formels et n’apparaissent pas comme déterminants pour la qualification des relations contractuelles en cause.
En conséquence, il n’apparaît pas que la cour cantonale aurait commis l’arbitraire dans la constatation des faits ni qu’elle aurait erré en ne retenant pas, au vu de l’ensemble des circonstances particulières du cas d’espèce, l’existence d’un lien de subordination.
Exemple no 2 : CAPH/86/2019
L’appelante (= l’employeur) a été constituée en avril 2012 dans le but d’exercer les tâches généralement dévolues à une fiduciaire et qu’elle a engagé, pour ce faire, l’intimé ( = l’employé) et D______, tous deux étant par ailleurs membres fondateurs de la société et administrateurs de celle-ci.
L’intimé en particulier a été mis au bénéfice d’un contrat intitulé « contrat de travail de durée indéterminée » aux termes duquel il était engagé en qualité de spécialiste en finance et comptabilité dès le 1er octobre 2012. Pendant toute la durée de son activité, il a été plus spécifiquement chargé de s’occuper des problématiques comptables des différents clients de l’appelante, alors que D______ s’occupait pour sa part des questions fiscales. L’intimé, selon les termes du contrat, devait effectuer 40 heures par semaine, bénéficier de cinq semaines de vacances par année et percevoir un revenu annuel brut de 155’000 fr. Le contrat prévoyait également des délais de congé et faisait état d’une couverture pour les accidents professionnels et non professionnels. Il découle de ce qui précède que les éléments caractéristiques suivants du contrat de travail sont indubitablement présents: la prestation de travail que devait assurer l’intimé, à plein temps, au service de l’appelante, un élément de durée, le contrat liant les parties n’étant pas limité dans le temps mais résiliable selon des délais dûment mentionnés et une rémunération fixe, effectivement versée à tout le moins jusqu’au 31 mars 2014 et sur laquelle les charges sociales ont été prélevées. Le Tribunal des prud’hommes a toutefois nié l’existence d’un contrat de travail au motif de l’absence de lien de subordination entre l’appelante et l’intimée.
La Chambre des prud’hommes de la Cour de justice du canton de Genève relève en premier lieu que bien que l’intimé ait été administrateur de l’appelante, il n’y a jamais eu identité économique entre lui-même et la société, dans la mesure où il était détenteur d’un peu moins d’un tiers des actions. Par ailleurs, le critère de subordination doit être relativisé en ce qui concerne l’intimé, celui-ci ayant eu une fonction dirigeante au sein de la société dont il était l’un des administrateurs. Il bénéficiait par conséquent d’une grande indépendance dans l’organisation de son activité, préférant notamment travailler depuis son domicile que dans les locaux loués par la société et pouvant fixer ses vacances sans devoir en référer à quiconque. Il n’en demeure pas moins qu’il existait, entre l’appelante et l’intimé, un lien de subordination organisationnel, la première rémunérant le second de manière fixe et régulière et fournissant le travail, les clients dont s’occupait l’intimé étant ceux de la société et non les siens propres. Par ailleurs, l’appelante et non l’intimé prenait le risque de l’entreprise, le second ayant renoncé à exercer son activité en tant qu’indépendant et ayant préféré céder à la première l’exploitation de sa prestation, en contrepartie d’un revenu régulier et assuré, assujetti au prélèvement des cotisations sociales; c’est également l’appelante qui assurait l’intimé contre les accidents professionnels et non professionnels.
Il ressort en outre du dossier que l’intimé, bien que jouissant d’une grande indépendance dans l’organisation de son travail, ne pouvait néanmoins pas agir, de manière générale, selon son bon vouloir; il n’a ainsi pas obtenu le bonus auquel il considérait avoir droit.
Au vu des circonstances du cas d’espèce, il y a lieu d’admettre que l’intimé était lié à l’appelante par un double rapport juridique, l’un relevant du droit des sociétés en sa qualité d’administrateur et l’autre du droit du travail en sa qualité d’employé de la société. L’existence d’un contrat de travail aurait par conséquent dû être retenue par le Tribunal des prud’hommes.
Exemple no 3 : Arrêt du Tribunal fédéral 4A_10/2017 du 19 juillet 2017
Dans le cas d’espèce, sous l’intitulé «Engagement», le recourant (= l’employé) a conclu un contrat avec la société anonyme dont il était l’un des deux actionnaires, à hauteur de 49%, et l’un des deux administrateurs, d’abord avec signature collective à deux, puis avec signature individuelle.
Le contrat liant les parties présente des éléments caractéristiques du contrat de travail en ce sens qu’il s’inscrivait dans la durée et que le recourant recevait une rémunération fixe par mois.
S’agissant des prestations du recourant, le contrat écrit mentionne un poste d’architecte, responsable des travaux. Sans s’attacher aux termes utilisés, il y a lieu de rechercher les activités réellement exercées par le recourant au service de l’intimée. Les particularités du cas sont déterminantes.
A cet égard, il convient de relever que la société intimée exploitait une petite entreprise de construction, laquelle occupait directement ses deux actionnaires uniquement; en effet, les travaux de construction eux-mêmes étaient sous-traités alors que les plans et formulaires nécessaires à la délivrance des permis de construire étaient établis par un tiers. Dans ce contexte, les deux actionnaires/administrateurs s’étaient répartis, selon leurs compétences, les tâches nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise. C’est ainsi que L.________ était sur les chantiers, où il dirigeait les travaux et supervisait les ouvriers. Pour sa part, le recourant exerçait son activité au siège de la société intimée, dont il assurait la gestion administrative et commerciale. Que, dans ce cadre-là, il ait effectué ou non des prestations d’architecte allant au-delà de la signature de plans et formulaires n’apparaît pas déterminant pour la qualification du contrat liant les parties. En effet, il n’est pas contesté que le recourant exerçait ses activités au service de l’intimée à titre principal. Étant administrateur, à savoir un organe dirigeant de la société, la seule question qui se pose est donc celle du rapport de subordination.
Le recourant était l’un des deux propriétaires économiques de la société intimée. Comme il n’était pas actionnaire et administrateur unique, il n’y a pas, contrairement à ce que la cour cantonale a admis, identité économique entre la société et le recourant, laquelle aurait exclu d’emblée tout lien de subordination. Cela étant, le prestataire de services était un actionnaire important, mais minoritaire face à L.________ qui détenait 51% du capital-actions. L’actionnaire majoritaire exerçait-il un pouvoir hiérarchique, soit de contrôle et de direction, sur le recourant? La cour cantonale l’a nié, en assimilant la relation des deux actionnaires à celle de deux associés.
Selon les constatations de l’autorité précédente, le recourant était libre dans l’organisation de son travail; il pouvait notamment moduler ses horaires et fixer la date de ses vacances.
La cour cantonale a jugé que le recourant n’exécutait pas ses tâches de gestion sur la base d’instructions de l’actionnaire majoritaire; d’après l’arrêt attaqué, l’ordre de priorité des paiements indiqué par L.________ et les demandes de compte-rendus formulées par celui-ci ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une relation hiérarchique. Que l’actionnaire majoritaire s’enquiert régulièrement de la marche des affaires auprès de son co-partenaire ne dénote pas nécessairement un pouvoir de direction de l’un sur l’autre. Et le fait de prescrire les paiements prioritaires ne constitue pas en tant que tel un indice déterminant d’un rapport de subordination entre L.________ et le recourant. Il s’ensuit que l’organisation des activités respectives des deux actionnaires de l’intimée, telle que décrite par la cour cantonale, ne laisse pas apparaître que le recourant exécutait ses tâches réservées sur la base des instructions de l’autre administrateur de la société.
Sur le vu de ce qui précède, la cour cantonale n’a pas violé les art. 319 ss CO en refusant de qualifier de contrat de travail le rapport juridique liant les parties et, partant, en rejetant les conclusions en paiement de prétendus salaires dus jusqu’à l’échéance du contrat de travail allégué. Le recours sera dès lors rejeté dans la mesure où il est recevable.
Conclusion
On déduira des exemples rapportés ci-dessus la difficulté, fréquente, à démêler les fils des situations contractuelles en présence d’actionnaires qui sont actionnaires, administrateurs et (potentiellement) employés. L’exercice est pourtant crucial, tant pour ce qui est de la naissance que de la fin des relations contractuelles en cause, ainsi que de leurs modalités. La qualification des relations contractuelles a aussi d’importantes conséquences en droit fiscal et en droit des assurances sociales, notamment en rapport avec le traitement des rémunérations.
Me Philippe Ehrenström, LL.M., avocat, Genève et Onnens (VD)